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Shigar marchait de long en large dans la soute exiguë de l’Auriga Fire en attendant que Nebula établisse la connexion avec Tython, et l’exercice n’était pas des plus aisés. Il ne pouvait faire que trois grandes enjambées d’une paroi à l’autre et il avait déjà réussi à se cogner le front à deux reprises contre un panneau d’instruments. L’inutilité de cette activité commençait à lui apparaître quand l’antique holoprojecteur clignota avec un léger grésillement.
Il alla chercher au fond de la soute une chaise pliante destinée à quelqu’un de beaucoup plus petit que lui et s’assit. Il avait l’impression que tout son corps se réduisait à ses genoux et ses coudes.
Une image bleutée du Grand Maître se forma. Elle miroita et frémit un peu, mais elle demeurait relativement stable.
— Shigar, dit Satele Shan en levant une main pour le saluer. Je suis heureuse d’avoir de tes nouvelles. Tu es sur Hutta ?
Il lui résuma brièvement sa position actuelle : dans un vaisseau de contrebandier, en orbite au-dessus de la planète hutt, toujours vêtu des vestiges de son déguisement improvisé.
— Je me retrouve dans une situation inextricable, et j’ai besoin de votre conseil, Maître.
Elle sourit, légèrement mais sans moquerie.
— Tu as accepté de faire certaines choses que tu ne penses pas pouvoir réussir ou que tu ne veux pas accomplir. Les deux, peut-être.
La pertinence de sa perception le stupéfia.
— Vous pouvez le sentir à une telle distance ?
En vérité, elle était la Jedi la plus puissante de la galaxie !
Elle secoua doucement la tête, et son sourire s’imprégna d’une modestie charmante.
— Non, Shigar. Je me souviens simplement de ce que c’est quand on se trouve sur le terrain. Les responsabilités, les décisions, leurs conséquences… Tout semble très différent quand il faut l’assumer en solitaire. N’est-ce pas, mon Padawan ?
Il baissa la tête.
— Oui, Maître.
— Explique-moi et je te donnerai mon conseil.
Shigar reprit depuis le commencement, avec son arrivée sur Hutta en compagnie de Larin. Omettant les détails sans importance de son infiltration dans le palace, il évoqua sa première rencontre avec la technologie unique que Tassaa Bareesh se proposait de vendre aux enchères, ces filaments argentés qui, pareils à des racines, s’étaient étendus de la chambre forte jusque dans les tunnels souterrains du palais, et la description faite par Larin du nid de droïdes que Jet Nebula avait récupéré parmi les débris du Cinzia. Il parla aussi du combat à trois entre Dao Stryver, la jeune Sith et lui-même, puis termina par l’apparition des hex et leur évasion qui avait bien failli réussir.
— Tu as combattu une Sith ? lui demanda Maître Satele, l’air impressionnée.
— Je crois que ce n’était qu’une apprentie, comme moi, reconnut-il. Autrement, je n’aurais pas survécu.
— Quand même… Une Sith et un Mandalorien en même temps, et tu as survécu. Peu nombreux sont les Padawans qui peuvent se vanter d’un tel exploit. Et je vois dans le fait que tu ne t’en vantes pas le signe d’une personnalité bien trempée.
Mais son récit des faits avait fait apparaître certains aspects de ces événements auxquels il n’avait pas encore réfléchi.
— Maître, je ne crois pas avoir survécu grâce à mes aptitudes, ni même grâce à la chance. Stryver nous aurait vaincus tous les deux, l’apprentie Sith et moi, s’il avait disposé de plus de temps. L’intervention des hex a complètement changé la donne. Dès qu’ils, sont apparus, il a cessé de l nous combattre. Il s’est tenu en retrait pour nous regarder pendant que nous affrontions ce nouvel ennemi.
Elle se laissa aller contre le dossier de son siège et mit une main en coupe sous son menton. Shigar identifia le décor : elle se trouvait dans son bureau personnel, une pièce austère, très peu décorée, mais construite avec le bois d’oro le plus fin.
— Je vois, dit-elle. Continue.
Il décrivit les hex plus en détail, la symétrie de leur apparence de base, leur manque de personnalité ou d’individualité, et leur refus redoutable de rompre le combat. Il passa ensuite à des aperçus de leur structure interne telle qu’il l’avait entrevue en en tuant un.
