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Jeffrey MacKingsley, le procureur du Morris County, tenait personnellement à faire cesser, une bonne fois pour toutes, les incidents dont la maison Barton venait d’être à nouveau le théâtre. Il avait quatorze ans et était depuis peu au lycée quand la tragédie était survenue vingt-quatre ans plus tôt. Il vivait alors à moins d’un mile de là et, lorsque la nouvelle du drame s’était répandue en ville, il s’était précipité sur les lieux et était présent au moment où la police emportait sur une civière le corps d’Audrey Barton.
À cette époque déjà, il se passionnait pour le droit et les affaires criminelles, et il avait lu tout ce qu’il avait pu trouver concernant l’événement.
Par la suite, il avait continué de s’interroger sur la personnalité de la petite Liza Barton. Avait-elle tué sa mère et blessé son beau-père au cours d’un tragique accident, ou était-elle une enfant dénuée de toute conscience ? Il en existe, soupira-t-il. C’est sûr qu’il en existe.
Blond aux yeux bruns, la silhouette mince et athlétique, un mètre quatre-vingts, Jeffrey était le genre d’homme qui attirait instinctivement la sympathie des citoyens respectueux de la loi et leur inspirait confiance. Il était au bureau du procureur depuis quatre ans. Jeune magistrat, il avait vite compris que s’il avait été du côté de la défense et non de l’accusation, il aurait souvent su exploiter une quelconque lacune juridique permettant à un criminel, même dangereux, d’échapper à la justice. C’était pour cette raison qu’au lieu de gagner des ponts d’or dans des cabinets d’avocats d’assises, il avait préféré rejoindre le bureau du procureur, où il était rapidement devenu une vedette.
Si bien que deux ans plus tôt, le jour où le procureur avait pris sa retraite, Jeffrey avait été tout de suite nommé à sa place par le gouverneur.
Du côté des plaignants comme de la défense, il était unanimement reconnu pour son honnêteté. Dur avec les criminels, mais capable de comprendre qu’un malfaiteur pouvait être réhabilité grâce à une juste combinaison de surveillance et de châtiment.
Jeffrey avait fixé son prochain objectif : faire acte de candidature quand le deuxième mandat de l’actuel gouverneur toucherait à sa fin. En attendant, il avait l’intention d’exercer pleinement sa fonction de manière à ce que le comté soit un endroit où il fasse bon vivre.
Voilà pourquoi les actes de vandalisme répétés visant l’ancienne propriété Barton étaient pour lui une source d’irritation et un défi personnel.
« Ces gosses, des privilégiés s’il en est, n’ont rien de mieux à faire que de réveiller les vieux démons et transformer cette belle demeure en maison hantée », fulmina Jeffrey à l’adresse d’Anna Malloy, sa secrétaire, quand il fut informé de l’incident. « Tous les ans, à l’époque de Halloween, ils racontent des histoires à dormir debout à propos de fantômes qui les regardent par la fenêtre du premier étage. Et l’année dernière ils ont placé dans la galerie une grande poupée armée d’un faux pistolet.
– Je n’aimerais pas habiter cette maison, dit Anna d’un ton neutre. Je crois que certains endroits émettent de mauvaises vibrations. Peut-être ces gosses ont-ils véritablement vu des fantômes. »
Cette dernière remarque rappela à Jeffrey qu’Anna avait parfois le don de l’horripiler. Mais il se reprit. Cette femme était probablement la secrétaire la plus efficace et la plus assidue au travail de tout le palais. Approchant de la soixantaine, mariée depuis longtemps à un employé du tribunal, elle ne perdait jamais une minute en coups de téléphone personnels, au contraire de beaucoup de secrétaires plus jeunes.
« Appelez-moi le commissariat de police de Mendham », dit-il, sans ajouter « s’il vous plaît », ce qui était inhabituel de sa part et prouvait son irritation.
Le sergent Earley, qu’il connaissait bien, lui communiqua les derniers éléments d’information. « C’est moi qui ai pris l’appel de l’agent immobilier. Un couple du nom de Nolan a acheté la maison.
