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Larin ignora le hurlement des alarmes et la lumière rouge clignotante des voyants qui emplissait la visière de son casque. Le tir malheureux ne semblait pas avoir endommagé – l’alimentation de son rétropropulseur, mais ses gyroscopes étaient complètement détruits. Si son plan de sustentation avait été intact, il aurait au moins permis de la stabiliser, mais il était en lambeaux. Agitant follement bras et jambes dans le vide, elle ne contrôlait plus rien.
Elle refusait de s’avouer vaincue. Il devait bien exister un moyen d’orienter le rétropropulseur selon le bon angle et de terminer sa chute dans des conditions supportables.
La première chose : reprendre le contrôle manuel du système. Celui-ci était accroché dans son dos, mais en desserrant son harnais elle se tortilla et réussit à le faire passer devant elle. Le bruit était assourdissant. Elle assombrit la visière de son casque pour ne pas être éblouie par les jets incandescents.
Au moins elle avait toujours ses instruments. Il était difficile d’obtenir une lecture correcte de l’altimètre, elle ne pouvait donc déterminer le temps qui lui restait, mais la température extérieure était un bon indicateur : bien en dessous de zéro. La moindre partie de son corps exposée gèlerait quasi instantanément. Mieux valait agir vite, donc.
Elle ôta son gant gauche et, avec les doigts artificiels de la prothèse, elle tira sur le boîtier du propulseur. Il se détacha et tomba derrière elle – en dessous ou au-dessus, elle n’aurait pu le dire. L’horizon tournoyait continuellement autour d’elle, et ce seul spectacle l’étourdissait.
Elle se concentra sur le câblage intérieur du propulseur. De la vapeur siffla dans l’air raréfié. Par chance, ses doigts artificiels n’étaient pas plus affectés par la chaleur que par le froid. Le rétropropulseur était un appareil assez simple, conçu pour être solide plutôt que polyvalent. Il y aurait un tas de sécurités et de dispositifs d’annulation, mais elle n’avait pas à s’en soucier. Elle cherchait uniquement le commutateur commandant la marche et l’arrêt de l’ensemble.
Une traction sur un composant eut l’effet désiré. Soudain, tout se figea, et elle ne pesa plus rien. Le monde autour d’elle continuait de tourner, mais au moins il ne changeait pas de direction trois fois par seconde. Maintenant qu’elle l’observait, elle constata qu’il s’était beaucoup rapproché. Beaucoup trop à son goût.
Mais ce n’était pas le plus important. Pour l’instant, il lui fallait corriger sa vrille. Elle compta furieusement, estima le réglage adéquat plus d’instinct que par calcul puis enfonça ses doigts artificiels à l’intérieur de l’engin pour le rallumer, juste pendant une seconde.
Elle fit un saut de carpe dans l’air et partit en glissade. Trop fort, trop longtemps. Il fallait qu’elle soit plus précise. Elle recommença le tout, cette fois avec un peu plus de réussite. Elle tombait toujours, mais pas assez vite pour que l’air qui se densifiait ne puisse exercer un effet stabilisateur. Elle écarta bras et jambes jusqu’à chuter de façon contrôlée, tête la première.
Le complexe occupant le pôle de la planète se précipitait vers elle à une vitesse effrayante. Elle activa le rétropropulseur et le régla à son maximum en luttant sans cesse pour le pointer directement vers le sol. Le plus petit écart d’orientation risquait de la faire basculer à l’envers, et tout serait à recommencer. Elle serra les dents et tint bon.
Lentement, progressivement, son plongeon ralentit.
Elle eut le temps d’étudier la zone vers laquelle elle chutait. C’était une vaste plaine sans relief, sillonnée de tous sens de fissures profondes qui paraissaient trop rectilignes pour être naturelles, une porte, telle fut sa première pensée, l’accès à ce qui se trouvait dans les profondeurs. Tout autour étaient installées des batteries, toutes pointées vers d’autres cibles, heureusement. Il était déjà assez difficile d’arriver en ligne droite sans devoir en plus esquiver des projectiles. Elle avait envie de regarder derrière elle pour voir où étaient les autres, mais ce seul mouvement aurait pu bouleverser son équilibre précaire.
Elle tombait de moins en moins vite, jusqu’à atteindre environ la vitesse d’une course à pied. Le sol n’était plus qu’à quelques dizaines de mètres. Elle commença à se sentir soulagée. En dépit des probabilités, elle allait s’en sortir !
Avec un toussotement tremblotant, le rétropropulseur dévora sa dernière goutte de carburant et s’éteignit.
— Non ! s’écria-t-elle.
Mais les mots ne suffisaient pas. Elle se remettait à chuter de plus en plus vite. Encore quelques secondes et elle s’écraserait à la surface de Sebaddon.
Des bras puissants se refermèrent autour de sa poitrine. Avec un hoquet de surprise, elle se sentit étreinte et tirée en arrière. Elle ne pouvait voir ce qui s’était passé, mais elle reconnut les gants qui agrippaient le devant de sa combinaison. Un modèle standard de la République. Le rétropropulseur appartenant au propriétaire de ces gants gémit sous la contrainte, mais il les ralentit suffisamment pour qu’il louche le sol en un roulé-boulé acceptable au lieu de s’y fracasser.
