CHAPITRE VI
Corran Horn éternua violemment, faisant voler la poussière de la table souillée du bar.
— Comment peut-on vivre sur ce monde ? grogna-t-il à l’intention de Mirax. Même la saleté est poussiéreuse !
La jeune femme s’étira.
— Il y a pire. Sur Talasea, les aliments moisissent entre l’assiette et la bouche.
— Cette planète n’est qu’un gigantesque four, protesta Corran en essuyant la sueur qui dégoulinait de son front. Je la déteste !
Mirax prit une nouvelle gorgée de son whisky corellien.
— Au moins, la chaleur est sèche.
— Une fournaise ! Quelle joie. (Corran tapa sur la table.) Et pourquoi sommes-nous là ? Cette table a vu plus de combats que les chasseurs de l’escadron. Les patrons de ce bouge se conduisent comme les gardiens d’un pénitencier…
— Il faut sauver les apparences, mon cœur. (Mirax regarda les clients du bar.) La tradition veut que les meilleurs pilotes viennent Chez Chalmun. La preuve, c’est toi et moi ! Et je te rappelle que Gavin nous a donné rendez-vous ici…
— Parce qu’il n’y a jamais mis les pieds, grommela Corran.
Mirax sourit.
— Nous côtoyons peut-être quelques truands. Et alors ? Mon père m’emmenait ici quand j’étais enfant.
Les habitués étaient toujours gentils avec moi. (La jeune femme désigna le serveur debout derrière le bar.) Wuher me synthétisait une boisson spéciale, et les clients me rapportaient des souvenirs des planètes qu’ils visitaient…
Corran secoua la tête.
— J’imagine les formulaires de douane. « Raisons de votre visite sur notre monde ? Assassinats, trafics en tout genre, doit ramener un cadeau à une petite Corellienne. »
— Bien résumé, dit Mirax.
Le son de son rire fit se retourner deux inconnus : un Rodien et un Devaronien, tous deux maigres et au regard dur. Corran les regarda s’approcher, inquiet. Ils avaient laissé leurs verres au bar. Pour avoir les mains libres ?
Le Devaronien fit un bref signe de tête.
— Vous êtes assis à notre table.
Corran était installé dos contre le mur de l’alcôve, son blaster bien visible. Je n’aurais jamais le temps de le sortir avant qu’ils m’assomment…
La meilleure solution était sans doute de s’excuser et de leur offrir un verre…
— Heu… Je vois. Nous l’ignorions…, commença-t-il.
— Et nous nous en fichons complètement, continua Mirax en enfonçant son index dans le ventre du Rodien. Si vous croyez qu’on va bouger nos fesses pour faire plaisir à deux bouffeurs de vers comme vous, vous vous trompez lourdement.
— Mirax ! souffla Corran, épouvanté.
Le Devaronien la regarda, ébahi.
— Sais-tu qui nous sommes ?
— Sais-tu combien je m’en fous ? cracha la jeune femme. Dis plutôt ton nom aux Jawas, pour qu’ils le mettent sur ton cercueil…
Le Rodien poussa un petit cri de rage, mais le bruit d’une batte frappant le bar le fit se retourner.
— Je suis au courant, dit-il à Wuher – le serveur – qui les foudroyait du regard. Pas de coups de blasters ici…
— Ce n’est pas le sujet, crétin ! cracha Wuher. Sais-tu à qui tu t’adresses ? Cette fille s’appelle Mirax… Mirax Terrik.
La peau grisâtre du Devaronien pâlit.
— Terrik ? Comme dans… Booster Terrik ?
Mirax sourit.
— C’est sa fille. (Wuher les fixa, glacial.) Faites marcher vos neurones et allez vous excuser, ou les Jawas viendront prendre vos mesures. C’est le Rodien qui paye la tournée, ajouta-t-il à la cantonade.
Le Devaronien s’inclina devant Mirax.
— Je… heu… nous vous demandons pardon de vous avoir dérangés. Mon nom est… Enfin, ça n’a guère d’importance, mais si je peux vous rendre service, surtout n’hésitez pas.
