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Le Mardi, à trois heures de l’après-midi, de mauvaise humeur et mal à son aise, Jeffrey MacKingsley ordonna à sa secrétaire de prendre ses appels. Paul Walsh était revenu au bureau à midi et lui avait rapporté qu’il avait suivi Celia Nolan pendant toute la matinée. « Elle a eu un choc en me voyant à la cafétéria, dit-il. Ensuite je l’ai suivie jusqu’à Bedminster, où elle est entrée dans cet endroit superchic où ils vendent des vêtements d’équitation. Elle ne s’est pas rendu compte que je la filais. Lorsqu’elle est sortie du magasin avec une quantité de boîtes, j’ai cru qu’elle allait avoir une attaque en apercevant ma voiture stationnée derrière la sienne. Comme je savais qu’elle allait chercher le gosse, j’ai cessé de la suivre. Mais demain, je compte rôder autour d’elle à nouveau. »

Il me regarde comme s’il me mettait au défi de lui enlever l’affaire, pensa Jeffrey, mais ce n’est pas mon intention, du moins pas tout de suite. Autant que je sache, l’enquête concernant Georgette Grove et le vandalisme d’Old Mill Lane n’a abouti nulle part.

Même la prétendue « menace » que Ted Cartwright aurait prononcée à l’encontre de Georgette Grove au Black Horse était davantage une réaction à ses attaques verbales qu’une véritable mise en garde. Cela ne signifie pas pour autant que Cartwright est innocent, se dit encore MacKingsley. Loin s’en faut.

Il prit le carnet de notes à spirale qui ne le quittait pas et commença à noircir une page vierge. Établir les faits dès le début l’aidait toujours à avoir les idées plus claires au cours d’une enquête.

Qui avait intérêt à tuer Georgette ? Deux personnes – et Ted était l’une d’elles. Henry Paley était l’autre. Jeffrey écrivit leurs noms dans son carnet et les souligna. Cartwright était monté à cheval dans la matinée du jeudi et pouvait tout à fait avoir emprunté l’allée cavalière qui passait à travers bois derrière la maison de Holland Road. Il aurait pu attendre Georgette et la suivre dans la maison. Après tout, elle avait laissé la porte ouverte à l’intention de Celia Nolan.

Le hic dans ce scénario, constata Jeffrey, c’était qu’il supposait que Cartwright était au courant des plans de Georgette et savait qu’elle faisait visiter la maison ce matin-là. Bien sûr, son copain Henry Paley aurait pu le renseigner, mais comment Cartwright pouvait-il être certain que Celia Nolan n’aurait pas fait la route avec Georgette au lieu de la retrouver sur place ? Si Celia Nolan et Georgette Grove étaient arrivées ensemble, Ted Cartwright les aurait-il tuées toutes les deux ? C’était peu vraisemblable.

La culpabilité d’Henry Paley était plus plausible, pensa-t-il en encerclant le nom d’Henry. Lui-même avait reconnu être au courant du rendez-vous de Georgette avec Mme Nolan dans la maison de Holland Road. Il aurait pu attendre que Georgette arrive, la suivre, la tuer et s’enfuir avant l’arrivée de Celia Nolan. L’argent était son principal mobile, auquel s’en ajoutait un autre : la peur d’être démasqué. Si Georgette Grove parvenait à prouver qu’il était lié à l’affaire de vandalisme, il risquait la prison et le savait.

Henry avait donc à la fois un mobile et l’occasion, conclut Jeffrey. Mettons qu’il ait fait vandaliser la maison des Nolan pour mettre Georgette dans l’embarras, en espérant que les Nolan la poursuivraient, ce qui la mettrait sur la paille. Il savait qu’elle avait manqué à son obligation de prévenir son client de la fâcheuse réputation de la maison. Puis, lorsqu’elle avait vu cette éclaboussure de peinture rouge sur le plancher du sous-sol de Holland Road, elle avait commencé à se poser des questions. Jeffrey souligna à nouveau le nom de Henry.

Henry Paley reconnaît s’être trouvé dans les parages de Holland Road le jeudi matin, réfléchit-il. C’était une journée portes ouvertes pour les agents immobiliers de la région à partir de neuf heures. Les autres agents auxquels Angelo a parlé se souviennent de l’avoir vu vers neuf heures quinze. Celia Nolan est arrivée dans la maison de Holland Road à dix heures moins le quart. Cela signifie que Henry a disposé de quinze à vingt minutes pour quitter l’agence, couper à travers bois, tuer Georgette, regagner sa voiture là où il l’avait laissée, et filer.

