— La garce !!! Elle me le paiera !!!
Krakus serrait les dents pour cacher sa fureur. Élianta s’était complètement foutue de lui. Maintenant il était dans la merde. Tout le village devait se réunir dans moins d’une demi-heure. Et qui avait-elle recruté pour rapporter les nouvelles collectées par les gamins ? Qui avait-elle choisi pour focaliser tous les regards et captiver l’attention des spectateurs ? Qui ? Une vieille peau toute ridée !!!
— Je ne comprends pas ta colère…, dit Élianta en s’approchant de lui.
— Fais pas l’idiote.
— J’ai fait de mon mieux pour répondre à ta demande.
— Arrête de te foutre de ma gueule, tu veux ?
— C’est pourtant vrai…
— N’en rajoute pas. Casse-toi.
— Chimalis est d’une beauté parfaite. Son âme est la plus pure qui soit… Si tu en doutes, demande aux autres. Tout le monde te le dira…
— Beauté parfaite… Beauté parfaite… Elle a gagné le concours des maisons de retraite ?
— Quoi ?
— Elle est toute ratatinée !!! Elle tient debout par l’opération du Saint-Esprit !
— Mais sa voix est claire, elle porte et on l’entendra bien. Elle s’est entraînée tout l’après-midi.
— On n’entendra rien du tout car il est exclu que cette vieille patate fripée dise quoi que ce soit !
— Mais… elle a appris tous les textes par cœur… Elle ne comprendrait pas qu’on lui retire sa mission…
— Rien à foutre. Je veux plus la voir. Toi non plus.
Krakus était hors de lui. Une fois de plus, il n’avait rien pu obtenir de ces maudits sauvages. Ils se payaient sa tronche tranquillement, tout en se donnant des airs angéliques.
Ça ne pouvait pas continuer ainsi éternellement. Il fallait trouver un moyen pour réussir à s’imposer, devenir un leader respecté, suivi. Il devait à tout prix développer un certain charisme, trouver une attitude de meneur d’hommes…
Soudain des images de son passé ressurgirent dans son esprit. Les conflits armés, le Nicaragua, le Salvador… La guerre lui avait appris une chose : devenait leader celui qui s’engageait à protéger les hommes lorsqu’un danger mortel les menaçait…
Krakus se répéta cette phrase. Il allait y songer…
En attendant, il n’avait personne pour parler ce soir en public… Lui seul connaissait toutes les bribes d’informations collectées par les bambins. Il allait devoir s’y coller. Il n’était peut-être pas très sexy, mais sa position d’étranger lui donnait quand même un statut particulier, et c’était finalement l’occasion d’apparaître sur le devant de la scène. Ça l’aiderait peut-être dans ses projets.
Dans la foulée, il enchaînerait sur la séance d’hypnose. La machine que Gody avait inventée était prête.
Il attendit patiemment. Les indigènes arrivèrent par petits groupes, tandis que le soleil se retirait. Le feu au centre de la place devint bientôt l’unique source de lumière. Il crépitait en diffusant l’odeur du bois brûlé. Les derniers Indiens prirent place, s’asseyant en demi-cercle autour du foyer, et bientôt tous furent rassemblés. Le silence se fit parmi eux. Les visages illuminés de rouge par les flammes dansantes se tournèrent vers lui.
Krakus sentait qu’il parvenait déjà à capter leur attention. Il inspira profondément.
— Chers amis, avec mes camarades, nous avons pensé qu’il vous serait agréable d’être mieux informés sur le monde dans lequel vous vivez. C’est pourquoi nous avons proposé de vous réunir tous les soirs pour écouter des informations recueillies pour vous tout au long de la journée. Ce soir, c’est moi qui ai l’honneur de vous les présenter. À partir de demain, ce sera l’un d’entre vous…
Les visages affichaient des mines interloquées. Krakus se demandait si ces sauvages comprenaient ce qu’il était en train de leur dire, quand l’un d’eux se leva, un homme d’un certain âge aux cheveux gris tressés.
