14

Après le départ d’Alex, je tentai de retrouver mon calme et de rassurer Jack. Je voyais bien que les récents événements l’avaient perturbé : l’arrivée dans une maison inconnue, l’irruption de la police et des journalistes, le poney, mon évanouissement, l’entrée à la maternelle et, récemment, la tension qu’il avait perçue entre Alex et moi.

Au lieu de faire un tour sur Lizzie – Dieu, que je détestais ce prénom ! –, il accepta de venir s’étendre sur le canapé du bureau pendant que je lisais une histoire. « Lizzie a sûrement envie de faire la sieste elle aussi », ajoutai-je, pour le convaincre. Il m’aida à la desseller et alla ensuite chercher un de ses livres préférés. Il ne mit pas longtemps à s’endormir. Je l’enveloppai d’une couverture légère et le regardai dormir.

Je me remémorai les erreurs que j’avais commises au cours de la journée.

Trouvant cette photo dans l’écurie, une épouse normale aurait appelé son mari et lui en aurait parlé. Une mère normale n’aurait pas essayé d’inciter un enfant de quatre ans à laisser son père ou son beau-père dans l’ignorance. Comment s’étonner qu’Alex ait été à la fois furieux et déçu ? Et que pouvais-je lui donner comme explication sensée ?

La sonnerie du téléphone dans la cuisine ne fit même pas tressaillir Jack. Il était plongé dans ce sommeil profond auquel succombent si facilement les petits enfants lorsqu’ils sont fatigués. Je me précipitai dans la cuisine. Pourvu que ce soit Alex, implorai-je en moi-même.

C’était Georgette Grove. Hésitante, elle me dit qu’au cas où j’aurais décidé de ne plus habiter cette maison, elle pouvait m’en faire visiter d’autres dans les environs. « Si l’une d’entre elles vous plaît, je suis prête à abandonner ma commission, proposa-t-elle. Et je ferai l’impossible pour vendre la vôtre, également sans commission. »

C’était une offre très généreuse. Elle impliquait que nous avions les moyens d’acheter une deuxième maison sans avoir au départ l’argent qu’Alex avait investi dans celle-ci, mais je suis certaine que Mme Grove savait que je disposais de ressources personnelles, étant la veuve de Laurence Foster. J’acceptai sa proposition et perçus un réel soulagement dans sa voix.

Après avoir raccroché, je me sentis rassérénée. Je rapporterais à Alex ma conversation avec Georgette Grove et, si elle trouvait quelque chose qui nous convenait, j’insisterais pour avancer les fonds. Alex avait un cœur d’or, mais j’avais grandi auprès de parents adoptifs soucieux d’économiser, et vécu avec un mari riche qui ne jetait jamais l’argent par les fenêtres, je pouvais donc comprendre qu’Alex n’ait peut-être pas envie d’acheter une autre propriété avant que celle-ci ne soit vendue.

Trop énervée pour lire, je parcourus toutes les pièces du rez-de-chaussée. La veille, les déménageurs avaient déposé à la va-vite les meubles destinés au salon, et rien n’était à sa place. Je n’étais certes pas une adepte du Feng Shui, mais la décoration intérieure était mon métier. Sans même m’en rendre compte, je me retrouvai en train de pousser le canapé en travers de la pièce, d’arranger fauteuils, chaises, tables et tapis de manière à ce que le salon n’ait plus l’air d’un magasin d’antiquités. Heureusement, les déménageurs avaient mis la commode ancienne que chérissait Larry à l’endroit adéquat contre le mur. Je n’aurais pu la déplacer seule.

Après le brusque départ d’Alex au milieu du repas, je n’avais pas pris la peine de manger. J’avais recouvert nos deux assiettes et les avais mises dans le réfrigérateur. Sentant un début de migraine me gagner, je décidai qu’une tasse de thé me ferait du bien.

La sonnette de la porte résonna avant même que j’aie fait un pas en direction de la cuisine. Je me figeai sur place. Et si c’était un journaliste ? Mais je me souvins qu’avant de raccrocher, Georgette Grove m’avait prévenue de la venue d’un maçon qu’elle avait engagé pour remettre en état le soubassement de pierre. Je regardai par la fenêtre et vis avec soulagement la camionnette garée dans l’allée.

