32

Larin regarda par le portail en transparacier et se demanda si elle rêvait.

Le Commenor s’était placé sur une orbite basse autour de la lune de Sebaddon, en formation serrée avec les autres vaisseaux de la République. Les unités impériales avaient choisi une autre orbite, mais eux aussi se regroupaient. Une fois que les deux flottes se seraient réunies, la première vague d’assaut se mettrait en mouvement. Elle plongerait vers la planète avec les autres soldats pour combattre l’ennemi sur son terrain. Jusqu’à cet instant, il n’y avait rien d’autre à faire que contempler le paysage.

Devant ses yeux, une conjonction irréelle se produisit. La lune, Sebaddon et la spirale grandiose de la galaxie s’alignèrent avec les jets du trou noir qui fusaient selon des angles parfaits pour former un X stellaire. Ce spectacle lui rappela la Croix de Gloire, la plus haute distinction militaire que la République pouvait accorder. Elle ne croyait pas aux présages – ni à aucune forme de divination, d’ailleurs, en dépit de ce qu’on racontait sur le compte de Maître Satele –, mais elle décida d’y voir un signe positif. L’image était parfaite. Impeccablement géométrique.

Quand l’alignement se désagrégea, elle détourna son attention de la baie en transparacier et vérifia sa toute nouvelle armure. L’ensemble était propre, toutes ses batteries chargées au maximum. Elle était équipée de tout ce qu’elle avait toujours rêvé d’avoir. Poches et compartiments étaient pleins, les points d’articulation pliaient en douceur, avec l’assistance requise selon les mouvements, sans jamais le moindre à-coup, la moindre perte de maîtrise du geste. L’intérieur de son casque était un peu trop rembourré à son goût, mais le sergent de l’intendance lui avait affirmé qu’ils étaient tous ainsi à présent. Les modèles les plus récents étaient étudiés pour mieux prévenir les traumatismes crâniens, même dans les situations extrêmes. Elle acceptait un léger sentiment de claustrophobie contre l’assurance que sa tête ne risquait pas de se fracasser.

Dans le miroir elle se trouvait méconnaissable, et pas seulement à cause de l’insigne de lieutenant.

— Vous avez des doigts, fit une voix depuis l’entrée de la pièce.

Elle se retourna et vit Shigar immobile sur le seuil, dans sa nouvelle tenue, la version Jedi de la sienne : dans les tons bruns et noirs, avec des plis amples sur une armure compacte.

— C’est bien Larin, hein ? fit-il en fronçant soudain les sourcils comme s’il était pris d’un doute.

— Oui.

Elle émergea d’un coup de sa rêverie et ôta son casque avec sa main gauche – qui, comme le Padawan le fit remarquer, possédait maintenant des doigts gantés indépendants. La nouvelle prothèse n’était pas définitive. Ce n’était qu’un modèle plus évolué par rapport à la moufle grossière qu’Ula lui avait trouvée sur l’Auriga Fire. Mais il lui permettait maintenant de stabiliser la crosse d’un fusil pendant qu’elle pressait la détente avec sa main droite. Il l’autorisait à pianoter sur un clavier. Ou à désigner quelque chose ou quelqu’un.

Il s’avança jusqu’à ce qu’ils soient à moins d’un mètre l’un de l’autre.

— Nous quittons l’orbite dans dix minutes. Je voulais vous souhaiter bonne chance.

Elle sentit un nœud se former au creux de son estomac.

Elle avait encore des plans à étudier, son équipement à vérifier, ses subordonnés à briefer… et puis il y avait le saut lui-même, après tout cela. Elle n’avait pas plongé depuis une position orbitale depuis son entraînement de base. Seuls les dingues le faisaient volontairement : tant de paramètres pouvaient se dérégler…

Elle était intensément consciente qu’ils se voyaient peut-être pour la dernière fois.

— Qui a besoin de chance ? dit-elle. Vous avez la Force avec vous, et moi, un tas de blasters.

Il lui sourit.

— Rien ne vous affole, hein ?

— Officiellement, non. À part l’odeur des biscuits reythans, pour une raison que je ne m’explique pas.

Son sourire s’élargit.

— Vous avez de la chance. Franchement, moi, je suis terrifié.

Le nœud à son estomac se resserra un peu plus.

— En fait, ce genre de truc me rend un peu nerveuse, dit-elle.

Elle se pencha vers lui, assez rapidement pour ne pas avoir le temps de changer d’avis, et déposa un baiser sur ses lèvres.

Il eut un mouvement de recul, et la stupéfaction envahit son visage.

— Larin, oh… Oh, je suis désolé… Je ne…

— Non, dit-elle, les joues en feu.

Ce n’est pas ce que j’espère de vous, voilà ce qu’il s’était apprêté à dire. Et c’étaient des paroles qu’elle ne voulait pas entendre.