Mais si Henry était l’assassin, qui avait-il engagé pour vandaliser la maison des Nolan ? Je ne le crois pas capable d’avoir agi seul, pensa Jeffrey. Les pots de peinture pesaient lourd. Les éclaboussures sur les murs étaient trop hautes. En outre, la sculpture sur la porte n’avait rien d’une œuvre d’amateur.

Dans l’esprit de MacKingsley, le plus déconcertant dans cette histoire était la photo de Celia Nolan qu’on avait trouvée dans le sac de Georgette. Pour quelle raison l’y avait-on mise ? Pourquoi ne portait-elle aucune empreinte digitale ? Je comprendrais que Georgette l’ait découpée dans le journal, pensa-t-il. Peut-être culpabilisait-elle à cause de la réaction de Celia Nolan à la vue du saccage de sa maison. Mais elle n’aurait pas effacé les empreintes digitales. Quelqu’un d’autre l’avait fait, délibérément.

Et que dire de la photo que Celia Nolan avait trouvée dans l’écurie, celle de la famille Barton qu’elle avait voulu cacher ? Admettons qu’elle ait souhaité fuir la publicité, soit, mais elle aurait dû s’inquiéter qu’un détraqué ait pu s’introduire dans la propriété. À moins que cette pensée ne lui soit même pas venue à l’esprit. Elle n’avait trouvé la photo que le matin même et son mari n’en savait encore rien.

Deux photos. Une de la famille Barton, l’autre de Celia Nolan. L’une punaisée sur un poteau à la vue de tout le monde. L’autre vierge d’empreintes – ce qui, tout amateur de films policiers le savait, attirait l’attention du premier détective venu.

Il jeta un coup d’œil à son carnet et s’aperçut que la page était noircie de gribouillis d’où se détachaient trois mots : Ted, Henry, photos. Le téléphone sonna. Il avait dit à Anna de prendre les appels à moins d’une urgence. Il souleva le récepteur. « Oui, Anna.

– Le sergent Earley est au téléphone. Il dit que c’est très important. Il a la voix du chat qui a avalé le canari.

– Passez-le-moi. » Jeffrey entendit un déclic et dit : « Salut, Clyde, que se passe-t-il ?

– Jeffrey, j’ai pensé à celui qui pourrait s’être chargé du boulot dans la Maison de la Petite Lizzie. »

S’attend-il à ce que je joue aux devinettes avec lui ? se demanda Jeffrey. « Où voulez-vous en venir, Clyde ?

– J’y arrive. Je me suis demandé qui, outre les agents immobiliers, aurait pu sans mal se procurer de la peinture rouge, la peinture Benjamin Moore, rouge flamme mélangée de terre de Sienne brûlée. »

Il tient une piste, pensa Jeffrey, mais qu’il ne compte pas sur moi pour faire durer le plaisir. Il savait que Clyde s’attendait à l’entendre manifester son intérêt, pourtant il ne dit rien.

Après un silence qui ne produisit pas la réaction escomptée, Earley poursuivit d’un ton plus froid : « J’ai pensé au paysagiste, le dénommé Charley Hatch. Il a accès en permanence à la maison de Holland Road. Il est chargé d’y faire le ménage. Il aurait dû savoir que les pots de peinture se trouvaient dans le placard. »

Le récit de Clyde commençait à intéresser Jeffrey. « Continuez, dit-il.

– Quoi qu’il en soit, j’ai eu une petite conversation avec lui vendredi après-midi et, quand il m’a fait entrer chez lui, j’ai eu l’impression qu’il était nerveux. Vous vous souvenez de la chaleur qu’il faisait ce jour-là, Jeffrey ?

