64

En rentrant du club hippique, je trouvai l’écurie déserte. Jack et Sue étaient sortis. Elle l’avait sans doute emmené se promener à poney dans les environs. J’en profitai pour appeler mon conseil financier et vérifier que j’avais au moins un million cent mille dollars dont je pouvais disposer chez mon courtier.

Larry était mort depuis deux ans, mais je ne m’étais toujours pas habituée à penser en termes de sommes aussi importantes. Le conseil financier de Larry, Karl Winston, continuait à gérer mes avoirs, et je suivais à la lettre ses suggestions en matière de finances. Il était conservateur, tout comme moi. Je décelai cependant une interrogation dans sa voix lorsque je lui demandai de se préparer à virer ce montant sur le compte d’un tiers.

« Nous ne pourrons pas le déduire comme contribution à une œuvre de bienfaisance, lui dis-je, ni le passer en frais, mais croyez-moi, c’est de l’argent bien dépensé.

– C’est votre argent, Celia, dit-il. Vous en avez certes les moyens. Mais je dois vous avertir, toute riche que vous soyez, qu’un million cent mille dollars est une somme considérable.

– Je suis prête à payer dix fois plus pour accomplir ce que j’espère avec cette somme », Karl, dis-je.

Et c’était vrai. Si Zach Willet détenait la preuve qu’il prétendait posséder, la preuve que Ted Cartwright était directement responsable de la mort de mon père, et si Ted était traduit en justice, je m’avancerais à la barre des témoins et répéterais les derniers mots que ma mère avait criés à Ted. Et, pour la première fois, le monde entendrait ma version de ce qui s’était passé ce soir-là. Je témoignerais sous serment que Ted avait eu l’intention de tuer ma mère en la projetant sur moi, et qu’il m’aurait tuée aussi ce même soir s’il en avait eu la possibilité. Je le dirais, parce que c’était la vérité. Ted aimait ma mère, mais il tenait bien davantage à sa peau. Il ne pouvait courir le risque qu’elle décide un jour d’aller trouver la police et révèle ce qu’il avait laissé échapper devant elle quand il était ivre.

Alex m’appela à l’heure du dîner. Il était descendu au Ritz-Carlton à Chicago, son hôtel favori. « Ceil, toi et Jack vous me manquez tellement. Je vais certainement être coincé ici jusqu’à vendredi après-midi, mais pourquoi ne pas passer le week-end à New York ? Nous pourrions aller au théâtre. L’ancienne baby-sitter de Jack pourrait venir le garder samedi soir, et le dimanche nous irions voir tous les trois un spectacle en matinée ? Qu’en dis-tu ? »

Rien ne pouvait me plaire davantage. « Je vais réserver au Carlyle », lui dis-je. Puis je respirai un grand coup. « Alex, tu as dit l’autre jour avoir l’impression qu’il y avait un problème entre nous, et tu avais raison. Il y a quelque chose que je dois t’avouer et qui peut changer les sentiments que tu éprouves pour moi, dans ce cas je respecterai ta décision.

– Ceil, pour l’amour du ciel, rien ne pourra jamais changer ce que j’éprouve pour toi.

– Nous verrons, mais je dois courir ce risque. Je t’aime. »

Lorsque je reposai le combiné, ma main tremblait. Je savais pourtant que j’avais fait le bon choix. Je dirais aussi la vérité à Benjamin Fletcher. Accepterait-il encore me défendre ? Sinon, je trouverais quelqu’un d’autre.

J’ignorais qui avait tué Georgette et le paysagiste, mais le fait que je sois Liza Barton n’était pas une preuve suffisante pour m’accuser de leur mort. C’étaient tous les faux-fuyants auxquels j’avais eu recours qui m’avaient rendue suspecte. Zach Willet était l’instrument de ma libération.

À présent je pouvais dire la vérité à Alex, parler au nom de quelqu’un à qui l’on a fait un tort immense. Je lui demanderais pardon de ne pas lui avoir fait confiance, mais je lui demanderais aussi la protection que doit un mari.

« Maman, est-ce que tu es heureuse ? me demanda Jack pendant que je le séchais après son bain.

– Je suis toujours heureuse quand je suis avec toi, mon chéri, dis-je. Mais je suis parfois heureuse pour d’autres raisons. »

Je lui dis alors que Sue viendrait tout à l’heure le garder pendant un moment parce que j’avais quelques courses à faire.

Sue arriva à huit heures et demie.

Zach vivait à Chester. J’avais repéré sa rue sur le plan et marqué l’itinéraire pour y parvenir. Il habitait un quartier d’habitations modestes, dont beaucoup avaient été divisées et abritaient deux familles. Je trouvai sa maison – le numéro 358 – mais je dus aller jusqu’à la rue suivante pour pouvoir me garer. Il y avait des réverbères mais ils étaient en grande partie masqués par de hauts arbres plantés le long des trottoirs. La soirée s’était rafraîchie, et je ne vis personne dehors.