— Ne vous excusez pas. Je suis désolé.

— L’erreur venait de moi. Je pensais…

Elle se tut. Ils parlaient en même temps, et il était aussi rouge qu’elle. Elle eut soudain peur de faire le moindre mouvement ou de dire quoi que ce soit, parce qu’elle craignait que ce soit mal interprété. Où était passé leur badinage mutuel si aisé ? Qu’était-il arrivé à cette connivence qui les avait rapprochés, elle en était certaine ?

Mais elle n’avait maintenant plus qu’une certitude : prolonger cette situation ne ferait que l’aggraver.

— Je crois que c’est le moment de se dire au revoir, fit-elle. Bonne chance à vous aussi, Shigar.

— Merci, répondit-il, et bien qu’elle soit incapable de le regarder, elle sentait que lui ne l’avait pas quittée des yeux. Merci, Larin du Clan Moxla.

L’instant suivant, il était parti, ne laissant que son odeur derrière lui.

Elle se prit la tête dans les mains.

— Non, non, non et NON !

— Qu’est-ce qui cloche ? demanda une voix totalement différente à l’entrée de la pièce.

C’était Hetchkee. Elle le regarda d’un air ahuri tout en s’efforçant de ne plus penser à la façon ridicule dont elle s’était comportée.

— Euh, rien. Je me mettais en condition, c’est tout.

— Nos sections sont rassemblées, annonça-t-il. Que dois-je leur dire ?

Il était aussi effrayé qu’elle.

— Rien d’autre que la vérité, répondit-elle. Que vous les passerez à tabac dans sa soute s’ils nous déshonorent.

Elle ramassa son casque et le suivit dans la salle de briefing. Hetchkee allait en premier, suivi d’un subordonné, et elle arrivait en troisième. Elle eut à peine le temps de retrouver ses esprits avant d’arriver dans la salle. Mais elle se répéta qu’elle était le lieutenant responsable d’une mission vitale. Elle avait survécu à deux rencontres avec les droïdes de Sebaddon avant celle qui les attendait tous, et elle avait même survécu à une des rencontres romantiques les plus embarrassantes de toute son existence. Elle avait été formée dans les Forces Spéciales. Comment un ramassis de brutes aurait-il pu la déstabiliser ?

— Eh bien, eh bien, fit une voix parmi les soldats réunis dans la pièce, mais ce ne serait pas Toxic Moxla, la balance de Kiffu ?

Et là, au premier rang, elle reconnut le Zabrak qui l’avait provoquée à Coruscant.

Parfait, se dit-elle. C’est vraiment parfait

 

Ax se tourna vers lui quand le Padawan arriva dans la zone de rassemblement. Il avait la mine sombre, comme s’il était sur le point de céder à quelque tempête intérieure.

Elle s’écarta du coin où elle se trouvait, loin de tous les soldats de la République qui attendaient le lancement de la navette, puis elle marcha jusqu’à lui.

— Tu es en colère, dit-elle.

— Seulement contre moi-même.

Il voulut l’écarter, mais on ne se débarrassait pas d’elle aussi facilement.

— C’est la première fois que je te vois dans cet état. Tu fais des progrès.

Il la foudroya du regard.

— De quoi parles-tu ?

— La colère est une bonne chose. Elle te libère, elle te rend plus fort.

— Mensonge. La colère est le chemin qui mène au Côté Obscur.

— Tu dis ça comme si c’était une mauvaise chose, dit-elle en l’attirant à elle. Tu sais, tu te bats plutôt bien. Imagine toute la puissance supplémentaire que tu pourrais gagner si tu arrivais à te débarrasser des enseignements répressifs de tes maîtres et…

— Non, lâcha-t-il en dégageant son bras. Ta mère aussi était possédée par la colère, et regarde où ça l’a menée.

Elle eut un mouvement de recul.

— Qu’avais-tu l’intention de lui faire une fois que tu l’aurais trouvée ?

Elle laissa l’expression de son visage répondre pour elle.

— La colère et la haine saignent tout à blanc.

Il s’éloigna à grands pas.

Ax se retint de sourire jusqu’à ce qu’elle soit sûre qu’il ne pouvait plus l’apercevoir. Le dégoût du Padawan le rendait beau, et c’était pour elle une récompense suffisante.

 

Shigar mit autant de distance qu’il put entre lui et la Sith. Elle était jolie, mais le charme de son visage cachait l’ignominie de son cœur. Mieux valait qu’il reste loin d’elle.

Sa révulsion se mélangea inévitablement avec son sentiment de regret envers Larin. Comment avait-il fait pour gérer aussi mal ce moment ? Il aurait dû se montrer moins surpris, plus compréhensif. Était-ce là ce que Maître Satele avait voulu dire ?

Elle arriva justement à cet instant et posa une main sur son épaule. Immédiatement, il se sentit plus calme, comme si elle avait aspiré hors de lui la tension qui l’habitait.