– Je m’en souviens. Pourquoi pensez-vous que Charley Hatch était nerveux ? »

Maintenant qu’il avait retenu l’attention du procureur, le sergent Clyde Earley n’avait plus envie de se presser. « D’abord, j’ai remarqué que Charley portait un pantalon de velours côtelé très épais, et ça m’a paru bizarre. Il portait aussi ce qu’on pourrait appeler des chaussures de ville, une paire de mocassins qui avaient vu des jours meilleurs. Il a essayé d’expliquer qu’il venait de se déshabiller pour prendre une douche quand il m’a vu arriver et qu’il avait pris le premier pantalon qui lui était tombé sous la main et enfilé les mocassins. Franchement, je n’y ai pas cru. Je me suis demandé où il avait fourré ses chaussures et sa tenue de travail. »

Les doigts de Jeffrey se crispèrent sur l’appareil. Le pantalon et les chaussures de Hatch étaient peut-être tachés de peinture, pensa-t-il.

« Donc ce matin j’ai traîné autour de la maison de Charley Hatch jusqu’à ce que les éboueurs se ramènent. Je savais que c’était le premier ramassage depuis ma petite visite du vendredi, et je me suis dit qu’il était peut-être assez stupide pour laisser une preuve comme celle-là dans sa propre poubelle. Le camion des ordures a fini par apparaître il y a une demi-heure. J’ai attendu que l’éboueur ait ramassé la poubelle de Charley et je l’ai suivi jusqu’à qu’il soit loin de la maison. Il s’apprêtait à jeter les sacs dans la benne. Je pense qu’à partir de là, sur le plan légal, ses ordures n’appartenaient plus à Charley. Alors j’ai demandé au responsable du ramassage des ordures ménagères, comme il s’intitule lui-même, d’ouvrir les sacs de Charley. Il les a ouverts. Et qu’est-ce qu’on a trouvé dans le second, sous un paquet de vieux pulls et de sweatshirts ? Un jean taché de peinture rouge, des baskets avec de la peinture rouge sur la semelle du pied gauche, et une collection de jolies petites statuettes avec les initiales CH gravées dessous. Apparemment Charley Hatch s’adonne à la sculpture à ses moments perdus. J’ai ramené le tout à mon bureau. »

À l’autre bout de la ligne, à son bureau au commissariat de Mendham, Clyde sourit en lui-même. Il ne croyait pas nécessaire d’informer le procureur que le matin même, à quatre heures, alors qu’il faisait encore nuit, il était retourné chez Charley et avait remis les pièces à conviction qu’il avait subtilisées dans leur sac-poubelle, avec tous les vieux vêtements qu’il n’avait pas emportés et qui attendaient le ramassage du matin. Le plan avait marché comme sur des roulettes. Il avait récupéré les affaires de Charley sous les yeux d’un témoin parfaitement fiable : monsieur le Responsable du ramassage des ordures ménagères.

« L’éboueur vous a vu ouvrir le sac-poubelle et il sait que son contenu appartenait à Charley ? » demanda Jeffrey, d’un ton qui reflétait enfin l’excitation qu’Earley attendait depuis le début.

« Absolument. Comme je l’ai dit, il a emporté les sacs jusqu’au camion qui était stationné dans la rue, juste devant la maison de Charley. J’ai aussi pris soin de lui montrer deux statuettes afin qu’il voie bien les initiales CH qui y sont gravées.

– Excellent, Clyde. Du bon travail de policier. Où est Charley en ce moment ?

– En train de jardiner quelque part.

– Nous allons envoyer les vêtements au labo, je parie que les traces de peinture correspondent à celles qu’on a trouvées sur la maison des Nolan. Mais ça peut prendre un ou deux jours et je n’ai pas envie d’attendre. Je pense que nous avons assez de présomptions. Je vais déposer une plainte pour malveillance criminelle et on ira le cueillir. Clyde, je ne vous remercierai jamais assez.

– À mon avis, quelqu’un a payé Charley pour vandaliser la maison, Jeffrey. C’est pas le genre de type à faire un truc pareil de son propre chef.

– C’est aussi ce que je pense. » MacKingsley raccrocha et appela sa secrétaire. « Pouvez-vous venir, Anna ? J’ai une demande de mandat d’arrêt à vous dicter immédiatement. »

Elle était à peine installée sur la chaise en face de son bureau que le téléphone sonna à nouveau. « Prenez le message, dit Jeffrey. Je veux obtenir ce mandat aussi vite que possible. »

L’appel provenait de Clyde Earley. « On vient d’avoir un appel du 911. Une femme qui habite Sheep Hill Road leur a téléphoné, affolée. Elle vient de trouver son paysagiste, Charley Hatch, étendu de tout son long au nord de sa propriété. Il a été atteint en plein visage, elle pense qu’il est mort. »