20

Élianta crut entendre le doux tintement d’une clochette de bois à l’extérieur. Mais c’était pour ses voisins. Désespérément seule, elle se languissait de recevoir un message.

Depuis le décès incompréhensible de Bimisi et la terrible accusation publique de Krakus, elle se sentait mal. Certes, elle avait suivi à la lettre les indications de son maître pour la préparation du traitement et, de ce point de vue-là, elle n’avait rien à se reprocher. La mort de Bimisi était une énigme. Sans doute la volonté des esprits, à laquelle nul ne pouvait s’opposer. D’ailleurs, personne au village ne lui en voulait. Mais les mots de Krakus repassaient en boucle dans son esprit et elle ne pouvait s’empêcher de culpabiliser.

Les semaines s’étaient écoulées, et elle avait du mal à reprendre le dessus. Elle qui auparavant goûtait chaque instant de la vie ne cessait maintenant de ressasser le passé ou de tenter de s’évader dans le rêve d’un futur qu’elle espérait plus prometteur.

Heureusement, le vidophore l’aidait à oublier ce qui la tracassait. Elle passait chaque jour des heures entières à se laisser aller, l’esprit absorbé par le défilement des bulles. Après coup, elle avait un curieux sentiment de vide. Alors elle mangeait quelque chose, grignotait sans avoir faim, puis retournait s’oublier devant les jolies bulles ascendantes.

La semaine précédente, Ozalee avait créé un léger vent de panique en annonçant au Jungle Time que les estimations de Gody faisaient craindre des pénuries de fruits dans la forêt. Il n’y en aurait sans doute plus pour tout le monde, avait-elle rapporté. Du coup, chacun s’était mis à cueillir tout ce qu’il pouvait pour stocker, et l’on avait rapidement constaté que les fruits venaient à manquer. Élianta avait tout de suite compris que la prévision s’autoréalisait. Du coup, elle avait tenté de rassurer tout le monde. Emmenant avec elle une ribambelle de gamins, elle était partie deux jours en excursion et avait rapporté de grandes quantités de bananes, d’ananas, de papayes et de maracujas pour les offrir aux villageois. Elle voulait démontrer que la peur était injustifiée, que la forêt offrait de la nourriture en abondance. Mais, loin d’être rassurés, les gens s’étaient précipités dessus et tout avait disparu en l’espace de quelques minutes. Au Jungle Time, Ozabee avait évoqué des risques de vol, et chacun fermait maintenant soigneusement sa hutte à l’aide de lianes.

Le seul fruit qui se raréfiait vraiment était le coupou, réclamé par les gamins en échange de leur délivrance de messages. Il fallait aller de plus en plus loin pour en récolter.

Pour protéger les gens de nouvelles attaques d’animaux venimeux, Krakus avait mis en place des rondes afin de surveiller l’approche des serpents et l’apparition de toiles d’araignées. On avait aussi abattu les derniers arbres dans l’enceinte du village. Seuls quelques arbustes avaient été conservés, que l’on taillait sévèrement chaque semaine.

Une clochette retentit à nouveau. Élianta se leva et ouvrit la porte de sa hutte. Mais c’était encore pour sa voisine. Celle-ci ne la vit point, occupée à marchander avec le gamin. Désormais, les porteurs de messages vendaient aussi des friandises, toutes plus alléchantes les unes que les autres.

Ne tenant plus en place, Élianta décida d’aller se baigner.

Elle traversa le village désert, franchit les nouvelles clôtures et se retrouva dans la forêt. Elle avança, se glissant entre les plantes, admirant ces hauts arbres qu’elle aimait tant, écoutant le doux bruissement des feuillages, et respira à fond. Il y avait eu de fortes pluies toute la matinée. La chaleur revenue, la nature exhalait ses parfums, suaves et voluptueux comme des vapeurs de paradis. Élianta se sentit soudain mieux, comme si elle se reconnectait avec elle-même. Elle étreignit un arbre et ferma les yeux quelques instants. Elle avait l’impression de revivre.