— Nous descendrons dans les mêmes navettes. Les Impériaux comme nous, dit-elle. Tu connaîtras bien pire.

— Je sais, Maître. Elle m’a simplement pris au dépourvu.

— C’est toujours leur but. Quand je n’étais encore que Padawan… Le claquement du métal contre le métal l’interrompit. Le sas extérieur s’ouvrit dans un long sifflement. Une escouade de soldats impériaux entra, flanquée par un contingent identique de la République. C’était évidemment les forces qui débarqueraient avec eux sur l’île où se trouvait le centre de coordination des hex. Tous étaient humains et puissamment armés. La même détermination se lisait sur tous les visages, et ils faisaient preuve d’une discipline sans faille.

Derrière eux arriva une présence sombre qui transforma le sang de Shigar en eau. Amalgame torturé de chairs et de métal, il dépassait tout le monde d’une tête et de toute sa personne émanait un froid insidieux. Il avait jadis été un homme, mais le Côté Obscur avait perverti toute humanité en lui, ne laissant qu’une enveloppe qui semblait à peine vivante. Seuls ses yeux contenaient une vitalité naturelle, qui se traduisait par un mépris infini pour ce qu’ils contemplaient. Il respirait par à-coups, comme si l’air lui était une douleur, et que chaque inspiration pouvait être la dernière. Un long bâton frappait le sol au même rythme que ses pas.

— Me voilà, déclara Dark Chratis. Cette opération peut commencer.

— L’émissaire Vii n’attend plus que de connaître nos affectations personnelles, dit Satele qui vint se placer à côté de lui comme s’il était quelqu’un de tout à fait ordinaire. Quand nous les lui aurons communiquées, il donnera le signal.

— Ne vous référez plus à lui en l’appelant « émissaire », dit le Seigneur Sith en la toisant. Je n’obéirai à aucun serviteur de la République.

— Directeur Vii, alors, de l’Opération Indépendante Sebaddon, dit-elle, et elle joignit les mains dans son dos dans une attitude patiente. J’emmènerai mon Padawan pour la première des deux vagues d’assaut depuis le…

— Non. Vous emmènerez mon apprentie, et moi le vôtre. C’est la seule manière d’assurer l’impartialité.

En entendant ces paroles glaciales, Shigar eut envie d’implorer son Maître de refuser. Ne lui cédez pas, voulait-il dire à Satele Shan. Ne m’envoyez nulle part avec cette… créature. Il me tuera dès que vous aurez le dos tourné !

Maître Satele se contenta de sourire.

— Bien sûr, Dark Chratis. Je serai heureuse de satisfaire vos souhaits. Préférez-vous que nous répartissions le reste de notre personnel d’une façon particulière ?

— Ils ne présentent aucun intérêt pour moi, lâcha-t-il avec un geste dédaigneux de la main.

— Fort bien. Ils recevront donc leur assignation au hasard. Ce sera tout ?

Les yeux du Sith s’étrécirent. Les questions du Grand Maître le faisaient apparaître pédant, et cela ne lui plaisait guère visiblement.

— Ces arrangements suffiront.

Maître Satele tapa rapidement sur son datapad. Les communications de l’Empire et de la République avaient été coordonnées en hâte pour ne former qu’un réseau unique, ce qui permettrait de diffuser les ordres issus de l’Auriga Fire à tous les vaisseaux concernés. Presque immédiatement, une série de signaux sonores et d’ordres vocaux mêla les deux groupes distincts pour former deux unités mixtes. La moitié resterait à bord et serait débarquée depuis le Commenor. L’autre retournerait avec Dark Chratis dans la navette impériale.

Shigar appartenait à ce dernier groupe, et le cœur au bord des lèvres il regarda ces soldats que bientôt il laisserait derrière lui se mettre en ordre dans la zone de rassemblement. Dans très peu de temps, il serait livré au monde de l’Empire, dans les griffes de Dark Chratis.

Maître Satele le rejoignit. De nouveau, elle devina avec exactitude la source de son inquiétude, mais cette fois elle ne posa pas une main apaisante sur son épaule.

— J’ai accepté la requête de Dark Chratis, dit-elle, parce que je ne peux pas me permettre de lui faire confiance. Je compte sur toi pour vérifier qu’il respecte ses engagements.

— Je ne suis pas de taille face à un Seigneur Sith, protesta-t-il, atterré.

— Oh, il ne te tuera pas. Je suis sûre qu’il a pire à l’esprit.

Alors il comprit. Elle le mettait à l’épreuve. Et s’il la décevait, ils ne se parleraient peut-être plus jamais de Jedi à Jedi.

— Je ne vous décevrai pas, Maître.

— La Force sera avec toi.

Ils s’étreignirent brièvement, puis chacun suivit son chemin.