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Dru Perry arriva tard dans la matinée du mardi au département des archives du tribunal du Morris County. Elle crut d’abord qu’elle perdait son temps. Les dossiers de l’adoption de Liza Barton n’étaient pas accessibles au public. Et les minutes du procès de Liza au tribunal pour enfants ne l’étaient pas davantage. Elle s’y attendait, mais elle voulait savoir s’il y avait une chance que le Star-Ledger puisse faire jouer la loi concernant le droit à l’information du public.

« Pas la peine d’insister, lui répondit-on carrément. Les affaires de délinquance juvénile et d’adoption échappent à cette loi. »

Puis, alors qu’elle quittait le tribunal, une femme d’un certain âge la rejoignit à la porte. « Je m’appelle Ellen O’Brien, se présenta-t-elle. Vous êtes Dru Perry, n’est-ce pas ? Je voudrais vous dire que j’apprécie particulièrement votre chronique “L’Affaire derrière l’affaire” dans le StarLedger. Avez-vous l’intention de poursuivre cette série d’articles ?

– J’aimerais en écrire un sur l’affaire Liza Barton, répondit Dru. J’espérais faire des recherches ici, mais je me heurte à un mur. – Cette histoire ferait un sujet formidable, s’enthousiasma O’Brien. Je travaille dans ce tribunal depuis trente ans et j’ai assisté à des centaines de procès, mais aucun comme celui-là. »

Trente ans, songea Dru. Elle travaillait donc ici quand le procès a eu lieu. Il était midi. « Par hasard, Ellen, vous apprêtiez-vous à aller déjeuner ? demanda-t-elle.

– En effet. J’avais l’intention d’avaler un morceau à la cafétéria. On n’y mange pas trop mal.

– Dans ce cas, à moins que vous n’ayez d’autres projets, acceptez-vous que je me joigne à vous ? »

Quinze minutes plus tard, tout en mangeant de bon appétit une salade de maïs, Ellen O’Brien évoquait les souvenirs qu’elle avait gardés de l’époque où Liza Barton avait été mise en détention provisoire. « Vous n’imaginez pas la curiosité que son cas avait suscitée parmi nous, racontat-elle. Mon fils était un jeune adolescent alors, et vous connaissez les enfants. Si je me fâchais contre lui pour une raison ou une autre, il disait : “Fais gaffe, maman, ou tu finiras comme Audrey Barton...” »

Ellen jeta un coup d’œil à Dru assise en face d’elle, s’attendant manifestement à l’entendre pouffer devant l’humour macabre de son fils. N’obtenant pas la réaction escomptée, elle poursuivit avec plus de retenue : « En tout cas, le nuit où elle a tiré sur sa mère et sur son beau-père, Liza a été emmenée au commissariat local. C’est-à-dire à Mendham, bien entendu. Ils l’ont photographiée et ont pris ses empreintes digitales. Elle était complètement impassible. N’a pas posé une seule question sur sa mère ou son beau-père. Je suis certaine que personne ne lui a dit que sa mère était morte. Ensuite, ils l’ont emmenée au centre de détention pour délinquants juvéniles où elle a été examinée par un psychiatre appointé par l’État. »

Ellen O’Brien rompit son petit pain et en beurra un morceau. « Je me promets toujours de ne pas manger de pain aux repas, mais c’est tellement bon. Les soi-disant nutritionnistes pondent des quantités d’ouvrages sur les régimes, mais ils changent d’avis comme de chemise. Dans mon enfance, j’avais droit à un œuf tous les matins. Ma mère pensait me donner un bon départ pour la journée. Eh bien non, c’est très mauvais pour la santé, décident soudain les experts. Les œufs donnent du cholestérol. Vous risquez une crise cardiaque si vous en mangez. Aujourd’hui, les œufs reviennent à la mode. La fois suivante, ils vous disent qu’une alimentation pauvre en glucides vous gardera en vie jusqu’à cent ans, alors oubliez les pâtes et le pain. Pendant ce temps quelqu’un d’autre affirme que nous avons besoin de glucides. Mangez du poisson, mais n’oubliez pas que le poisson contient du mercure, aussi n’en mangez pas si vous attendez un enfant. Bref, plus personne ne sait quoi manger. »

Feignant d’approuver ce flot de remarques sur la diététique, Dru tenta de ramener la conversation sur le sujet qui l’intéressait. « D’après les rapports que j’ai pu lire, je crois savoir que Liza n’a pas prononcé un mot pendant les premiers mois de sa détention.

– En effet. Mais j’ai une amie qui connaissait une des employées du centre de détention, et celle-ci lui a raconté que Liza prononçait parfois le nom de “Zach”. Puis qu’elle se mettait à secouer la tête et à se balancer d’avant en arrière. Vous avez déjà entendu parler du keening?

