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Ax se reçut avec précision sur ses deux pieds. Le sol était ferme, sans piège dissimulé. Elle enfonça les touches de son harnais, et le paquetage contenant son rétropropulseur et la réserve d’air se détacha d’elle. Sur Sebaddon, la pesanteur était légèrement inférieure à la moyenne, ce qui l’étourdit un peu, mais la sensation ne dura qu’un moment. Hormil les jets jaunâtres du trou hoir, le ciel était empourpré par le reflet de la lave alentour. Sans cesser de guetter l’apparition éventuelle d’hex, elle avança de deux pas et chercha du regard ceux qui avaient sauté en orbite avec elle. Maître Satele était du nombre, et Ax n’aimait pas l’idée qu’un Jedi soit dans les environs sans qu’elle sache où.
La section dont elle faisait partie à l’origine devait attaquer une des parties les plus difficiles du centre de coordination ennemi. Vue du ciel, l’île avait des allures de labyrinthe géant avec de longs bâtiments aux coudes multiples relié par des câbles et des tuyaux épais. Elle était arrivée dans ce qui aurait pu être une rue bordée de bâtiments anguleux aux façades verticales. Au détail près qu’il n’y avait pas dl portes, de fenêtres ou de trottoirs. L’utilité de ces constructions lui demeurait inconnue, mais il était évident qu’elle n’étaient pas achevées. Une section avait repéré et attaqué lai machines occupées à l’expansion de cette structure, tandis que les autres commandos avaient pour mission de frapper le cœur du dispositif – ou ce qui semblait être son cœur, d’après les vues orbitales qu’on en avait. Trois sites correspondaient à cette définition, et elle se trouvait sur l’un d’entre eux.
Au-dessus d’elle, les soldats descendaient en pluie, et chacun atterrissait dans son propre périmètre factice créé par les hex, mais aucun auprès d’elle. Elle essaya d’utiliser le comlink intégré à sa tenue, mais Dark Chratis comme Maître Satele avaient coupé toute communication ou étaient injoignables pour une autre raison, quelle qu’elle soit. Le transport endommagé brillait comme une étoile dans le ciel, entouré d’un halo de fumée noire. Il semblait se diriger droit vers elle.
Elle décida rapidement que son point de contact au sol n’était plus viable. Il n’y avait même pas d’hex à massacrer. Choisissant une direction au hasard, elle s’éloigna à grandes enjambées dans ce canyon artificiel en s’abritant de son mieux dans les ombres qui bordaient ses parois. Elle conservait son sabre laser au poing, mais sans l’allumer. La discrétion n’était pas incompatible avec la bravoure, surtout sur une planète peuplée de droïdes programmés pour tuer à vue les guerriers Sith.
Si seulement il y avait un moyen de pirater cette programmation centrale et de la modifier à son avantage, songea-t-elle pour la millième fois peut-être. Il était très possible que Lema Xandret ait mis dans ses créations un peu plus d’elle-même que simplement ses pensées et ses préjugés. Le composant biologique présent dans chaque hex devait bien signifier quelque chose après tout. Si elle parvenait à faire appel à cette chose, lui faire entendre raison – sa raison…
En tournant à un coin, elle vit un soldat de la République qui balayait les alentours du canon de son arme tout en courant avec légèreté. Elle se réfugia dans les ombres. Elle préférait agir de son côté jusqu’à ce qu’elle soit sûre de ce qu’elle allait devoir affronter. Elle ne voulait pas que quelqu’un intervienne au moment critique.
Alors que le commando passait devant elle et s’éloignait, elle remarqua un détail étrange. L’air s’était mis à miroiter devant ses yeux. Tout d’abord elle crut que le phénomène venait d’elle, peut-être d’un problème de vision, puis elle se rendit compte que ces distorsions provenaient de l’air lui-même. Il était chaud.
Elle mit un genou à terre et toucha le sol d’une main. Elle pouvait sentir la chaleur même à travers son gant. Le centre de coordination étant entouré de champs de lave, elle supposa que cette température élevée du sol n’avait rien d’étonnant.
Quelque chose se posa en silence derrière elle.
En un éclair, elle s’était redressée, le sabre laser allumé.
— Réflexes impressionnants, commenta Maître Satele.
La Jedi ne semblait pas se soucier d’avoir risqué à l’instant d’être coupée en deux. Elle n’avait même pas allumé son propre sabre laser.
— Ta vision périphérique mériterait cependant d’être améliorée, ajouta-t-elle. Je suis sur ta piste depuis que tu as atterri.
— Eh bien, j’imagine que c’est une façon très productive d’occuper votre temps, répliqua Ax en abaissant son arme. Il ne vous est pas venu à l’idée de faire quelque chose qui soit en relation avec cette mission ?