– Comment ont-ils réagi ?
– Lui s’est mis en rogne. Elle a été bouleversée. Au point de tomber dans les pommes.
– Quel âge ont-ils ?
– Il a trente-cinq ans ou un peu plus. Elle doit avoir la trentaine. De la classe, si vous voyez ce que je veux dire. Ils ont un petit garçon de quatre ans qui a trouvé un poney ou plutôt une ponette l’attendant dans l’écurie. Écoutez ça. L’enfant a été capable de lire l’inscription sur la pelouse et veut appeler sa ponette Lizzie.
– Sa mère a dû être ravie.
– Elle n’a pas paru s’en offusquer.
– J’ai appris que cette fois les vandales ne se sont pas contentés de ravager la pelouse.
– Cela dépasse tout ce qu’on a vu précédemment. Je suis allé aussitôt à l’école où sont inscrits les gosses qui avaient fait le coup de Halloween l’année dernière. Je leur ai parlé. Le meneur était Michael Buckley. Il a douze ans et c’est un petit malin. Il jure n’avoir rien à voir làdedans, mais il a eu le toupet de dire que c’était une bonne chose qu’on avertisse les nouveaux propriétaires qu’ils avaient acheté une maison louche.
– Vous croyez vraiment qu’il n’a pas trempé dans le coup ?
– Son père le soutient et dit qu’ils se trouvaient tous les deux à la maison hier soir. » Earley hésita. « Jeffrey, je crois ce gosse, non parce qu’il n’est pas capable d’abuser son père et de se barrer de chez lui au milieu de la nuit, mais parce qu’il ne s’agit pas d’une blague de mômes.
– Comment le savez-vous ?
– Cette fois, ils ont utilisé de la peinture de professionnel, pas une espèce de gouache. Ils s’en sont pris à la façade de la maison et, à voir la hauteur des inscriptions, il est évident que le coupable est plus grand que Michael. Autre chose : la tête de mort sur la porte est l’œuvre de quelqu’un qui sait sculpter le bois. En l’examinant de près, j’ai distingué des initiales gravées dans les orbites. “L” et “B”. Pour Lizzie Borden, je suppose.
– Ou Liza Barton », fit remarquer Jeffrey.
Earley réfléchit. « Exact. Pour finir, la poupée placée dans la galerie n’était pas une vieille poupée de chiffon comme l’autre. Celle-là coûte du fric.
– Ça devrait nous permettre de retrouver plus facilement sa provenance.
– J’espère. On va s’y atteler.
– Tenez-moi au courant.
– L’ennui, c’est que même si nous retrouvons les coupables, les Nolan refusent de porter plainte, poursuivit Earley, visiblement frustré. Mais Nolan envisage de faire clôturer la propriété et d’installer des caméras de surveillance, aussi je ne pense pas qu’il y aura d’autres problèmes.
– Clyde, l’interrompit Jeffrey, il y a une chose que vous savez comme moi, c’est qu’on ne peut jamais être certain qu’il n’y aura pas d’autres problèmes. »
Comme beaucoup, Clyde Earley avait tendance à parler plus fort lorsqu’il était au téléphone. Lorsque Jeffrey raccrocha, il comprit qu’Anna avait saisi chaque mot de leur conversation.
« Jeffrey, dit-elle, il y a longtemps, j’ai lu un livre intitulé Explorations psychiques. D’après son auteur, lorsqu’une tragédie s’est déroulée dans une maison, ses murs en retiennent certaines vibrations, et quand elle est à nouveau habitée, la tragédie doit connaître sa conclusion. Les Barton étaient un jeune couple fortuné avec un enfant de quatre ans quand ils ont emménagé dans la maison d’Old Mill Lane. D’après le sergent Earley, les Nolan sont un couple fortuné plus ou moins du même âge, avec un enfant de quatre ans. On peut donc se demander quelle va être la suite, n’est-ce pas ? »