Reprends tes esprits, reviens à toi, réveille-toi, admets que ce sont tes rêves qui te troublent et regarde à nouveau les choses en face…
Certes, ses esprits étaient troublés, mais les douces paroles que Marc Aurèle chuchotait inlassablement à son oreille ne suffisaient pas à éclaircir ses vues sur sa situation, à l’extirper de cet imbroglio de sentiments contradictoires plus emmêlés que l’écheveau de lianes étouffant l’arbre devant sa fenêtre.
Tout son être haïssait ce peuple et criait vengeance. Et, par moments, une partie de lui culpabilisait de détruire chez ces gens un équilibre intérieur dont il mesurait la valeur à l’aune de sa propre incapacité à l’atteindre. Colère, remords, envie, jalousie, dégoût, respect et rejet s’enchevêtraient alors en lui.
Un oiseau vert vint se poser sur la souche devant la fenêtre de la hutte. Cette vision ranima Sandro, le ramena dans son corps, ses pensées confisquées par la beauté du réel. Soudain pleinement associé à ses sens, il s’ouvrit à l’intensité de ce moment, conscient de ce qu’il voyait, entendait et ressentait, et sa vie, l’espace d’un instant, s’illumina d’une couleur et d’une saveur insoupçonnées.
Puis il se laissa rattraper par son monde intérieur, un monde irréel où les mots, les images et les émotions cultivées régnaient en maîtres absolus sur son âme.
L’oiseau émit un cri strident. Ses plumes étaient d’un vert vif et, au sommet de son crâne, la petite crête jaune s’agitait dès qu’il remuait la tête. Il avait un air triste qui ajoutait à l’attirance que Sandro ressentait pour ce petit être.
L’image d’Élianta apparut soudain dans son esprit, et il s’empressa de la chasser au plus vite.
On entendit des pas se rapprocher. L’oiseau s’envola et l’on frappa à la porte.
Krakus déboula comme un rhinocéros, débordant d’une odieuse énergie virile. Sandro se referma instantanément.
L’autre s’affala sur un siège en soufflant bruyamment. Il était couvert de sueur.
— Ah ! Putain de chaleur !
Il sortit sa gourde, but à grosses gorgées, puis s’essuya la bouche d’un revers de manche.
Sandro se sentit subitement envahi dans son intimité. Une touche de répulsion s’ajouta à l’envie désespérée de se retrouver à nouveau seul.
Il lui tourna négligemment le dos.
— Ça peut plus continuer comme ça, dit Krakus. Faut passer à la vitesse supérieure. Quand la bataille traîne en longueur, les soldats s’enlisent et se mutinent.
Sandro laissa son regard voguer par la fenêtre.
— Le temps d’une métamorphose n’est pas le temps de la guerre.
— En tout cas, il faut qu’on avance. C’est quoi, la prochaine étape ?
L’oiseau revint se poser sur la souche et déposa devant lui une énorme graine de toulouri. Il regarda autour de lui en tournant sa tête par à-coups successifs, comme un automate. Puis il se mit à picorer la graine, la secouant à chaque bouchée, après quoi il s’essuyait le bec sur l’arête de la souche.
Sandro aurait voulu être cet oiseau, goûtant l’instant présent sans se soucier de rien.
— Alors ? dit Krakus impatiemment. C’est quoi, la prochaine étape ?
Sandro ressentit violemment le ton agacé de son interlocuteur. Il se permettait de s’agacer, lui qui ne souffrait pas et ne savait rien de sa souffrance et du dilemme qui le rongeait de l’intérieur. Il avait envie de le lui crier à la figure, de le chasser de sa hutte avec sa gourde, sa sueur et ses mauvaises manières, de…
Aie à l’esprit que la force, l’énergie et le courage n’échoient pas à celui qui s’indigne et se fâche. Plus on se rapproche de l’impassibilité, plus on est fort. La colère trahit la faiblesse de même que l’affliction : toutes deux sont des blessures, des capitulations.
Oui, c’est ça, se dit Sandro, je suis faible, affligé, blessé. Sur le point de capituler.
D’ailleurs, pourquoi, cette dernière année, avait-il répété inlassablement à ses étudiants les paroles de Marc Aurèle au point de les connaître par cœur ? N’était-ce pas pour s’en convaincre lui-même ? N’en était-il pas le véritable destinataire ?