Larin ne pouvait croire à sa chance. Elle se releva sans grâce et aida son sauveur à se débarrasser de son engin et du plan de sustentation. Elle découvrit alors le visage de Hetchkee.
— Je ne pouvais pas vous laisser comme ça, dit-il simplement. Mourir à cause d’une avarie dans l’équipement, c’est inexcusable.
— Merci, dit-elle, et jamais sans doute elle n’avait prononcé ces deux syllabes avec autant de conviction. Qu’est-il arrivé à Jopp ?
— Il m’a appelé à la rescousse. Vous ne l’avez pas entendu ?
Elle ne l’avait pas entendu, en effet, mais elle n’insista pas. Elle avait été quelque peu occupée sur le moment. L’important était qu’elle ait survécu. Tant que Jopp resterait dans son coin, ils n’auraient pas besoin de se parler, en particulier de son hésitation qui avait failli coûter la vie à la jeune femme.
Elle remit le gant sur sa prothèse noircie par la chaleur et le froid.
— Bon. Nous avons un regroupement à effectuer et quelques hex à descendre. Une idée du point de chute des autres ?
Ils coururent ensemble au point de rendez-vous et durent en chemin sauter par-dessus deux crevasses. Elles avaient été creusées mécaniquement dans la surface pareille à du ferrociment, le doute n’était maintenant plus permis. Si ce n’étaient pas les bords d’une porte énorme, alors il pouvait s’agir de canaux. Mais à quoi auraient-ils servi ? L’eau aurait immanquablement gelé. Et si c’étaient des routes destinées aux hex, elle n’en vit aucun là.
Le point de rendez-vous était le théâtre d’une fusillade nourrie. Des commandos de la République et de l’Empire s’étaient retranchés à l’endroit prévu et plaçaient des charges ou effectuaient des tirs de couverture avec l’espoir de neutraliser les canons à portée. Le major Cha aboyait ses ordres malgré le système com défectueux pendant que les bombardements pleuvaient. Les droïdes de combat impériaux progressaient pesamment sur le champ de bataille en un alignement parfait et crachaient leurs projectiles sur des cibles plus éloignées. Larin n’avait pas encore pris conscience de la taille incroyable de l’usine principale. Maintenant qu’elle se tenait à son sommet, elle pouvait en apercevoir les bords.
— Moxla ! Prenez une section et mettez la tour numéro 5 hors d’état. J’enverrai quelqu’un vous chercher une fois que ce sera fait.
— Bien, monsieur.
— Il était difficile de différencier les sections les unes des autres, et elle agrippa un sergent qui passait pour l’accompagner avec ses hommes sur cette mission. C’était un membre des forces impériales, mais en l’occurrence cela n’avait pas d’importance. Au sol et sous le feu ennemi, tous les commandos étaient à la même enseigne.
Plusieurs traîneaux de ravitaillement s’étaient posés non loin de là, et elle alla prendre tous les lanceurs et toutes les charges qu’elle pouvait emporter. Flanquée du sergent et de sa section, elle parcourut à grandes enjambées l’étendue plate en surveillant soigneusement l’orientation de la batterie ennemie. À un moment ou à un autre, on finirait par remarquer leur approche.
Elle arriva à une autre fissure et se laissa tomber à l’intérieur. La profondeur en était juste suffisante pour qu’en s’accroupissant elle reste hors de vue. Elle en suivit le parcours avec les autres jusqu’à ce qu’ils se trouvent assez près. Elle ordonna alors à la section de faire halte.
— Prenez les pièces de ces lanceurs et assemblez-les. Sergent, je veux que trois de vos meilleurs tireurs aillent un peu plus loin pour effectuer un tir de diversion. Trois autres rebrousseront chemin pour faire la même chose de l’autre côté. Déployez-vous et espacez vos tirs. Je veux que l’ennemi soit occupé.
— Compris.
Les lanceurs étaient légers et d’un montage facile. Ils furent prêts en un instant. Tandis que des tirs dispersés visaient la tour, des projectiles plus puissants l’attaquaient à intervalles réguliers, enveloppant ses niveaux supérieurs d’une épaisse fumée noire.
Mais l’ennemi continuait de tirer.
— Vous, et vous, dit Larin en désignant au hasard deux soldats. Avec moi.
Elle saisit une ceinture d’explosifs et bondit hors de la tranchée. Les commandos suivirent et tous trois coururent aussi vite qu’ils le pouvaient pour rejoindre la base de la tour. L’ennemi était très occupé à localiser des cibles multiples. Avec un peu de chance, ces trois-là passeraient inaperçus.
Ils avaient couvert la moitié de la distance quand ils furent repérés. L’homme sur la droite de Larin s’effondra, le torse explosé par des décharges pourpres. Avec l’autre commando, elle plongea sur la gauche, et les tirs suivants passèrent loin d’eux. Puis l’ennemi s’en prit de nouveau aux lance-grenades, ce qui leur permit d’arriver sans encombre au pied de la tour. Celle-ci était large de dix mètres et aussi solide qu’une montagne.
