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Le lendemain matin en me réveillant, je regardai la pendule. Déjà huit heures et quart ! Je tournai instinctivement la tête. L’oreiller près du mien portait encore la marque de la tête d’Alex, mais il n’y avait personne dans la chambre. Puis je vis qu’il avait laissé un billet contre ma lampe de chevet. Je lus rapidement.

 

Ceil chérie,

Me suis réveillé à six heures. Heureux de voir que tu dormais après l’épreuve d’hier. Suis parti faire une heure de cheval au club. J’écourterai l’après-midi et serai de retour à trois heures. J’espère que la première journée de Jack à l’école se passera bien. Je veux avoir tous les détails. Baisers à tous les deux. A.

 

Des années auparavant j’avais lu la biographie posthume d’une grande star de la comédie musicale, Gertrude Lawrence, écrite par son mari, le producteur Richard Aldrich. Il l’avait intitulée Gertrude Lawrence, ou Mrs A. Depuis que nous étions mariés, chaque fois qu’Alex m’écrivait une lettre, il la signait d’un simple « A ». Je trouvais plutôt amusant de m’imaginer en Mme A et même ce jour-là, bien que cruellement consciente de l’endroit où je me trouvais, je me sentis un instant le cœur plus léger. Je voulais être Mme A. Je voulais mener une vie normale où je pouvais sourire, voir avec plaisir mon mari jouer les lève-tôt pour faire ces promenades à cheval qui faisaient son bonheur.

Je me levai, enfilai une robe de chambre et longeai le couloir jusqu’à la chambre de Jack. Son lit était vide. Je revins dans le couloir et l’appelai sans obtenir de réponse. Soudain effrayée, je criai plus fort : « Jack... Jack... Jack », non sans percevoir le ton affolé de ma voix. Je serrai les lèvres, furieuse contre moi-même. J’étais ridicule. Jack était sans doute descendu dans la cuisine pour se préparer ses céréales. C’était un petit garçon indépendant, et il se servait souvent tout seul lorsque nous habitions New York. Mais il régnait un silence inquiétant dans la maison, et je me précipitai en bas de l’escalier, traversai toutes les pièces. Il n’y avait aucune trace de Jack. Dans la cuisine, pas le moindre bol de céréales, pas de verre de jus d’orange vide sur le comptoir ou dans l’évier.

Jack était un enfant aventureux. Peut-être n’avait-il pas eu la patience d’attendre que je me réveille et était-il parti en exploration. Et s’il s’était perdu ? Il ne connaissait pas le quartier. Et si quelqu’un l’avait vu et emmené dans sa voiture ?

Pendant ces courts instants qui me parurent interminables, je fus prise de panique à la pensée que, si je ne retrouvais pas Jack immédiatement, je serais obligée d’appeler la police.

C’est alors que je compris où il se trouvait. Bien sûr. Il était allé rendre visite à son poney. Je courus à la porte de la cuisine qui donnait dans le patio et l’ouvris d’un geste brusque, puis je poussai un soupir de soulagement. La porte de l’écurie était ouverte et je distinguai la silhouette de Jack en pyjama à l’intérieur, debout devant la stalle du poney.

Le soulagement céda vite la place à la colère. La veille au soir Alex et moi avions branché l’alarme après avoir décidé d’un code à quatre chiffres, 1023. Nous avions choisi ce chiffre car nous nous étions rencontrés le 23 octobre de l’année précédente. Mais le fait que l’alarme n’ait pas fonctionné lorsque Jack avait ouvert la porte signifiait qu’Alex ne l’avait pas rebranchée en partant le matin. Sinon j’aurais su que Jack s’était sauvé.

Alex se donne beaucoup de mal, mais il n’est pas encore habitué au rôle de parent, me dis-je en me dirigeant vers l’écurie. Je m’efforçai de me calmer et me concentrai sur la beauté de cette matinée de septembre, savourant le soupçon de fraîcheur qui annonçait le début de l’automne. J’ignore pourquoi l’automne a toujours été ma saison préférée. Même après la mort de mon père, lorsque nous étions seules ma mère et moi, je me souviens des soirées où j’étais assise avec elle dans la petite bibliothèque à côté du séjour, avec le feu qui pétillait dans la cheminée, toutes les deux plongées dans nos livres. J’appuyais ma tête sur le bras du canapé, effleurant sa taille du bout de mes pieds.