— Pourquoi écouterions-nous les informations provenant d’autres hommes alors que nous-mêmes avons des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, des doigts pour toucher et un cœur pour ressentir ?
Krakus avala sa salive. Il n’avait pas prévu d’être interpellé sur le bien-fondé de la démarche. Il balaya l’assistance du regard. Tous les yeux étaient rivés sur lui.
— Eh bien… Disons… Vous ne pouvez pas être partout à la fois. Quand vous êtes au village, vous ne pouvez pas savoir ce qui se passe à la rivière ou dans la forêt. Moi, je centralise l’information pour que tout le monde y ait accès.
Une femme se leva à son tour.
Bon sang, ils n’allaient pas tous s’y mettre…
— À quoi ça me sert de savoir ce qui se passe en forêt si je suis au village ?
Krakus chercha une réponse… vite… mais n’en trouva pas.
— Eh bien, c’est toujours intéressant… non ?
Le silence lui répondit.
Il décida d’enchaîner rapidement.
— Donc, tous les soirs, on va vous rapporter ce qui s’est passé dans la journée et…
— Mais si on nous raconte des choses qui ont eu lieu dans la journée, en quoi nous concernent-elles le soir venu ?
Krakus sentit son visage devenir brûlant. Il regarda dans la direction du jeune homme qui s’était exprimé. Il n’avait même pas l’air agressif. Ils étaient pénibles sans le faire exprès.
Krakus savait qu’il ne pouvait continuer ainsi. Ils allaient saborder la séance, il ne s’en relèverait pas.
Il eut soudain envie de retrousser ses manches et de cogner quelqu’un, n’importe qui. Ça le démangeait. Sandro avait eu tort. C’était peine perdue d’essayer de rendre ces idiots malheureux. Il aurait fallu les liquider, un point c’est tout.
Il tenta de se calmer. Tout alla très vite dans son esprit tandis qu’il cherchait une solution.
Il eut soudain une idée. Mais oui, bien sûr. Il fallait les endormir d’abord. Ensuite, ils se laisseraient faire…
— Mes amis, la plupart de vos questions trouveront réponse quand vous nous aurez écoutés. Vous jugerez alors par vous-mêmes. En attendant, j’ai une surprise pour vous. J’ai demandé à Gody d’inventer une machine, une machine merveilleuse qui invite à rêver, à se laisser aller, à oublier ses soucis. Mais j’en ai assez dit. Je vous laisse découvrir… le vidophore.
Il se retourna. Marco et Alfonso apparurent, portant à bout de bras un grand récipient transparent rempli d’un liquide bleu pâle. Ils le posèrent délicatement devant le feu, de façon à bien éclairer son contenu pour le rendre visible de tous. Il s’agissait d’un jerrican dont la partie supérieure avait été découpée si bien qu’il ressemblait désormais à un aquarium.
Krakus entendit quelques mètres derrière lui une voix marmonner en sourdine quelques fragments de phrases inintelligibles.
— … n’a jamais réussi à créer ça… Dieu… jamais Dieu… moi seul… n’existe pas… façon…
Gody sortit de l’ombre et s’approcha, un petit objet grisâtre à la main. Il se pencha au-dessus du liquide et posa l’objet à la surface. Il le lâcha et celui-ci tomba lentement jusqu’au fond, comme une ancre qui se laisse couler dans la mer pour rejoindre le sable. Gody le fixait d’un regard torve. Krakus jeta un coup d’œil à l’assistance. Tous étaient concentrés sur l’opération.
Rien ne se passa dans les premiers instants, puis, lentement, une grosse bulle se forma sur l’objet immergé et s’en détacha pour remonter lentement vers la surface. Krakus ne pouvait détacher ses yeux de sa lente ascension. Une deuxième apparut aussitôt qui prit le même chemin, puis d’autres suivirent, selon un tempo savamment calculé.
