42
Lorraine Smith, cinquante ans et mère de
jumelles de dix-huit ans, était la femme dont l’appel affolé au 911
avait mis en branle non seulement la police de Mendham, mais une
ambulance, le médecin légiste, les médias et la brigade du bureau
du procureur du Morris County, y compris Jeffrey MacKingsley en
personne.
Lorraine retrouva peu à peu son sang-froid et alla rejoindre le procureur, Paul Walsh, Angelo Ortiz et Mort Shelley qui s’étaient réunis dans la petite salle à manger de sa maison fin XVIIIe dans Sheep Hill Road. « Charley est arrivé vers une heure, leur dit-elle. Il vient tous les mardis tondre la pelouse.
– Lui avez-vous parlé ? demanda Jeffrey.
– Aujourd’hui, oui. Mais je pouvais très bien ne pas le rencontrer pendant un mois entier. Il arrivait dans le jardin, déchargeait ses outils et se mettait au travail. Dans quinze jours, il devait, je veux dire, il aurait dû ôter les impatiens et les autres annuelles et planter les fleurs d’automne, et en général je faisais toujours un tour du jardin avec lui à cette occasion. Mais quand il venait seulement tondre la pelouse, je ne m’entretenais pas nécessairement avec lui. »
Lorraine savait qu’elle parlait trop vite et trop. Elle avala une gorgée de café et se calma, décidée à se contenter de répondre aux questions du procureur.
« Pourquoi êtes-vous allée lui parler aujourd’hui ?
– Parce que j’étais contrariée qu’il soit arrivé en retard. Charley était censé arriver à neuf heures du matin et j’avais invité des amis pour déjeuner. Nous étions dans le patio et le raffut de sa tondeuse était insupportable. J’ai fini par aller lui dire de revenir terminer son travail demain.
– Comment a-t-il réagi ?
– C’était le genre de bonhomme à vous rire au nez en répliquant : “Vous savez, madame Smith, je peux très bien me reposer de temps en temps. Vous feriez mieux de profiter de mes services tant que vous en avez encore l’occasion.”
– Que s’est-il passé alors ?
– Son téléphone mobile a sonné. » Lorraine Smith s’interrompit. « Je devrais plutôt dire un de ses deux téléphones mobiles a sonné.
– Il en avait deux ? demanda vivement Paul Walsh.
– Cela m’a surprise aussi. Il a sorti le premier de sa poche de poitrine, puis, comme la sonnerie continuait, il a pris l’autre dans sa poche arrière.
– Avez-vous entendu le nom de la personne qui l’appelait ?
– Non. En réalité, il préférait visiblement ne pas parler devant moi. Il a prié son interlocuteur d’attendre une minute, et m’a dit : “Je vais remballer mon attirail et m’en aller maintenant, madame Smith.”
– Il était alors une heure et demie ?
– Deux heures moins vingt-cinq maximum. Ensuite, je suis rentrée dans la maison. Nous avons fini de déjeuner et mes amis sont partis vers deux heures et quart. Ils s’étaient garés dans l’allée circulaire devant la maison, si bien que je n’ai pas vu que le pick-up de Charley était toujours stationné près du garage. Lorsque je m’en suis aperçue, je suis allée à sa recherche.
– Vos amis étaient partis depuis combien de temps, madame Smith ? demanda Angelo Ortiz.
– À peine quelques minutes. Constatant qu’il n’était pas dans le jardin derrière la maison, je me suis dirigée vers l’enclos où se trouvent la piscine et le court de tennis. Non loin de là, nous avons planté une haie de buis qui délimite notre propriété à l’endroit où elle longe Valley Road. C’est là que j’ai trouvé Charley. Il gisait sur le dos dans un espace entre deux buis. Il avait les yeux grands ouverts, fixes, et le côté droit du visage ensanglanté. »
Elle passa sa main sur son front comme pour effacer ce souvenir.
« Madame Smith, lorsque vous avez appelé le 911, vous avez dit que vous pensiez qu’il était mort. Aviez-vous une raison de croire qu’il était peut-être en vie au moment où vous l’avez trouvé ?
– Je crois que je ne savais pas très bien ce que je disais.
– C’est compréhensible. Je voudrais revenir à un point précis. Vous avez dit que Charley Hatch vous avait conseillé de profiter de ses services tant que vous en aviez l’occasion. Savez-vous ce qu’il entendait par là ?
– Charley était très susceptible. Il travaillait bien, mais je n’ai jamais eu l’impression qu’il aimait ce qu’il faisait. Certains jardiniers adorent les plantes. Pour Charley, c’était un job comme un autre, et je crois que son retard et mon mécontentement à ce sujet signifiaient qu’il s’apprêtait à cesser de travailler chez nous.
– Je comprends. » Jeffrey se leva. « Nous vous demanderons de signer une déclaration plus tard, mais je tiens à vous remercier de votre coopération. Vous facilitez notre travail. »
« Maman, que se passe-t-il ? »
Deux jeunes filles semblables, avec les mêmes cheveux auburn, la même silhouette mince et sportive que leur mère, venaient d’entrer dans la pièce. Lorraine Smith se leva brusquement en les voyant s’élancer vers elle. Elles étaient en larmes. « Quand on a vu les voitures de police et tous ces gens devant la maison, on a cru qu’il t’était arrivé quelque chose », dit l’une d’elles en sanglotant.
« Elle a eu de la chance de ne pas se trouver avec Charley Hatch au moment où on lui a tiré dessus », fit remarquer Mort Shelley à Jeffrey tandis qu’ils se dirigeaient vers la porte d’entrée. « Qu’en pensez-vous ?
– Je pense que celui qui a payé Charley pour vandaliser la maison d’Old Mill Lane est devenu nerveux, a eu peur que Charley parle et nous dise pour qui il travaillait si nous faisions pression sur lui. »
L’inspectrice du service médico-légal, Lola Spaulding, vint à la rencontre des quatre hommes. « Jeffrey, le portefeuille de Charley est dans sa camionnette. À première vue, personne n’y a touché. On n’a retrouvé aucun téléphone mobile. Mais il y avait quelque chose dans sa poche qui pourrait vous intéresser. Nous n’avons pas encore relevé les empreintes digitales éventuelles. »
La photographie qu’elle lui présentait, comme celle qu’ils avaient trouvée dans le sac de Georgette, avait été découpée dans un journal. La femme qui y figurait était d’une beauté à vous couper le souffle. Âgée d’une trentaine d’années, elle portait une tenue d’équitation et brandissait un trophée en argent.
« Elle était dans la poche du gilet de Charley Hatch, dit Lola. Vous savez de qui il s’agit ?
– Oui, dit Jeffrey. C’est la mère de Liza Barton, Audrey, et c’est l’une des photos que les journaux ont publiées la semaine dernière quand ils ont rapporté l’histoire du vandalisme. »
Il rendit la photo à Lola et se dirigea vers le cordon jaune qui délimitait le périmètre du crime et tenait les médias à l’écart. Audrey Barton a vécu dans la maison d’Old Mill Lane, songeait-il. Tout ce qui se passe aujourd’hui a un rapport avec cette maison. Le psychopathe qui a tué deux personnes a laissé ces photos à dessein. Soit il joue à cache-cache avec nous, soit il demande qu’on l’arrête.
Qu’est-ce que tu veux nous faire comprendre ? demanda Jeffrey, s’adressant mentalement au meurtrier tandis que le gyrophare de sa voiture se mettait en marche à son approche. Et comment t’arrêter avant que tu recommences à tuer ?