Elle rejoignit le bord du bassin. Avec l’orage du matin, l’eau d’ordinaire si claire était devenue aussi opaque que de la glaise.

Elle détacha son pagne et le laissa glisser le long de ses jambes. Puis elle s’immergea dans l’eau, une eau épaisse comme de la boue, divinement relaxante…

*

Après un déjeuner avalé sans appétit, Sandro s’allongea dans son hamac et s’endormit instantanément. Il se mit à rêver, et se retrouva plongé au IVe siècle… Marc Aurèle était sur les bords du Gran, dans les plaines de Hongrie où son armée luttait contre les Barbares. C’était la tombée de la nuit. Le calme revenait sur le champ de bataille. Mais le vent, qui n’avait cessé de balayer la plaine toute la journée, un vent froid qui pénètre dans le cou et vous glace le sang, refusait de se calmer. Marc Aurèle rentra dans sa tente et retira son casque. Les bougies diffusaient une lueur réconfortante qui se reflétait dans la statue d’or de la Fortune. Celle-ci devait toujours se trouver dans l’appartement de l’empereur et le suivait donc lors de ses campagnes.

Un garde se présenta entre les pièces de tissu qui occultaient l’ouverture et annonça le légat. Celui-ci apparut, le visage grave, un pli d’anxiété entre les sourcils. Marc Aurèle avait remarqué que celui-ci s’accentuait au fil des mois, tandis que l’armée luttait péniblement pour maintenir les frontières de l’empire.

— Le conspirateur a été arrêté, dit le légat, encore essoufflé.

Marc Aurèle le regarda sereinement sans rien dire. L’autre reprit :

— Il a reconnu les faits. Tout est en ordre. Il ne manque plus que ton feu vert pour l’exécuter.

L’empereur resta silencieux quelques instants.

— Qu’on lui laisse la vie sauve, dit-il.

Le légat ne put réprimer une expression de désapprobation.

— Cet homme a attenté à ta vie…

— Eh bien, ne nous comportons pas comme lui.

L’autre eut un geste de protestation, puis il se ressaisit, salua et quitta les lieux. Les flammes des bougies vacillèrent.

Marc Aurèle resta quelques instants songeur, ensuite il retira sa tunique et la posa sur le lit. Il se versa un peu de vin de Falerne dans une coupe, s’assit au bureau et sortit le parchemin sur lequel il notait chaque soir ses pensées. La flamme de la bougie diffusait une agréable chaleur. Il saisit une plume, la trempa dans le petit pot rempli d’une encre visqueuse et noire comme les ténèbres, puis resta un moment la plume en suspens. On entendait dehors le sifflement du vent dans les toiles des tentes et, par moments, quelques éclats de voix des soldats.

La plume crissa sur le parchemin et l’encre resta quelques instants mouillée, comme en relief, dans un ultime effort pour briller avant de sécher à jamais.

La meilleure manière de se venger des méchants, c'est de ne pas se rendre semblable à eux.

Marc Aurèle posa son regard sur la petite flamme. La lumière de la bougie brille et conserve son éclat jusqu’à ce qu’elle s’éteigne, se dit-il. La sincérité, la justice et la sagesse s’éteindront-elles avant l’heure ?

Il reprit sa plume.

Veille à ne jamais éprouver à l'égard des misanthropes ce que les misanthropes éprouvent à l'égard des hommes.

Un rire moqueur.

Sandro se réveilla en sursaut. Un singe s’accrochait à sa fenêtre, à l’extérieur.

Son rêve s’évapora, se dissipa dans l’air comme le brouillard de la jungle dès qu’un rayon de soleil apparaît. Mais Sandro se souvenait du message, de la morale.