Le Rodien ponctua ce discours d’un petit couinement désolé.
— Vous nous faites de l’ombre, se contenta de dire Mirax.
Les deux malheureux s’éloignèrent sous les rires de l’assistance. Corran prit une grande inspiration.
— Mirax, par les dieux… Qu’est-ce qui t’a pris ?
— Tout est dans l’apparence, comme je disais il y a un instant. Je ne suis pas seulement une femme douce et sensible…
— Je sais. Tu as carbonisé un commando de l’Empire sur Coruscant.
— Ah tiens… C’est vrai.
— Ce n’est pas une raison pour prendre de tels risques !
Mirax haussa les épaules.
— Quels risques ? Tu les aurais massacrés !
Massacrés, moi ? Corran secoua la tête.
— Ta confiance m’honore, mais…
L’interrompant, Mirax lui caressa la main.
— Je savais que Wuher interviendrait… Ce n’est pas la première fois que nous jouons cette scène. Dès que mon nom est prononcé, les choses se calment.
— On dirait que tout le monde a une horde de parents ici, dit Corran, sourcils froncés. Nous sommes au hangar quatre-vingt-six parce qu’il appartenait au cousin de Gavin, lequel est parti aussitôt saluer son oncle Huff. Ton père semble être connu dans le coin…
Mirax haussa les épaules.
— Tatooine est une petite communauté. Les Darklighter y sont célèbres. Mon père avait une sacrée réputation avant que le tien le jette dans les mines de Kessel. Qu’il y ait survécu ajoute à sa gloire. Je suis sûre que dans certains bars de Coruscant, prononcer ton nom ferait le même effet…
— Peut-être… Mais n’essayons pas ici, d’accord ?
— Tous mes efforts ne te sauveraient pas s’ils savaient de qui tu es le fils, soupira Mirax.
— À propos, dit sombrement Corran, as-tu prévenu ton père que tu avais… disons, une certaine affection pour le fils de son pire ennemi ?
— « Une certaine affection », hein ? répéta Mirax avec un sourire charmeur. Je croyais que nous avions dépassé ce stade.
— Vrai… Mais tu n’as pas répondu.
— Non, je ne lui ai encore parlé de rien. Je t’ai cru mort si longtemps… Et depuis ta résurrection, j’ai été plutôt occupée. Pour tout arranger, depuis sa retraite, j’ai du mal à localiser papa. Il passe d’un endroit à un autre, servant de négociateur à ses amis. Comme ça, il reste dans le milieu sans prendre de risques… Et il est heureux.
Tu ne veux pas gâcher son bonheur en lui parlant, pensa Corran. Je comprends.
Mon père n’aurait jamais admis ma liaison avec Mirax… Sur ce point, je suppose que je dois me réjouir de sa mort…
Gavin apparut dans l’encadrement de la porte, secouant la poussière de sa cape. Sa chemise n’était plus très blanche ; un blaster se balançait à sa taille.
— Regardez-moi ce séduisant pirate, dit Mirax. Gavin ! Par ici !
Corran désigna une chaise.
— Alors, mon vieux, tout est prêt ?
Gavin hocha la tête.
— Un landspeeder nous attend devant la porte. Désolé, c’est tout ce que j’ai trouvé. Je voulais emprunter celui d’oncle Huff, mais il prétend que le dernier qu’il a prêté à un membre de l’Escadron Rogue est revenu dans un état déplorable.
— Bien, nous ferions mieux d’y aller, alors, dit Mirax en se levant. (Elle fit un signe à Wuher.) Combien te doit-on ?
— Vos amis ont réglé la note, dit le serveur en jetant un coup d’œil au Rodien et au Devaronien.
Mirax regarda autour d’elle.
— Celle des autres clients aussi ?
— Ils se sont montrés incroyablement généreux.
— Parfait. Merci, Wuher.
La jeune femme suivit Gavin dehors. Corran mit son manteau du désert. Des fentes, sur le côté, lui permettaient de saisir facilement son blaster et son sabrolaser.