En marchant dans le jardin, une pensée me traversa l’esprit. Ma mère et moi étions restées ce soir-là dans le petit salon, à regarder un film qui s’était terminé à dix heures. Avant de monter, elle avait branché l’alarme. Même enfant, j’avais le sommeil léger et le son perçant m’aurait réveillée si elle s’était déclenchée. Mais elle ne s’était pas déclenchée, et ma mère n’avait pas été avertie de la présence de Ted dans la maison. Ce point avait-il été évoqué dans l’enquête ? Ted était ingénieur, il venait de fonder sa petite société de travaux publics. Il n’aurait eu aucun mal à neutraliser l’alarme.

Je décidai de noter ces réflexions dans un carnet. J’inscrirais tout ce qui me revenait à la mémoire, tout ce qui m’aiderait à prouver que Ted était entré par effraction dans la maison.

Je pénétrai dans l’écurie et ébouriffai les cheveux de Jack. « Hé, mon petit bonhomme, tu m’as fait une peur bleue, sais-tu ? Je ne veux pas que tu sortes de la maison avant que je sois levée, tu m’entends ? »

Jack perçut la fermeté de mon ton et opina du bonnet d’un air contrit. Je me retournai vers la stalle où se tenait le poney.

« Je voulais juste parler à Lizzie », expliqua Jack d’un ton pénétré, puis il ajouta : « Qui sont ces gens, maman ? »

Je regardai avec stupeur la coupure de journal qui avait été scotchée à un montant de la stalle. C’était un instantané nous représentant, ma mère, mon père et moi, sur la plage de Spring Lake. Mon père me portait sur un bras et, de l’autre, tenait ma mère par la taille. Je me souvenais parfaitement de cette photo. Elle avait été prise l’été où la vague nous avait projetés sur le rivage, mon père et moi. J’en avais une copie ainsi que de l’article du journal dans mon dossier secret.

« Est-ce que tu connais ce monsieur, cette dame et la petite fille ? » demanda Jack.

Je dus mentir une fois de plus. « Non, Jack, je ne les connais pas.

– Alors pourquoi quelqu’un a-t-il mis leur photo ici ? »

Pourquoi en effet ? S’agissait-il d’un autre geste de malveillance ou m’avait-on déjà reconnue ? Je m’efforçai de ne pas trahir mon trouble. « Jack, nous ne parlerons pas à Alex de la photo. Il serait très en colère s’il apprenait que quelqu’un est venu l’afficher dans l’écurie. »

Jack me lança le regard pénétrant d’un enfant qui sent que quelque chose n’est pas normal.

« Ce sera notre secret, insistai-je.

– Est-ce que celui qui a mis la photo à côté du box de Lizzie est entré pendant que nous dormions ?

– Je ne sais pas, mon chéri. »

J’avais soudain la bouche sèche. Et si cet individu s’était trouvé dans l’écurie au moment où Jack y était entré seul ? Quel malade mental s’était mis dans la tête de vandaliser la pelouse et la maison ? Et comment cette photo était-elle parvenue entre ses mains ? Si Jack avait pénétré dans l’écurie au moment où il s’y trouvait, se serait-il attaqué à lui ?

Hissé sur la pointe des pieds, Jack caressait les naseaux du poney. « Lizzie est très jolie, n’est-ce pas, maman ? » demanda-t-il. Il avait oublié la photo qui était passée dans la poche de ma robe de chambre.

La ponette avait une robe alezane avec une petite marque blanche sur le chanfrein que l’on pouvait, avec un peu d’imagination, prendre pour une étoile. « Oui, elle est très jolie, Jack », dis-je, m’efforçant de cacher la peur qui me poussait à le prendre dans mes bras et à m’enfuir en courant. « Mais je trouve qu’elle est trop jolie pour qu’on l’appelle Lizzie. Si nous lui donnions un autre nom, qu’en penses-tu ? »

Jack me regarda. « Ça me plaît de l’appeler Lizzie », dit-il, avec une note d’obstination dans la voix. « Hier tu as dit que je pouvais l’appeler comme je voulais. »

Il avait raison, mais il existait peut-être un moyen de le faire changer d’avis. Je désignai l’étoile blanche. « Je crois qu’une ponette avec une étoile sur le front devrait s’appeler “Star”, dis-je. C’est comme ça que j’appellerais Lizzie si elle était à moi. Maintenant, va vite te préparer pour l’école. »

Jack devait se présenter à la maternelle à dix heures. Il était inscrit à St. Joseph, l’école que j’avais moi-même fréquentée jusqu’en sixième. Je me demandai si mes anciens professeurs étaient toujours là et, si oui, ma vue évoquerait-elle un souvenir dans leur mémoire ?