— La technologie employée dépasse de beaucoup mes compétences, dit-il en se remémorant les matrices en nid-d’abeilles et les étranges fluides huileux qui s’étaient échappés du corps. Les hex n’ont pas plus de ressources que les droïdes normaux – certainement pas plus que les droïdes d’entraînement qu’on trouve sur Tython –, mais ils montrent un degré d’adaptabilité que je n’avais encore jamais vu. Un individu endommagé s’est confondu avec un autre pour former une version unique à huit pattes. Plus tard, un autre a activé un système de camouflage que les autres ne semblaient pas posséder, et les armes d’un troisième sont devenues plus puissantes. C’est presque comme si…
— Comme quoi, Shigar ?
— Je ne veux pas dire qu’ils évoluent, mais je pense vraiment qu’ils sont capables de ce que j’appellerais un réagencement adaptatif.
— En plein combat ?
— Oui. Particulièrement en plein combat, je le crains.
— Voilà qui en fait des droïdes très remarquables, en effet, dit-elle. Qui pourrait en être le concepteur ?
— L’émissaire Vii a été interrogé par Dao Stryver, Maître. Le Mandalorien a laissé échapper que Lema Xandret était une conceptrice de droïdes.
— Tu penses donc que ce seraient ses créations, Shigar ?
— Je dispose de trop peu d’informations pour en avoir la certitude, mais celles que j’ai semblent le suggérer.
— Certes. Dao Stryver était en quête à la fois d’une conceptrice de droïdes bien définie et d’un vaisseau contenant de quoi assembler des droïdes remarquables. Il est très probable que Lema Xandret soit la créatrice de ces choses. Mais à quoi sont-elles destinées ? Et si ce sont des armes, à qui ?
— Il est possible que ce ne soient pas du tout des armes, Maître. Du moins, que ces droïdes n’aient pas été conçus en tant qu’armes. Il se peut qu’ils aient combattu uniquement parce qu’ils voulaient retourner sur leur planète d’origine.
— Pour y faire quoi ?
Shigar n’avait aucune hypothèse à proposer. Il se rappelait avec une très grande netteté la fureur des droïdes empêchés de fuir. Une programmation aussi émotionnelle n’était pas iogique chez des droïdes de combat. Chez aucune catégorie de droïdes, d’ailleurs, du moins d’après son expérience.
— Il y a autre chose, dit-il. Lorsque Stryver a affronté l’apprentie Sith, il lui a dit quelque chose au sujet de sa mère. Je n’en ai pas compris exactement le sens, mais elle a réagi. Qui que soit sa mère, elle aussi a un lien avec toute cette affaire.
Il en resta là, car jusqu’à plus ample information l’implication de la Sith demeurait inexpliquée. Quoique tenté de tirer des conclusions de tous ces éléments qui lui paraissaient suggestifs, il estima plus sage d’attendre d’en savoir plus. Une mauvaise conclusion pouvait conduire à la mort, s’ils basaient leurs actes sur elle.
Maître Satele semblait partager ce point de vue.
— Donc la chose à bord du Cinzia n’était pas un ancien artefact ont les Sith ou nous-mêmes aurions pu tirer quelque utilité. C’était quelque chose d’étrange et de tout à fait novateur. Où en sommes-nous ?
— Le Mandalorien est en possession du calculateur de navigation. Il doit être en train de décrypter les informations qu’il contient à l’heure où nous parlons.
— Et ensuite ?
— Ses motivations nous restent inconnues, répondit Shigar qui repensa à l’échange avec Ula et Larin alors qu’ils allaient se mettre en orbite. Je crois que les Mandaloriens sont partie prenante dans toute cette affaire depuis le début. Il est possible que Stryver ait voulu s’approprier le calculateur, au moins en partie, afin de détruire toute preuve que la « mission diplomatique » du Cinzia était en fait avec Mandalore. Mais plus j’y réfléchis et moins je trouve la chose plausible. Les Mandaloriens ne sont pas unifiés, et ils ne parlementent avec personne. Combattre ou conquérir, c’est là toute leur philosophie.
— Ils se sont déjà alliés à l’Empire contre nous, lui rappela Maître Satele.
— Oui, mais il s’agissait de l’Empire, non d’une colonie isolée au milieu de nulle part.
— C’est vrai. Quels sont tes plans à présent, Shigar ? Vas-tu ramener l’émissaire Vii et ton amie sur Coruscant ?