— Je suis la première à reconnaître que j’ai beaucoup de choses à penser, dit le Grand Maître avec un sourire. Mais pas à ce point. Retire ton casque et dis-moi ce que tu entends.
— Mais…
Il fait chaud, faillit-elle dire. Puis elle remarqua que Satele Shan transpirait dans son propre casque : elle avait fait exactement ce qu’elle demandait à la Sith. Et si elle avait survécu, il en serait de même pour Ax.
— D’accord.
Elle ouvrit les points de pression à son cou. Le casque émit un sifflement, puis elle l’ôta.
L’air lui brûla le visage et l’intérieur des narines. Il empestait les produits chimiques, le feu et l’ozone. Au loin, elle entendit des voix qui criaient des phrases familières, encore et encore.
— Nous ne reconnaissons pas votre autorité !
— Nous demandons seulement qu’on nous laisse tranquilles !
— Des hex, dit-elle. Quelque part par là-bas.
Maître Satele secoua la tête brièvement.
— Je ne parle pas de ça. Derrière tout ce bruit. En fond sonore.
Ax tendit l’oreille de nouveau, et elle perçut alors un grondement à la limite de l’audible, presque trop bas pour qu’on le remarque.
— C’est le vaisseau ? demanda-t-elle en indiquant le transport en pleine chute dans le ciel.
L’appareil en perdition avait grossi, et il se dirigeait toujours droit sur elles.
— Je ne le pense pas. Pour moi, ça ressemble plus au bruit d’un forage.
— Qu’est-ce que le centre de coordination fait à forer dans un moment pareil ?
— Peut-être lui faut-il du matériau brut pour créer d’autres hex.
— Ce n’est pas une usine ici.
— Non, mais il doit y avoir des nids quelque part.
— Alors trouvons-les, dit Ax sans chercher à dissimuler l’impatience qui montait en elle. Ce n’est pas ce que nous sommes censées faire ?
Loin au-dessus de leurs têtes, une lueur orange s’épanouit, peignant des ombres étranges sur le visage des deux femmes.
— C’est ce que j’attendais, dit Maître Satele. Les commandos ont trouvé comment s’infiltrer à l’intérieur. Allons les aider.
La Jedi s’élança à une vitesse étonnante. Surprise, Ax dut se hâter pour ne pas se laisser distancer. Elles longèrent la base de ce ravin artificiel jusqu’à l’intersection suivante, puis bondirent sur le sommet de ces structures pour continuer de courir en ligne droite, franchissant d’un bond l’espace vide entre deux murs. Le labyrinthe semblait s’étendre à l’infini. Il rappelait à Ax des diagrammes de circuits électriques ou des graphiques logiques. Mais ce paysage étrange lui apparaissait dépourvu de tout ordre global ou de fonction générale. L’ensemble évoquait plus le tracé qu’aurait laissé un insecte xylophage dans une plaque de bois qu’à la création d’une créature pensante.
Des explosions projetèrent au loin d’éphémères nuages lumineux dans l’air. Le son de chaque déflagration leur parvenait avec quelques secondes de retard. Maître Satele infléchit légèrement leur course pour aller droit sur la zone de combat. Les commandos tombaient toujours du ciel et tiraient sur les emplacements des batteries montées sur le labyrinthe. Un voile diaphane de fumée flottait sur toute la scène, plus dense à certains endroits qu’à d’autres. Ax parvenait à déceler dans l’air l’odeur faible du « sang » des hex. Et elle craignait fort d’être en train de rater l’occasion de se faire plaisir.
Elle jeta un coup d’œil derrière elle, aperçut une dizaine de droïdes tueurs qui venaient vers elles en s’agrippant aux murs avec leurs six pattes puis éclata d’un rire joyeux. Elle n’allait pas tout rater finalement !
De façon tout à fait inattendue, Maître Satele sauta dans un des ravins séparant les structures, et Ax l’imita. Une fois en bas, la Jedi se figea et barra ses lèvres d’un index dressé. Elle ouvrit l’autre main, replia trois doigts un à un pour décompter le temps, puis bondit dans l’air, son sabre laser allumé. Le premier des hex lancés à leur poursuite s’écroula, coupé en deux. Ses congénères hurlèrent et se précipitèrent sur la Jedi,
L’affrontement fut bref et destructeur. À la vue d’Ax, les droïdes se précipitèrent immédiatement sur elle, mais elle savait à quoi s’attendre à présent. Son bouclier de Force repoussa la majeure partie de leurs tirs, et elle avait plus qu’un simple Padawan et un Mandalorien désintéressé pour l’épauler.