Comme il est facile, se dit-il, d’adhérer à une idée, et complexe de l’intégrer dans sa vie, son ressenti, son comportement… Bien sûr qu’il aimerait pouvoir pardonner, mais quand on a été touché dans sa chair, comment est-ce possible, à moins de s’appeler Marc Aurèle, Jésus ou Gandhi ?

Il s’extirpa de son hamac et sortit. La pluie avait cessé. Une envie de marcher le prit. De s’aérer l’esprit.

Quelques minutes plus tard, ses rangers et vêtements de protection enfilés, il pénétrait dans la forêt.

Ses pas prirent instinctivement la même direction que la fois précédente. Pourtant, la végétation lui sembla différente. Tout poussait tellement vite que le paysage changeait en permanence. Même à l’aide d’une boussole et d’une carte, il lui serait totalement impossible de rentrer seul chez lui.

Au bout d’un moment, il parvint en vue du rocher plat qu’il se souvenait avoir remarqué près du bassin. Un rocher noir et luisant comme de l’onyx sous les quelques rayons de soleil parvenant à se frayer un chemin dans une trouée entre les arbres. Il marqua une pause, puis s’approcha en silence. Pourquoi retournait-il en ce lieu ? Il aperçut l’eau. Aussi brune et opaque que celle du fleuve Amazone. La pluie du matin avait en revanche nettoyé l’air, ramenant au sol les moindres poussières, et le paysage était maintenant d’une netteté saisissante. Les feuilles des plantes brillaient comme les yeux d’un caïman. Sandro s’avança à pas feutrés et, au détour d’un buisson, il la vit.

Elle était au même endroit que la dernière fois, les épaules hors de l’eau, de dos, gracieusement appuyée à une branche à moitié immergée. À quelques mètres à peine. Sandro se retenait presque de respirer. Il voyait la nuque étroite de la jeune femme, ses épaules finement sculptées, ses longs bras délicats. Il demeura ainsi un long moment, passif et silencieux. Les plantes, délavées par la pluie du matin, exhalaient un parfum infiniment subtil.

La jeune femme s’élança soudain en avant, dans cette eau tellement épaisse qu’elle ne produisit guère de vagues. Elle nagea vers l’autre rive, tournant le dos à Sandro. Il était temps de partir, mais il ne bougeait pas, incapable du moindre mouvement.

À l’approche du rivage, la nageuse se redressa et marcha vers le bord, dévoilant progressivement ses épaules puis son dos à mesure qu’elle avançait. Son corps était enduit d’une boue brune et luisante, une boue lisse qui recouvrait totalement sa peau. Elle sortit du bassin et s’étira, toute nue et néanmoins habillée de cette glaise brillante qui soulignait les courbes de sa féminité. Une statue de chocolat…

Sandro ne pouvait détacher ses yeux de cette vision qui lui semblait irréelle.

À ce moment, une pluie fine réapparut et la statue inclina sa tête en arrière, tournant son visage vers le ciel, les yeux clos. La pluie coula doucement sur ses paupières, ses joues, ses lèvres, ses épaules, et commença à la déshabiller lentement, très lentement. La boue se dissolvait au fur et à mesure, s’effaçait progressivement, dévoilant peu à peu la peau de la jeune femme, son corps d’une beauté sublime, irréelle, sa nudité troublante. La sculpture redevenue femme resta ainsi tant que l’averse dura, puis, tranquillement, entreprit de longer la rive, se rapprochant dangereusement de Sandro qui se figea de nouveau.

Mais la jeune Indienne s’arrêta à la hauteur du rocher, l’escalada et s’allongea sur le dos, yeux fermés, offrant son corps au soleil enfin revenu.

À quelques mètres de là, Sandro n’osait plus bouger. L’une des œuvres de Rodin venait d’être déposée au milieu de la forêt amazonienne, sur un socle de roche, juste devant lui.

La beauté suspend le temps, et il ne sut dire combien de minutes il resta ainsi, condamné à contempler celle qui s’imposait à son regard.