Il connaissait l’expression qu’arborait le Grand Maître à cet instant. Elle connaissait déjà la réponse à sa question. Elle l’avait déduite ou découverte dans une vision. Elle avait aussi prononcé le mot amie avec une emphase qui l’encouragea à parler dans les termes les plus francs.
— Larin pense que je peux recourir à la psychométrie pour localiser cette planète, dit-il en montrant le fragment argenté d’alliage dont l’éclat, sans être beau, attirait immanquablement l’œil. Je pense qu’elle a trop confiance en mes aptitudes. Je préférerais ramener ceci sur Tython pour le confier à quelqu’un de réellement capable.
— Ce serait une perte de temps, Shigar, et une perte de temps qui pourrait se révéler décisive.
— Vous le savez, Maître, ou c’est simplement une suggestion ?
— Peu importe. Je sais une chose : la confiance que Larin place en toi n’est pas injustifiée. Peut-être devrais-tu lui faire confiance, toi aussi. Vois-tu chez elle une tendance à la mythomanie ?
La question ne se posait même pas. Pour lui, Larin était aussi solide qu’un roc.
— C’est tout le contraire. Elle voit ce qu’elle voit et elle dit ce qu’elle pense.
— Bien. Peut-être que celui qui ne voit pas, c’est toi, Shigar.
— Peut-être, Maître. Mais si j’échoue…
— Métaphoriquement, dit-elle avec un sourire, si est le plus petit mot de tout le dictionnaire de galactique standard, et pourtant il se dresse entre nous et nos plus grands rêves. Fais-en un pont, Shigar. Il est temps que tu le traverses. Je t’attendrai de l’autre côté.
Il prit discrètement une profonde inspiration.
— Oui, Maître.
— En attendant, j’ai bon espoir que le commandant suprême Stantorrs nous fournisse un soutien substantiel. Quand il s’agit des Mandaloriens, il est rare qu’il prenne des risques. Mais ce sera indubitablement une mission de militaires, pas une mission de Jedi. Je proposerai un rendez-vous sur Honoghr. Dès que tu les auras, envoie-moi les coordonnées là-bas, Shigar, et nous nous mettrons en route.
L’esprit du Padawan était chaviré par l’ampleur des efforts logistiques déployés en réponse à ses actes.
— Oui, Maître.
— La Force est avec toi, Shigar.
La communication ondula avant de s’arrêter.
Shigar s’affaissa un peu sur sa chaise, puis il chercha un coin tranquille où méditer.
Larin n’avait pas eu l’intention d’espionner la conversation de Shigar avec son Maître, mais l’Auriga Fire était trop petit pour que quelqu’un puisse profiter d’une intimité totale. L’endroit où Ula et elle se faisaient face était à moins de cinq mètres de celui qu’occupait le Padawan, et les coursives aux parois métalliques portaient tous les sons. Ula parlait bas pour ne pas déranger Shigar, et if fut donc facile à Larin de faire abstraction du discours de l’émissaire.
Il lui fut en revanche beaucoup plus difficile d’ignorer les dégâts que cette misérable Sith avait infligés à sa main.
Le seul fait d’ôter le gant s’était révélé une véritable épreuve. Aucun analgésique n’était assez puissant pour la protéger complètement de la sensation de la chair et du plastoïde ayant fusionné et qui se séparaient. Le sabre laser de la Sith avait opéré ce mariage horrible, ce qui l’avait empêché de perdre trop de sang, certes, mais il fallait absolument le faire cesser pour que la blessure puisse guérir. Le scan effectué avec le médikit avait révélé un mélange d’os et de vaisseaux sanguins sectionnés. On ne pourrait réparer les dégâts qu’une fois la plaie mise à nu.
Cette tâche revint à Ula. Il mania le scalpel sonique avec plus de dextérité qu’elle ne s’y était attendue. Il lui parlait tout en travaillant, certainement pour les rassurer tous les deux. Incapable de détourner le regard, elle serrait les dents, mais dans le même temps son esprit était centré sur tout autre chose.
— Quels sont tes plans à présent, Shigar ? Vas-tu ramener l’émissaire Vii et ton amie sur Coruscant ?
Il devait s’agir du Maître du Padawan, la légendaire Satele Shan. Larin aurait aimé voir son image. Elle parlait avec une grande assurance, et Shigar y répondait d’une façon double dont il n’était sans doute pas conscient, avec une confiance absolue mais aussi un esprit de rébellion. Il était difficile de l’imaginer dans un rôle inférieur à quiconque.
— Peut-être que celui qui ne voit pas, c’est toi, Shigar.