Le Grand Maître tirait de la Force des pouvoirs prodigieux : d’un geste, elle broyait les hex et les transformait en boule compressée de métal ou bien elle les faisait imploser ; d’un regard, elle les immobilisait en plein élan, et Ax n’avait plus qu’à se hâter de les achever. En quelques secondes, tous leurs ennemis furent anéantis. Ax regarda autour d’elle, à l’affût d’autres adversaires.
— Par là, dit Maître Satele en prenant la direction des explosions vues un moment plus tôt.
— Nous ne devrions pas nous soucier de ça ? demanda la Sith.
Elle pointait un doigt sur le transport qui apparaissait maintenant énorme dans le ciel et flamboyait comme un faux soleil.
— Fais-toi autant de souci que tu veux, répliqua la Jedi. À moins que tu puisses faire quelque chose, ça ne changera rien.
Ax n’avait rien à répondre, et elle préféra suivre Satele dans une réaction qui ressemblait vaguement à de l’obéissance. La personne du Grand Maître l’impressionnait plus que ses dons de télékinésie ou de télépathie. Sa rapidité et son efficacité au combat étaient incroyables. Mais elle n’avait pas fait le moindre bruit. Son visage était resté détendu, presque serein, alors qu’elle massacrait les hex. Le calme proche de la béatitude qui s’était alors dégagé d’elle trahissait une intimité avec la violence qu’Ax n’aurait jamais soupçonnée.
Pour les Sith, la violence était une forme d’art. Pour Maître Satele, elle semblait être la vie elle-même.
Cela ne correspondait pas du tout à tout ce que l’apprentie Sith savait des Jedi. N’étaient-ils pas des hypocrites suffisants, dénués d’émotions, qui combattaient uniquement quand la cause servait leurs intérêts ? Ne professaient-ils pas le mépris pour toute passion et l’impuissance pour tous ceux qui acceptaient de les écouter et de leur obéir ?
Pour la première fois, Ax entrevit la possibilité que la sérénité abrite une force réelle et que derrière l’immobilité guette une volonté d’acier.
Quelque chose explosa dans le ravin suivant. Avant que les débris cessent de retomber, Maître Satele les entraînait toutes deux au beau milieu d’un échange de tirs entre une section de commandos retranchés et pas moins de trente hex. L’explosion ne semblait pas avoir eu beaucoup d’effets sur les droïdes tueurs. Ceux-ci combattaient avec encore plus de détermination, semblait-il. Les groupes d’assaut devraient trouver une autre méthode d’attaque s’ils voulaient atteindre le centre de coordination ennemi.
Le lieutenant de la section, un Impérial, salua leur arrivée d’un geste qui exprimait sa gratitude.
— Le major est par là, dit-elle en montrant une direction après la fin de l’escarmouche. Nous relevons des vibrations qui paraissent trahir un forage géothermique.
— Bien sûr, dit Maître Satele. C’est précisément ce qu’ils sont en train de faire. Et si le centre de coordination parvient à atteindre les couches inférieures de cette planète, il disposera de toute la puissance dont il a besoin.
— Pour faire quoi ? demanda Ax.
— C’est ce que nous ignorons, dit le lieutenant. Nous avons découvert un puits à deux avenues d’ici, mais il est puissamment défendu. Nous n’arrivons pas à approcher assez pour poser des charges.
— Nous prenons les choses en mains, déclara Ax.
— Inutile, la contra Maître Satele. Lieutenant, dites à vos hommes de se retirer. Je veux que la zone soit évacuée aussi vite que possible.
La jeune Sith n’en croyait pas ses oreilles.
— Quoi ? Vous abandonnez ?
— Pas du tout. Je laisse quelqu’un d’autre faire le travail pour nous.
Elle désigna le ciel et le transport en perdition qui fonçait sur eux.
— Oui, madame, dit le lieutenant avant de donner ses ordres avec son comlink.
Elle lança une autre série de fusées éclairantes, au cas où ses instructions n’auraient pas été identifiées et leur source localisée. Immédiatement, les commandos refluèrent, non sans tirer sur les hex qui en profitaient pour progresser.
— Que se passera-t-il si le transport ne s’écrase pas là où il faut ? demanda Ax à Maître Satele alors qu’elles bondissaient toutes deux à travers le labyrinthe.
— Je ne pense pas que ce soit nécessaire, répondit la Jedi. Si le centre de coordination effectue un forage pour accéder à l’énergie géothermique, ces puits doivent permettre d’accéder directement dans le magma. Et si l’on débranche ces puits, qu’obtient-on ?
— Un volcan, répondit-elle. Non : autant de volcans que de puits.
— Exactement. Nous pourrions anéantir le cerveau des hex d’un coup. Il serait préférable de ne pas rester dans les parages quand la chose se produira, tu ne crois pas ?
Une fois encore, Ax fut frappée par le calme de Maître Satele Shan. Comment pouvait-elle se montrer aussi confiante alors que l’île sur laquelle elles se tenaient risquait peut-être de vomir des flots de lave ? N’éprouvait-elle pas au moins un peu d’appréhension quant à ce qui allait se passer ?