— Il faut que tu coopères plus, dit Krakus sur un ton de reproche. On ne peut pas continuer comme ça. J’en ai marre de devoir te tirer les vers du nez.
Sandro ne détachait pas ses yeux de l’oiseau vert. Il mourait d’envie de saisir Krakus par le col et de le jeter dehors. Mais il se sentait lourd, plombé, comme si son corps pesait trois tonnes. Incapable de faire un seul mouvement.
Si seulement il était cet oiseau. Léger, libre, libre de ses mouvements, libre de son existence… Pouvoir s’envoler d’un battement d’ailes et changer de vie.
Krakus soupira. Un soupir d’une grossièreté insoutenable.
— Merde, c’est pour toi qu’on fait tout ça, après tout. C’est toi qui l’as voulu ! C’est ta femme qu’on a trucidée, pas la mienne.
Une douleur fulgurante s’ajouta à la colère intérieure de Sandro. Cette situation devenait insupportable, insoutenable. Il aurait voulu ne jamais être venu là, dans cette jungle infernale où il se retrouvait prisonnier, prisonnier de son esprit torturé et de ses émotions ravageuses, prisonnier de ses plans et de leur grossier exécuteur. Il n’aurait jamais dû quitter New York, cette ville qu’il critiquait quand il y était, mais qui lui manquait dès qu’il s’en éloignait. Il fallait en finir, au plus vite, puis partir, loin, loin de ces maudits Indiens, loin de cette forêt maléfique, et ne plus jamais revoir Krakus.
Krakus… La première fois qu’il avait entendu son nom, c’était au téléphone avec la compagnie d’assurances du magazine où travaillait sa femme, après qu’il les eut harcelés pendant quinze jours. Quinze jours interminables pendant lesquels il avait guetté en vain son retour pourtant programmé. Quinze jours pour convaincre le magazine de bouger. Puis cette équipe mandatée par l’assureur pour la rechercher et la retrouver à un jour de marche du village après son évasion en pleine nuit, presque à l’agonie après le supplice subi. Elle n’avait pas survécu au voyage du retour…
Un bruit de tabouret renversé. Krakus se relevait, prêt à partir.
— Attends, murmura Sandro sans quitter l’oiseau des yeux.
Krakus se figea quelques instants, puis se rassit.
Sandro avala sa salive. Il sentait son sang battre dans ses tympans.
— Nous allons leur inculquer un fléau terrible, pire que le palu et la dengue réunis.
Un silence dense envahit la hutte. Dehors, l’oiseau s’envola et disparut.
Sandro tourna les yeux vers Krakus et poursuivit :
— On a ébranlé leur confiance dans le monde en les abreuvant de mauvaises nouvelles. On a sapé leur confiance en eux-mêmes en les identifiant à leurs actions, leurs résultats, en les comparant entre eux. Ils n’aiment plus leur propre corps. Ils n’ont plus de liens avec la nature, plus de dieu, plus de vrais liens entre eux. Ils ont peur des autres. Ils ont perdu le bonheur de l’instant présent pour ressasser le passé et se perdre dans le futur… Maintenant que leur vie a perdu sa saveur merveilleuse, qu’ils se croient en compétition avec la terre entière, on va leur présenter une solution qu’ils vont s’empresser d’adopter. Ils vont s’y raccrocher comme un naufragé au milieu du fleuve Amazone s’agripperait à la queue rugueuse du premier caïman qui passe pour ne pas sombrer dans les eaux brunes…
Sandro détourna son regard et enchaîna :
— On va leur faire croire que de vulgaires objets ont le pouvoir d’enchanter leurs âmes embrumées.
Il s’arrêta, saisi par une douleur soudaine dans l’abdomen. Il tenta de respirer profondément et conclut :
— Puisque leur vie est devenue vide, vide de beauté, vide d’amour, vide de conscience, vide de sens, on va les amener à vouloir remplir ce vide en se gavant en vain de… choses matérielles.
La douleur le reprit, plus forte. Il se pencha légèrement en avant et attendit en fermant les yeux. Quand il les rouvrit, Krakus avait disparu. Il avait quitté la hutte sans dire un mot.