J’ouvris la porte. L’homme se présenta : « Jimmy Walker, comme le maire de New York dans les années 1920. On a même écrit une chanson sur lui. » Je lui indiquai ce qu’il devait faire et refermai la porte, mais non sans avoir vu de tout près l’horrible sculpture qui abîmait le battant de la porte.

Je refermai, gardant un moment la main posée sur la poignée. J’aurais voulu l’ouvrir à nouveau, hurler à l’adresse de Jimmy et du monde entier que j’étais Liza Barton, la fillette de dix ans qui avait si peur pour sa mère, j’aurais voulu leur dire qu’il y avait eu une fraction de seconde pendant laquelle Ted Cartwright m’avait regardée, avait vu le pistolet dans ma main et décidé de projeter ma mère dans ma direction, sachant que le coup pourrait partir.

Cette fraction de seconde avait décidé de la vie ou de la mort de ma mère. J’appuyai ma tête contre la porte. Bien que la maison fût agréablement fraîche, la transpiration perlait à mon front. Ce moment infinitésimal était-il une réalité dont j’avais gardé le souvenir, ou quelque chose que je voulais me rappeler ? Je restai sans bouger, paralysée. Jusqu’à présent, mon seul souvenir était d’avoir vu Ted se retourner et hurlant : « D’accord », avant de pousser violemment ma mère en avant.

Le carillon de la porte retentit à nouveau. Le maçon, sans doute. J’attendis trente secondes, le temps nécessaire pour laisser supposer que je me trouvais dans la pièce voisine, puis j’ouvris la porte. Un homme se tenait sur le seuil, il avait entre trente-cinq et quarante ans et dégageait une impression d’autorité. Il se présenta : Jeffrey MacKingsley, procureur du comté. Morte d’inquiétude, je l’invitai à entrer.

« Je vous aurais prévenue si j’avais prévu de m’arrêter, mais je me trouvais dans le voisinage et j’ai subitement décidé de vous présenter personnellement mes regrets pour le malheureux incident survenu hier », dit-il en me suivant dans le salon.

Tandis que je marmonnais un « Merci, monsieur MacKingsley », je vis ses yeux faire rapidement le tour de la pièce et me félicitai d’avoir réagencé les meubles. Les chauffeuses se faisaient face de chaque côté du canapé. La causeuse était placée devant la cheminée. Le soleil de l’après-midi soulignait les nuances sourdes des tapis dont les motifs avaient passé avec le temps. La pièce n’était pas assez meublée, il n’y avait pas de rideaux aux fenêtres, aucun tableau ni objet de décoration, mais l’atmosphère générale laissait supposer que les nouveaux propriétaires étaient en train de s’installer normalement.

Cette constatation me calma et je parvins à sourire en entendant Jeffrey MacKingsley déclarer : « Cette pièce est charmante et j’espère que vous allez surmonter ce qui s’est passé hier et profiter de votre maison. Je puis vous assurer que mes services et la police locale vont travailler de concert pour découvrir le ou les coupables. Ces incidents ne se reproduiront plus, madame Nolan, croyez-moi.

– Je l’espère. »

Je me tus. Que ferais-je si Alex rentrait maintenant et parlait de la photo que j’avais trouvée dans l’écurie ? « En fait... » J’hésitai. Je ne savais quoi dire.

L’expression du procureur changea. « Ya-t-il eu autre chose, madame Nolan ? »

Je plongeai ma main dans la poche de mon pantalon et en tirai la photo du journal. « Cette feuille était affichée sur un poteau de l’écurie. Mon petit garçon l’a découverte en allant voir son poney ce matin. » La gorge nouée, honteuse de la comédie que je me forçais à jouer, je demandai : « Savez-vous qui sont ces gens ? »

MacKingsley prit la photo que je lui tendais. Je notai qu’il la tenait avec précaution par le bord. Il l’examina et puis me regarda. « Oui, je le sais. » Il avait pris un ton faussement détaché. « C’est une photo de la famille qui a restauré cette maison.

– La famille Barton ! »

Je détestais ma mine faussement étonnée.