Ax abaissa la visière de son casque pour voir le point d’impact calculé du transport. Il ne serait pas aussi proche d’elle qu’il semblait : l’île faisait deux kilomètres de large, et sa localisation donnait un endroit à la limite nord. Néanmoins, elle se mit à courir avec Maître Satele aussi vite qu’elle le put vers le sud. Elle voulait mettre autant de distance que possible entre elle et l’inévitable explosion.
Tout en bondissant par-dessus les canyons artificiels, une autre similitude entre ce labyrinthe et les circuits informatiques lui vint à l’esprit. Les murs séparant ces ravins faisaient tout au plus deux mètres de large. En conséquence, ils ne pouvaient pas abriter des pièces et des couloirs, ni rien de tel. Elle ne s’était pas encore interrogée sur la fonction qu’ils pouvaient remplir. À présent, tandis qu’elle s’élançait encore et encore dans les vagues d’air chaud, il lui apparut que ces canyons ressemblaient assez aux fines crêtes que les concepteurs ajoutaient à certains composants informatiques afin d’accroître la surface exposée à l’air. Plus grande était celle-ci et meilleur serait l’effet de refroidissement. Ils les appelaient des « dissipateurs thermiques ».
Et si l’île n’était pas le cerveau coordonnant les actes des hex, mais un énorme dissipateur thermique pour le véritable cerveau ?
Cela signifierait que les groupes d’assaut attaquaient le mauvais objectif.
Elle eut tout juste le temps de se demander si le transport en chute libre ferait la moindre différence quand il s’écrasa au loin et illumina le ciel d’un éclair bleu. Le son leur parvint une seconde plus tard. Il provenait de son entrée dans l’atmosphère, de la secousse titanesque de son impact et de son explosion. Le sol ondula sous ses pieds, et elle calcula mal son saut suivant. Alors qu’elle oscillait dangereusement au bord d’un mur, elle se sentit saisie par le bras gauche et poussée vers le sol.
Maître Satele la redressa au fond du ravin tandis qu’un déferlement d’air brûlant balayait le haut du labyrinthe. Le sol ondulait encore et encore sous elles. Ax baissa les yeux et vit des fissures qui naissaient autour de ses pieds. Ce n’était pas bon signe.
Un grondement croissant noya le retour soudain des communications, mais de toute façon elle n’aurait rien pu tirer de tous ces ordres contradictoires et autres mises en garde qui se superposaient dans ses écouteurs. Une violente bourrasque les gifla. Maître Satele l’entraîna loin de la source de ce déplacement d’air.
Dans son sillage venaient des flots de lave rougeoyante.
— Sautez ! cria Ax tout en arrachant le Grand Maître du fond du ravin.
Le mur s’écroula sous leur poids conjugué, et elles bondirent plus loin. Le labyrinthe s’effondrait tout autour d’elles, suivi pas une vague rouge née à l’endroit du crash. Les bords de cette vague progressaient à une vitesse stupéfiante, et consumaient hex et commandos en une fraction de seconde. Les volcans imaginés par Ax n’étaient rien en comparaison de ce flot silencieux à l’expansion fulgurante. La section du labyrinthe qu’elle avait explorée était déjà totalement subsumée.
Le déferlement brûlant arrivait sur elles beaucoup trop vite. Deux langues écarlates se rejoignirent devant Ax et Maître Satele, leur coupant leur meilleur chemin de fuite.
Maître Satele se retourna et tira la jeune Sith derrière elle. Il était évident qu’elle aurait pu courir plus vite si elle l’avait fait seule, mais elle n’abandonnait pas Ax à son sort. La jeune femme ne se demanda pas pourquoi, elle accepta simplement le geste, même s’il était clair qu’il les condamnerait toutes les deux.
La bande de sol stable devant elles rapetissait très vite.
— Un saut de plus et ça devrait aller, dit Maître Satele. Prête ?
Ax ne l’était pas, mais elle se refusait à l’admettre. L’espace bouillonnant à franchir était déjà trop large, et il s’agrandissait à chaque instant.
— Prête, répondit-elle.
Elles coururent et sautèrent ensemble. Pendant une seconde peut-être, elles survolèrent le labyrinthe qui sombrait, maintenues dans les airs par l’élan et la Force, et rien ne put les atteindre. Ax aurait voulu rester ainsi à jamais, dans ce lieu paisible où les forces contradictoires s’annulaient et où tout était immobile.
Mais les lois de la pesanteur eurent le dernier mot. Le sol se rapprocha trop vite, et elle hurla quand la masse rouge aveuglante de la lave parut venir à leur rencontre pour les noyer.