Gody lui avait expliqué que les Indiens avaient tous le même rythme cardiaque, d’une part en raison de la proximité de leurs gènes, d’autre part parce qu’ils partageaient le même mode de vie et la même alimentation. La machine avait été conçue pour libérer des bulles au même rythme : le pouls des Indiens et celui de la machine étaient les mêmes…
Les quatre hommes s’effacèrent et seul le vidophore demeura en scène, trônant devant les braises rougeoyantes.
Les Indiens ne le quittaient pas des yeux, absorbés par le mouvement régulier des bulles. Krakus prit une voix la plus profonde possible pour formuler la phrase préparée par Gody, et il la répéta à deux reprises, de plus en plus lentement…
— Tandis que les bulles montent, vous vous sentez de mieux en mieux, et vous vous laissez aller de plus en plus profondément dans la détente…
Krakus observa les Indiens. Il avait du mal à croire que cette machine ait le pouvoir de modifier leur état de conscience.
Une semi-hypnose, avait dit Gody en réponse à ses interrogations. Il s’était ensuite embarqué dans une explication tellement truffée de jargon incompréhensible pour un non-initié que Krakus s’était demandé si son intention n’était pas de le noyer dans la confusion.
Pourtant, les Indiens étaient bien là, fascinés par les bulles ou le vide qu’elles contenaient, calmes, abandonnant tout esprit de contradiction, n’opposant plus aucune résistance, légèrement affaissés sur eux-mêmes bien qu’encore éveillés.
Un léger bruit attira l’attention de Krakus. Une chauve-souris passa au-dessus de la scène dans un froissement d’ailes. Il guetta attentivement la réaction des indigènes. Pas un ne leva les yeux, pas un ne tourna la tête. C’était comme si aucun n’avait entendu ce son caractéristique qui, en d’autres occasions, aurait attiré tous les regards ; ils auraient contemplé le vol chaotique de l’animal aveugle et tenté d’interpréter à travers lui le message des esprits.
Krakus s’assit par terre à côté de ses hommes, derrière le feu. Marco et Alfonso échangèrent un regard amusé. Gody était déjà reparti. Krakus évita de fixer l’aquarium, de peur de tomber lui-même en transe. Il préférait observer les Indiens, toujours aussi silencieux. Ils donnaient l’impression de flotter dans du coton.
Le bois avait cessé de flamber, mais ses braises brûlantes, aussi ardentes que celles d’une fournaise, diffusaient d’intenses lueurs jaunes et rouges. La chaleur dégagée contrastait avec la fraîcheur de la nuit enveloppant la sombre forêt.
Krakus attendit patiemment, laissant aux indigènes le temps de goûter ce moment d’abandon de soi, d’oubli du temps, d’évanouissement de la réalité, et de se dissoudre dans le vide existentiel d’une machine produisant des bulles de néant.
Il finit par se lever et revenir devant ces hommes et ces femmes engourdis. Il se plaça à côté du vidophore, puis, lentement, d’une voix de velours, il prit la parole et, mot après mot, phrase après phrase, il commença à raconter les événements rapportés par les gamins. Tranquillement, en prenant tout son temps, il distilla les mauvaises nouvelles qui avaient émaillé la journée. Il était question de mygales repérées sous des feuillages, d’un anaconda susceptible de menacer les plus jeunes des enfants, ou encore d’arbres morts sur le point de s’écrouler. Des dangers et des problèmes. Des menaces et des préoccupations. Pour ne pas éveiller de soupçons, il prit soin de glisser çà et là quelques informations positives sans que personne ne prenne conscience de la futilité qui avait guidé leur choix.
Au fur et à mesure de ses propos, il pouvait voir les visages exprimer tour à tour de l’inquiétude, de l’amertume, une pointe de colère ou de déception.
Après quoi il les abandonna de nouveau au vidophore, et ces émotions néfastes se cachèrent bien vite au fond d’eux. Ils passèrent le reste de la soirée l’esprit délesté d’une partie de leur conscience, comme une vieille branche flottant entre deux eaux. Mais, dans leur regard, quelque chose avait changé. Un ange maléfique avait semé une pincée de tristesse sur ces âmes rassemblées.