71
Jack avait gagné son pari. Je dus admettre que
j’avais encore les yeux rougis et fatigués, mais je mis le tout sur
le compte d’un fort mal de tête et, au lieu de lui donner cent
milliards de dollars, je l’emmenai déjeuner à la cafétéria et lui
offris un cornet de glace pour le dessert. Je conservai mes
lunettes noires, sous prétexte que la lumière me faisait mal aux
yeux. Me crut-il ? J’en doute. C’était un petit garçon
intelligent et sensible.
Ensuite, nous allâmes en voiture à Morristown. Jack ne rentrait plus dans ses vêtements de l’année passée et avait besoin de pulls et de pantalons neufs. Comme la plupart des enfants, il ne s’intéressait guère au shopping et je limitai mes achats à l’essentiel. Je m’aperçus avec effroi que je prévoyais d’être un jour séparée de Jack. Il aurait au moins ces vêtements quand on viendrait l’arrêter.
Il y avait deux messages sur le répondeur lorsque nous rentrâmes. Je persuadai Jack d’emporter ses affaires neuves dans sa chambre et de les ranger dans sa commode « comme un grand ». Je redoutais d’entendre à nouveau la même voix faire allusion à Lizzie Borden, mais les deux messages provenaient de Benjamin Fletcher qui me priait de le rappeler au plus vite.
Ils vont m’arrêter, pensai-je. Ils ont mes empreintes digitales. Il va me dire que je dois me rendre à la police. Je composai un mauvais numéro à deux reprises avant de le joindre.
« C’est Celia Nolan. Vous m’avez appelée, monsieur Fletcher, dis-je en m’efforçant de garder une voix neutre.
– La première règle qu’un client doit toujours respecter est de faire confiance à son avocat, Liza », me dit-il.
Liza. À l’exception du Dr Moran quand il me soignait, et de Martin quand il avait commencé à perdre l’esprit, personne ne m’avait plus appelée Liza depuis l’âge de dix ans. Je m’attendais toujours à entendre quelqu’un lancer ce nom à l’improviste, anéantissant d’un coup le personnage fictif que j’avais si soigneusement construit. Le ton neutre de Fletcher atténua la stupéfaction qui me saisit à la pensée qu’il connaissait ma véritable identité.
« J’ai hésité à vous l’avouer hier. Et je ne suis toujours pas certaine de pouvoir vous faire confiance.
– Vous le pouvez, Liza.
– Comment avez-vous appris qui j’étais ? M’avez-vous reconnue hier ?
– Non. C’est Jeffrey MacKingsley qui m’a mis au courant voilà un peu moins d’une heure.
– Jeffrey MacKingsley !
– Il désire vous parler, Liza. Mais, d’abord, je veux être absolument certain que, si je vous y autorise, cela tournera à votre avantage. Ne vous inquiétez pas, je serai près de vous, mais je le répète, je ne suis pas tranquille. Il me raconte que vous avez laissé vos empreintes sur une sonnette et sur la portière d’une voiture dans laquelle on vient de trouver un homme assassiné. Et comme je vous l’ai dit, il sait aussi que vous êtes Liza Barton.
– Cela veut-il dire qu’ils vont m’arrêter ? »
J’arrivais à peine à articuler.
« Pas si je peux l’éviter. C’est bizarre, mais le procureur est persuadé que vous n’avez rien à voir dans cette affaire. C’est ce qu’il m’a affirmé. En revanche, il pense que vous pouvez l’aider à découvrir qui est l’auteur de ce crime. »
Je fermai les yeux, soudain envahie d’un étrange soulagement. Jeffrey MacKingsley ne me croyait pas impliquée dans la mort de Zach Willet ! Me croirait-il quand je lui dirais que Zach avait vu Ted Cartwright provoquer la mort de mon père ? S’il me croyait, peut-être ne s’était-il pas trompé en disant que j’allais m’en sortir.
Je racontai à Benjamin Fletcher mes rencontres avec Zach Willet. Je lui fis part de mes soupçons, de ses aveux, du marché que j’avais conclu avec lui.
« Quelle a été la réaction de Zach ?
– Zach a affirmé que Ted Cartwright avait foncé sur le cheval de mon père, le forçant à s’engager sur la piste dangereuse, avant de l’effrayer en tirant un coup de feu. Zach a gardé la balle et la douille, il a même pris des photos de la balle logée dans un arbre. Hier, il m’a dit que Cartwright l’avait menacé. Et c’est vrai, pendant que je me trouvais avec lui, Zach a reçu un appel sur son mobile. Je suis sûre qu’il provenait de Ted Cartwright, parce que, bien qu’il n’ait pas nommé son interlocuteur, Zach a ri en lui disant d’un ton sarcastique qu’il n’avait pas besoin de sa résidence parce qu’on lui avait fait une meilleure offre.
– Les informations que vous allez communiquer à Jeffrey MacKingsley sont explosives, Liza. Mais dites-moi, comment vos empreintes se sont-elles trouvées sur la portière de la voiture et sur la sonnette ? »
Je racontai à Fletcher mon rendez-vous avec Zach, le silence en réponse à mon coup de sonnette, la découverte de son corps dans la voiture et mon retour en catastrophe à la maison.
« Quelqu’un d’autre sait-il que vous étiez là-bas ?
– Non, pas même Alex. Mais hier j’ai téléphoné à mon conseil financier pour lui demander de s’apprêter à virer l’argent que j’avais promis à Zach. Il pourra en témoigner.
– Bien. À quelle heure voulez-vous que nous nous rendions chez le procureur ?
– Je dois demander à la baby-sitter de venir garder Jack. Quatre heures me conviendrait. »
Autant que puisse me convenir la perspective de me rendre au tribunal du Morris County, ajoutai-je in petto.
« Entendu pour quatre heures », dit Fletcher.
Je raccrochai et, derrière moi, Jack demanda : « Maman, est-ce que tu vas être arrêtée ? »