— Voilà, dit Ula.
Il avait séparé précautionneusement le gant de ses chairs martyrisées. La couche de plastoïde était venue en trois morceaux. Il avait refermé les veines principales avec un cautériseur laser et appliqué un composé stabilisateur pour les os.
— Je crois que nous pouvons la mettre dans le médikit maintenant. Je fouinerai dans les caissons du vaisseau plus tard et je verrai si je ne peux pas trouver du matériel pour prothèse afin de vous dépanner en attendant que nous soyons rentrés.
Elle aurait préféré ne pas regarder sa main détruite, mais il le fallait. Le coup avait tranché nettement en travers des métacarpes, la laissant sans même un seul bout de doigt. La douleur était maintenant vague, presque indistincte, mais omniprésente. Ses nerfs fonctionnaient toujours, manifestement. C’était une bonne chose, se rappela-t-elle, si elle envisageait de se faire poser une prothèse.
Le médikit avala ce qui restait de sa main jusqu’au poignet et se mit à bourdonner.
— La Force est avec toi, Shigar.
Larin l’entendit soupirer, puis se lever pour aller ailleurs dans le vaisseau. Ses pas résonnèrent lourdement, comme s’il portait un fardeau énorme. Des portes s’ouvrirent et se refermèrent parfois aidées par un coup de poing. Enfin, il s’arrêta. Une dernière porte se referma. À part le bourdonnement très léger du système respiratoire et d’une douzaine d’autres machines, le vaisseau plongea dans le silence.
— Je disais, j’ai plusieurs sacs de voyage bourrés de vêtements flambant neufs. Si vous ou quelqu’un d’autre a envie de changer de tenue…
Elle se concentra de nouveau sur le visage d’Ula.
— Quoi ? Oh oui. Excusez-moi. Oui, c’est une bonne idée. Vous pourriez m’aider à retirer mon armure ? Je resterai incapable d’atteindre les attaches du côté droit tant que le kit méd n’en aura pas terminé.
— Bien sûr. Avec plaisir.
Ensemble, ils la débarrassèrent des plaques recouvrant ses bras et sa poitrine. Le dos lui échappait totalement, aussi expliqua-t-elle à Ula comment procéder. Même à travers sa combinaison corporelle, elle sentait la fraîcheur de l’air. Elle n’avait pas ôté son armure depuis des jours. Sur Coruscant, avec le danger qui rôdait en permanence dans les vieux quartiers, elle s’était habituée à dormir sans la retirer la plupart des nuits.
L’état de l’armure la laissa désemparée. Avant même que Larin l’achète, elle était usée, mais ces derniers jours l’avaient éprouvée au-delà du raisonnable. Par endroits, elle était cabossée, éraflée, fondue, percée, noircie. Elle trouva ici et là des traces de sang qu’elle ne se souvenait pas avoir versé.
— Je peux me débrouiller, pour le reste, dit-elle. Il doit bien y avoir une salle de bains quelque part à bord.
— J’en ai vu une petite près de la soute tribord. Vous êtes sûre que ça ira, toute seule ?
— Absolument. Une femme doit garder quelques petits secrets.
Il rougit d’un coup, et elle regretta aussitôt sa plaisanterie.
— Désolée, dit-elle en lui prenant la main. Vous m’avez été d’une grande aide, émissaire Vii. Les analgésiques me tournent un peu la tête. J’irai peut-être m’étendre après m’être lavée.
— Oui, oui, vous devriez vous reposer. Et je vous en prie, appelez-moi Ula.
— Merci, Ula.
Elle trouva que sa main était chaude dans les siennes, et elle se surprit à ne pas vouloir les lâcher. Ils restèrent assis encore un moment, sans rien dire, et peut-être que les calmants la rendaient un peu bizarre parce qu’elle se sentit prête à craquer. Ce simple instant de contact humain lui était presque étranger. Elle vivait seule depuis si longtemps.
Ne sois pas idiote, se dit-elle. Dans la Blackstar, ça n’a jamais été comme ça. Nous avons combattu, nous avons tué ensemble. Mais nous ne nous sommes jamais tenus par la main.
— Bien, fit Ula, l’air gêné à nouveau. Les bagages sont dans le poste d’équipage. Je vous laisse chercher dedans. Appelez si vous avez besoin de quelque chose. N’importe quoi.
Larin hocha la tête et se moucha.
Ula lui lâcha la main.
Quand elle releva la tête, il était parti.