– Oui, c’est une sorte de lamento, un chant de douleur, dit Dru, comme une longue complainte. On retrouve cette sorte de lamentation dans la tradition irlandaise.

– Exact. Je suis irlandaise et j’ai entendu ma grand-mère utiliser ce mot. Quoi qu’il en soit, mon amie dit qu’elle a entendu le psychiatre utiliser ce terme pour décrire les émotions de Liza quand elle prononçait ce nom. »

Voilà enfin une information importante, pensa Dru. Très importante. Elle inscrivit un seul mot dans son cahier : « Zach ».

« Elle a été examinée par plusieurs psychiatres, continua Ellen O’Brien. S’ils avaient décidé qu’elle ne présentait aucun danger pour elle-même ou pour les autres, ils auraient dû l’envoyer dans un foyer de réinsertion. Or ça n’a pas été le cas. Ils l’ont enfermée dans un centre de détention juvénile. On a dit qu’elle souffrait de dépression profonde et risquait de se suicider.

– Son procès a eu lieu six mois après la mort de sa mère, dit Dru. Comment était-elle traitée dans ce centre ?

– Elle avait droit à une assistance psychiatrique. Une assistante sociale s’est probablement arrangée pour qu’elle suive des cours par correspondance. Ensuite, lorsque Liza a été acquittée, la DYFS – vous connaissez certainement la Division of Youth and Family Services – a entrepris de lui trouver une famille d’accueil. On l’a mise dans un foyer en attendant. Vous savez, une gamine qui a tiré sur deux personnes et tué l’une d’elles n’est pas précisément le genre d’enfant que les gens ont envie de voir dormir sous leur toit. C’est alors que des parents se sont présentés et l’ont adoptée.

– Personne ne sait qui étaient ces gens ?

– C’est resté très secret. Ils ont décidé qu’il fallait enterrer le passé pour que Liza puisse avoir une vie normale. La cour en est convenue avec eux.

– Je pense que n’importe qui habitant les États voisins l’aurait immédiatement reconnue, dit Dru. Ces gens-là n’étaient donc pas de la région.

– D’après ce que je sais, ce n’étaient pas des parents très proches. Audrey et Will Barton étaient tous les deux enfants uniques. Les ancêtres d’Audrey s’étaient installés ici avant la guerre d’Indépendance. Le nom de jeune fille de la mère de Liza était Sutton. Vous retrouvez constamment ce nom dans les archives du Morris County. Mais la famille s’est éteinte. Dieu seul sait quel était le degré de parenté des gens qui l’ont adoptée. Une hypothèse en vaut une autre. J’ai toujours éprouvé une sorte de pitié pour Liza. Par ailleurs, vous rappelez-vous ce film, La Mauvaise Graine? L’héroïne était une gamine dénuée de conscience. Est-ce que je me trompe ou avait-elle tué sa mère, elle aussi ? »

Ellen O’Brien avala une dernière gorgée de thé glacé et consulta sa montre. « L’État du New Jersey m’appelle, annonça-t-elle. J’ai été très heureuse de bavarder avec vous, Dru. Vous m’avez dit que vous alliez écrire un article sur cette affaire. Je préférerais que vous ne mentionniez pas mon nom. Comprenez-moi. Les gens de mon bureau aiment autant que nous ne divulguions pas les informations que nous avons recueillies.

– C’est normal, acquiesça Dru. Je vous remercie mille fois. Vous m’avez été très utile, Ellen.

– Je ne vous ai rien dit d’autre que ce que tout le monde aurait pu vous dire, protesta Ellen avec modestie.

– Ne croyez pas ça. Lorsque vous avez parlé des Sutton, vous m’avez donné une idée. Maintenant, si vous m’indiquez où sont conservés les registres des mariages, je vais retourner travailler. »

En remontant au moins trois générations en arrière je retrouverai les ancêtres de Liza, se promit la journaliste. Mon intuition me dit qu’il est plus vraisemblable qu’elle ait été adoptée par la famille de sa mère que par celle de son père. Je dois repérer les membres par alliance des Sutton et éplucher leur descendance. Il y a peut-être une fille de trente-quatre ans parmi eux.

Il faut que je retrouve la trace de Liza Barton pour écrire mon article, conclut Dru en payant l’addition. Il y a autre chose qu’il me faut faire sans tarder, c’est obtenir un portrait informatisé de Liza la représentant telle qu’elle devrait être aujourd’hui. Et je vais trouver qui est ce Zach dont elle répétait le nom comme un lamento.