« Oui. » Il observait visiblement ma réaction.

« C’est bien ce que je pensais. »

Ma voix était tendue, nerveuse.

« Madame Nolan, nous parviendrons peut-être à relever des empreintes digitales sur cette photo. Qui d’autre que vous l’a eue en main ?

– Personne. Mon mari était déjà parti ce matin lorsque je l’ai trouvée. Elle était placée trop haut sur le poteau pour que mon petit garçon puisse l’atteindre.

– Bien. Je voudrais l’emporter à mon bureau et faire relever les empreintes. Auriez-vous un sac en plastique ?

– Bien sûr. »

J’étais soulagée de pouvoir m’activer. Je n’avais pas envie que cet homme scrute mon visage plus longtemps.

Il me suivit dans la cuisine. Je pris un sac dans un tiroir et la lui tendis.

Il plaça la photo à l’intérieur. « Je ne veux pas vous déranger davantage, madame Nolan, dit-il. Mais il y a une autre question que j’aimerais vous poser : aviez-vous, votre mari ou vous, l’intention d’avertir la police de cette nouvelle intrusion dans votre propriété ? »

Je ne répondis pas directement. « Cela paraissait si peu important.

– J’admets que ce n’est pas comparable avec ce qui s’est passé hier. Il n’en reste pas moins que quelqu’un s’est introduit à nouveau chez vous. Il existe peut-être des empreintes sur cette photo qui pourront nous aider à découvrir qui est responsable de toute cette affaire. Nous aurons besoin de vos empreintes à titre de comparaison. Je sais que vous avez eu beaucoup d’émotions et je ne veux pas vous obliger à venir à mon bureau. Je vais demander à un officier de police de Mendham de venir chez vous avec le matériel nécessaire pour les relever. Il sera là dans quelques minutes. »

Une inquiétude me saisit. Se contenteraient-ils d’utiliser mes empreintes pour les distinguer d’autres pouvant se trouver sur la photo ou examineraient-ils toutes celles qui figuraient dans leurs fichiers ? Un gosse du voisinage avait admis être l’auteur du vandalisme de Halloween. Supposons que la police vérifie les empreintes des jeunes délinquants de la région. Les miennes étaient consignées dans les archives.

« Madame Nolan, si vous découvrez des indices de la présence d’un intrus dans votre propriété, s’il vous plaît appelez-nous. Je vais également demander à une voiture de patrouille de passer régulièrement devant votre maison. »

« Voilà une idée qui me paraît excellente. »

Ni moi ni MacKingsley n’avions entendu Alex entrer. Nous nous retournâmes brusquement pour le voir dans l’embrasure de la porte de la cuisine. Je fis les présentations, et MacKingsley lui répéta qu’il allait examiner la photo que j’avais trouvée dans l’écurie.

À mon grand soulagement, Alex ne demanda pas à la voir. MacKingsley se serait sans doute étonné que je ne l’aie pas montrée à mon mari. Il partit aussitôt après, puis Alex et moi nous regardâmes. Il passa ses bras autour de moi. « On fait la paix, Ceil, dit-il. Je suis désolé de m’être mis en colère. Mais tu ne dois rien me cacher. Je suis ton mari, sais-tu ? Ne me traite pas comme un étranger qui n’est pas tenu de savoir ce qui se passe autour de lui. »

Je proposai de servir pour dîner le saumon que nous n’avions pas mangé ce matin. Nous nous installâmes dans le patio et je lui parlai de l’offre de Georgette Grove. « Bien sûr, commence à regarder ce qu’elle te propose. Peut-être nous retrouverons-nous avec deux maisons. » Puis il ajouta : « Qui sait si nous ne finirons pas par avoir besoin des deux. »

Je savais qu’il plaisantait. Mais nous ne sourîmes pas et un vieux dicton me revint en mémoire. « D’un mot d’esprit jaillit souvent la vérité. » On sonnait à la porte. J’allai ouvrir et fis entrer l’officier de police de Mendham qui venait relever mes empreintes. En appuyant le bout de mes doigts dans l’encre, je répétais un geste que j’avais déjà fait – la nuit où j’avais tué ma mère.