Un sabrolaser… Corran se sentait gêné d’en utiliser un. L’arme évoquait la noblesse de combats lointains et mythologiques. Un blaster était tellement plus pratique… Les sabrolasers étaient devenus à la mode depuis l’apparition de Luke Skywalker, et certains individus les portaient avec affectation…
Pourtant, Corran se sentait honoré d’en avoir reçu un en héritage. Son grand-père, Rostek Horn, avait risqué sa carrière et sa vie pour défendre la femme et le bébé de Nejaa Halcyon contre les chasseurs de Jedi envoyés par l’Empire.
Oui, grand-père serait heureux que je le porte…
Corran se protégea les yeux en émergeant sous les soleils éblouissants de Tatooine. Gavin désigna fièrement le landspeeder, un modèle XP-38 modifié, peint en rose et gris.
— Les chauves-rats que les pilotes de Tatooine s’amusent à abattre ne voient pas les couleurs, dit Corran en passant un bras autour des épaules de Gavin. Mais quand même ! Regarde-moi ce machin !
— C’est ça ou marcher, expliqua son ami avec un sourire désolé. Installe-toi. Ce « machin », comme tu dis, fait du trois cents kilomètres à l’heure, et les dragons krayt ne trouvent pas les créatures roses comestibles. Nous serons arrivés en un rien de temps…
Le voyage prit quand même une demi-heure qui parut interminable à Corran.
Les étendues désertiques se ressemblant toutes, l’horizon paraissait toujours aussi lointain. S’il n’y avait pas eu le nuage de poussière derrière eux, Corran aurait juré qu’ils faisaient du sur-place.
Enfin, ils atteignirent la propriété de l’oncle de Gavin. De l’extérieur, l’endroit ressemblait aux autres fermes de Tatooine : quelques hangars entouraient des bâtiments et une petite tour. En approchant, Corran comprit que le gros de la résidence était souterrain.
Gavin gara le speeder et les trois amis descendirent les marches qui menaient à la cour principale. Une femme mince aux cheveux gris sortit d’une des arches en souriant.
— Gavin Darklighter, comme tu as grandi !
Une nuée d’enfants de tous âges apparurent.
— Tante Lana ! dit Gavin en embrassant la femme.
Il prit soin de présenter ses cousins à Corran, qui serra toutes les mains et oublia aussitôt les noms.
Lana était la troisième femme de Huff Darklighter. Tous les enfants étaient les siens.
— La mort de Biggs a beaucoup secoué Huff, expliqua-t-elle. Il désirait un autre héritier, mais sa deuxième femme ne voulait pas d’enfants. Elle est partie, et Huff m’a épousée…
— La mère de Biggs est morte avant ma naissance, ajouta Gavin en posant un baiser sur le front de leur hôtesse. Lana est la sœur de ma mère, donc elle est deux fois ma tante. Oncle Huff est-il dans le coin ?
— Il m’a demandé de vous conduire à la bibliothèque. Il est en rendez-vous et vous recevra dans un instant.
— Parfait, dit Gavin en souriant.
La résidence était élégante – autant, d’après Corran, que pouvait l’être une propriété sur Tatooine. Avoir des fontaines ou des bassins était bien sûr impossible, mais Huff avait trouvé un bon compromis en faisant circuler l’eau dans des tuyaux transparents.
Cette transparence se retrouvait dans la plupart des cloisons, donnant une impression d’espace. Quant aux meubles, ils étaient assez luxueux pour que Corran se croie revenu sur Coruscant.
Pourtant, en entrant dans la bibliothèque, le jeune pilote réprima un frisson. L’architecture intérieure rappelait celle du Lusankya, où il avait résidé avant d’échapper aux griffes d’Isard. La décoration était inspirée de celle de la bibliothèque impériale…
Le hasard n’avait rien à voir là-dedans. Un homme d’affaires aussi important que Huff Darklighter prenait soin des détails. Dans un tel lieu, les membres de l’administration impériale se sentaient à l’aise… Au fil des années, l’oncle de Gavin devait s’être fait de nombreuses relations, qui lui avaient permis, entre autres, de faire entrer son fils Biggs à l’Académie Militaire Impériale.