Zach avait dit vrai. Le son d’une batterie vous guidait jusque chez lui. Je gravis les marches de la galerie. Il y avait deux portes, une au milieu et une sur le côté. Je décidai que cette dernière menait à l’appartement du haut et m’en approchai. Un nom était inscrit au-dessus de la sonnette et je parvins à lire la lettre Z. Je sonnai et attendis, sans obtenir de réponse. J’essayai à nouveau et écoutai. La batterie faisait un tel bruit que je n’étais pas sûre que la sonnette fonctionne.

Que faire ? Il était neuf heures. Peut-être qu’il était allé dîner dehors et n’était pas encore rentré. Je redescendis lentement les marches de la galerie et restai sur le trottoir, les yeux levés vers le premier étage. Les fenêtres étaient obscures, du moins sur la façade. Je refusais de croire que Zach avait changé d’avis. Je savais qu’il savourait déjà l’argent que je lui avais promis. À moins que Ted Cartwright ne lui ait fait une meilleure offre ? Dans ce cas, je doublerais la mienne.

Je ne voulais pas rester dans la rue plus longtemps, mais je ne voulais pas non plus abandonner l’espoir de voir apparaître Zach d’une minute à l’autre. Je décidai d’aller chercher ma voiture, de stationner en double file devant chez lui et de l’attendre. Il n’y avait presque pas de circulation, et je ne gênerais personne.

J’ignore ce qui attira mon regard vers la voiture qui était garée devant la maison. J’aperçus Zach assis à l’intérieur. La fenêtre du conducteur était ouverte et il semblait dormir. Il avait sans doute décidé de m’attendre dehors, pensai-je en m’approchant de la voiture. « Bonsoir, Zach, dis-je, j’avais peur que vous ne m’ayez fait faux bond. »

Comme il ne répondait pas, je lui effleurai l’épaule et il s’affaissa en avant sur le volant. Je retirai ma main, baissai les yeux. Elle était poisseuse de sang. Je me cramponnai à la poignée de la portière pour ne pas tomber. Je me rendis compte que je l’avais touchée et l’essuyai avec mon mouchoir. Je me précipitai alors vers ma voiture et rentrai d’une traite à la maison, essayant désespérément de faire disparaître les traces de sang en frottant mes mains sur mon pantalon. Je ne sais à quoi je pensais durant le trajet. Je voulais seulement m’enfuir.

En pénétrant dans la maison, je trouvai Sue devant la télévision dans sa salle de séjour. Elle me tournait le dos. La lumière n’était pas allumée dans l’entrée. « Sue, dis-je, j’ai un coup de fil urgent à passer à ma mère. Je redescends dans une minute. »

Arrivée en haut, je me précipitai dans la salle de bains, me déshabillai et fis couler la douche. J’avais l’impression d’être entièrement recouverte du sang de Zach. Je jetai mon pantalon dans la douche et regardai l’eau rougir.

J’agissais sans réfléchir. Je savais seulement que je devais trouver un alibi quelconque. Je m’habillai à la hâte et descendis. « La personne avec laquelle j’avais rendez-vous n’était pas chez elle », dis-je pour expliquer mon retour précipité.

Je savais que Sue s’était aperçue que je m’étais changée, mais elle ne sembla pas y prêter beaucoup d’attention. Je lui donnai l’équivalent de trois heures de baby-sitting. Après son départ, je me versai un grand scotch et m’assis dans la cuisine, incapable de décider quoi faire. Zach était mort et je n’avais aucun moyen de savoir si les preuves qu’il devait me remettre avaient disparu.

Je n’aurais pas dû m’enfuir. Je le savais. Mais Georgette avait recommandé Zach à mon père. Zach avait laissé mon père partir en avant. Et si l’on découvrait que j’étais Liza Barton ? Si j’avais appelé la police, comment leur expliquer que je venais à nouveau de tomber sur le cadavre de quelqu’un qui avait joué un rôle dans la mort de mon père ?

Je terminai mon scotch, montai dans ma chambre, me déshabillai et, sachant que m’attendait une nuit blanche, je pris un somnifère. Vers onze heures, j’entendis la sonnerie du téléphone dans mon sommeil. C’était Alex. « Ceil, tu dois dormir profondément. Pardon de te réveiller. Je voulais seulement te dire que, quoi que tu me dises, cela ne changera pas d’un iota mes sentiments pour toi. »

J’avais tellement sommeil, et j’étais en même temps si heureuse d’entendre sa voix, d’entendre ses paroles. « Je te crois », murmurai-je.

Puis, avec un sourire dans la voix, Alex ajouta : « Rien ne changerait entre nous, même si tu me disais que tu es la Petite Lizzie Borden. Bonsoir, mon amour. »