Elle donna les charges au soldat.
— Tous les deux mètres, réglées pour exploser sur mon ordre, précisa-t-elle.
Il hocha la tête et s’éloigna du côté opposé. Quand ils se rejoignirent, ils se reculèrent le plus possible et s’allongèrent à plat ventre. L’ennemi ne semblait pas les avoir remarqués. Il tirait en l’air, sur un objectif qu’elle ne pouvait voir.
Elle enfonça la commande de mise à feu, et les explosions projetèrent des débris au-dessus de leurs têtes. Le sommet de la tour s’inclina et commença à tomber.
Puis un éclair beaucoup plus violent fusa derrière eux, et le sol en ferrociment leur parut onduler sous eux. Larin regarda en arrière et vit un gros champignon de fumée qui s’élevait du point de rendez-vous. L’endroit avait été frappé par une arme beaucoup plus destructrice que celles utilisées par les hex. Soit les droïdes de Xandret avaient évolué une fois encore, soit ils avaient abattu un objet volant en pleine course. Peut-être était-ce ce que la batterie visait avant qu’elle la détruise : le bombardement, dévié juste assez pour aller frapper les forces d’invasion.
La poussière soulevée allait mettre un temps infini à se déposer au sol, mais au moins les communications étaient devenues plus claires. Elle se releva et ordonna à tous les officiers de faire leur rapport.
Hetchkee prit la parole depuis l’autre côté de l’usine, ainsi qu’un lieutenant de l’Empire. Personne d’autre. Pas de major Cha.
Une forme argentée transperça les nuages et brilla un court instant dans le soleil.
— C’est vous, Stryver ? appela-t-elle. Dites-moi ce que vous voyez de là-haut.
— Une des sources principales se trouve juste sous vos pieds, répondit le Mandalorien. Pourquoi la placer aussi loin du centre de coordination ?
Elle n’avait pas de réponse à cette question, et des parasites brouillèrent de nouveau la communication avant qu’elle ait le temps de lui demander autre chose.
Elle fit signe au commando de la suivre et regagna la tranchée. Le reste de la section s’était regroupé et tous rangeaient les lanceurs en prévision d’un déplacement imminent vers un autre objectif. Larin ne savait pas lequel serait le prochain. Devait-elle continuer à détruire ces tours ? Ou essayer de retrouver les autres ? Sans le major Cha, il allait être difficile d’assurer la coordination des survivants.
Alors qu’elle passait en hâte les options s’offrant à elle, la surface noire au fond de la tranchée bougea. Elle baissa les yeux et vit une ondulation passer dans la matière caoutchouteuse tapissant le fond. Il y eut un deuxième mouvement, puis un grondement monta des profondeurs.
— On se remue, dit-elle au commando. Si tout ça est une sorte de porte, alors…
Le monde se déroba sous elle avant qu’elle ait terminé sa phrase. Elle réussit in extremis à saisir le bord de la tranchée. La surface noire s’était dissoute, comme si sa structure moléculaire était subitement passée du solide au liquide. Deux soldats disparurent dans les ténèbres en tirant n’importe où. Les détonations cessèrent après moins d’une seconde.
Larin se hissa hors de la tranchée sans fond. Un autre grondement secoua l’air. Les parois opposées s’écartèrent brusquement. De dix, puis vingt mètres. Elle se tenait avec la moitié de sa section au bord d’un vide qui ne cessait de s’agrandir. De l’autre côté, le reste de ses hommes disparaissait au loin.
Le toit se dépliait, des segments étroits le composant glissaient dans des renfoncements profonds situés sur son pourtour, tandis que des quantités d’un air chaud s’élevaient du gouffre créé. Des volutes de brouillard se formèrent et se mêlèrent à la fumée pour créer des formes étranges autour d’elle. Elle regarda en bas et aperçut quelque chose d’énorme et de flou qui semblait s’éveiller. Quoi que ce soit, les hex avaient dû travailler sans arrêt à sa naissance, puisant dans les ressources prodigieuses en métal et en énergie de ce monde.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? demanda un des commandos assez fort pour être entendu en dehors du système com.
— Je ne sais pas, avoua-t-elle. Mais on dirait des répulseurs, là, sur son pourtour.
— C’est un vaisseau, avec cette forme ? Où sont les moteurs ?
Une pensée folle vint soudain à Larin.
— Peut-être qu’il n’y en a pas.
Les soldats la regardèrent comme si elle s’était mise à délirer.
Le segment de toit sur lequel ils se tenaient approchait du bord.
— Nous ne pourrons pas rester ici encore très longtemps, dit-elle à ce qui restait de sa section. Je vous conseille de vous préparer à sauter.
— On saute là-dessus ? dit un commando en pointant l’index sur la chose qui montait vers eux.
— Je pense que c’est une station orbitale, dit-elle. Je pense donc que nous ne descendrons pas longtemps.