Puis Biggs était mort comme un héros de la Rébellion. Cela devait inciter Huff à commercer avec l’Alliance.
— Mon oncle travaille dans un bureau de la tour, mais il négocie ses contrats juste à côté, expliqua Gavin en désignant une porte. Nous devrions être introduits dès que son rendez-vous sera fini. Mirax, tu auras droit au whisky de la réserve de Whyren. Après tout, tu es Corellienne…
La jeune femme hocha la tête.
— Essayons de nous concentrer sur notre transaction. Nous avons besoin d’armes, de munitions et de pièces de rechange…
Une porte coulissa et « oncle Huff » fit son apparition. C’était un homme solide au ventre proéminent et au regard dur sous ses cheveux blancs. Mais son visage s’adoucit quand il aperçut son neveu.
— Gavin, quel plaisir de te revoir… ! Avec des cheveux noirs et une moustache, tu serais le portrait de Biggs…
Mirax jeta un regard en coin à Corran. Biggs et Gavin ne se ressemblaient guère… Mais ce n’était pas elle qui contredirait Huff.
Celui-ci étudia Mirax et Corran. Puis il sourit.
— Je suis venu vous demander de patienter. Je suis au milieu de négociations délicates…
— Je comprends, monsieur, dit Horn en tendant la main. Je m’appelle Corran…
Huff l’interrompit.
— Remettons les présentations à plus tard. Je ne voudrais pas me montrer impoli, mais…
Les yeux du jeune pilote se durcirent.
— Je ne voudrais pas devoir rapporter à la Nouvelle République qu’un cargo de Darklighter sur dix consomme sept pour cent de carburant de plus que nécessaire… Des esprits soupçonneux pourraient penser que ces navires transportent l’équivalent de sept pour cent de leur poids en marchandises illégales…
Le sourire de Huff s’effaça.
— Drôles d’amis que tu as là, Gavin.
— Corran appartenait à la CorSec, mon oncle.
— Vraiment ? Nous sommes en dehors de votre juridiction, jeune homme.
— Peut-être, grogna Horn, mais je pourrais quand même vous faire des ennuis. Je vous présente Mirax Terrik, ajouta-t-il en désignant son amie.
— Terrik ? (Le sourire de Huff réapparut.) Comme dans… Booster Terrik ?
Mirax s’inclina.
— C’est mon père.
— Je vois.
— Et vous devriez aussi « voir » que nous sommes venus acheter des armes, ajouta Corran, toujours furieux. Du genre de celles que vous avez récupérées en pillant un dépôt impérial, il y a quelques années…
L’oncle de Gavin le regarda avec une étrange lueur dans les yeux.
— Des armes, vraiment ? Comme c’est curieux. Mon visiteur est aussi venu m’en parler… Voilà qui risque d’être amusant.
— Personne ne vous fera une meilleure proposition que nous, dit Corran, sourcils froncés.
— De plus en plus intéressant… (S’approchant de la porte, Huff se pencha pour parler à son visiteur invisible.) J’ai ici des acheteurs pour le même matériel… Ils me disent que tu ne pourras pas t’aligner sur leur offre. Fascinant, non ?
Un rire retentit dans la pièce contigüe. Un homme apparut. Il était grand et musclé au point de faire paraître Huff minuscule. Sous ses cheveux courts et blancs, son œil droit artificiel brillait d’une inquiétante lueur rouge.
— Venu négocier, hein ? déclara-t-il.
Corran le foudroya du regard.
— L’ami, autant partir tout de suite, car ta journée est perdue. (Sans se retourner, il désigna Mirax du pouce.) Cette beauté est Mirax Terrik, la fille de Booster Terrik. Alors tu ferais mieux de décamper tout de suite.
L’homme le regarda, ébahi, puis rit à gorge déployée. Corran se tourna vers Mirax.
— Ça marchait au bar, pourquoi pas ici ?
— Au bar, les clients avaient peur de mon père, expliqua la jeune femme avec un sourire gêné.
— Et pas ce clown ?
— Corran… ce clown est mon père.