Au bout d’un long moment, le rythme de sa respiration indiqua que la jeune femme s’était endormie. C’était le moment de s’éclipser.

Il jeta un coup d’œil alentour avant de s’éloigner, et c’est alors qu’il le vit. À mi-chemin entre elle et lui, un serpent rampait dans la direction de la belle endormie. Au premier regard, Sandro l’identifia. Il avait suffisamment lu les guides de survie. Un corail, facilement reconnaissable à sa robe colorée avec trois anneaux noirs entre deux rouges. Impossible de se tromper. Il se souvenait même des effets de sa morsure : une douleur très vive, un œdème, suivis de troubles de la vue, de convulsions, pour finir par une paralysie des muscles respiratoires et une mort par asphyxie.

Le serpent rampait à la base de la roche plate, avançant lentement vers l’Indienne allongée.

Oubliant sa vengeance, Sandro fut saisi d’un sentiment d’urgence. Il ne pouvait pas la laisser à la merci d’une mort atroce, comme ça, sous ses yeux ! N’écoutant que sa conscience, il chercha des yeux le moyen de tuer l’animal. Une pierre. Il fallait une pierre. Vite ! Il balaya le sol du regard. Rien. De la végétation à profusion, mais pas de pierre…

Soudain il aperçut une sorte de bûche assez longue, sans doute oubliée par les enfants venus couper du bois pour le feu. Cela ferait l’affaire.

Il avança avec précaution, posant délicatement ses pieds sur les feuillages pour ne pas faire de bruit. Il ne devait être entendu ni du reptile ni de la jeune femme qui, si elle se redressait, se mettrait aussitôt en danger. Il saisit doucement la bûche, puis avança vers le rocher, lentement, lentement, en silence. Il se rapprochait, pas à pas, brandissant son gourdin, tandis que le serpent n’était plus qu’à cinquante centimètres de sa proie.

Sandro fit le dernier mètre en retenant sa respiration. Maintenant. Il fallait frapper maintenant. Il regarda sa bûche puis le corail, tentant d’évaluer la distance, de bien calculer son coup, de bien viser. Il sentait le trac monter en lui, la pression de l’enjeu. Le serpent arrivait entre les jambes de sa victime, à hauteur de ses chevilles. Allez ! Maintenant ! Sandro bloqua sa respiration et abattit sa massue d’un coup.

La suite se déroula à toute allure, sans qu’il pût réagir en rien. Le gourdin frappa violemment la roche en frôlant le serpent, et Sandro tomba à genoux. Le reptile se retourna vivement, se redressa. Sandro vit la tête plate et triangulaire prendre du recul en s’élevant, puis se jeter dans sa direction.

Dans le même temps, l’Indienne s’était levée d’un bond et avait lancé sa main vers le serpent dans un geste d’une vitesse stupéfiante. Elle l’attrapa en le saisissant sous la tête juste avant qu’il ne morde. Sandro eut le temps de voir la gueule s’ouvrir et le terrible crochet commencer à se refermer, à quelques centimètres de son visage.

C’est à ce moment-là qu’il réalisa vraiment ce à quoi il avait échappé, et cette pensée le pétrifia, tandis que le reptile prisonnier continuait de le fixer de ses minuscules yeux plissés en projetant vers lui sa fine langue fourchue.

La jeune femme se redressa et Sandro, à genoux et encore sous le choc, leva lentement les yeux vers elle. Malgré sa nudité, sa posture avait quelque chose d’arrogant. Ses yeux noirs brillaient de colère. Debout, les jambes légèrement fléchies, elle tenait le corail d’une main en le pinçant toujours sous la tête. Le serpent se contorsionnait et sa queue battait les cuisses de la jeune femme.

— Il a failli te tuer, par ta faute.

Sandro trouva le reproche injuste. Il tenta de reprendre ses esprits pour parler.

— Je n’ai pas l’habitude de manier le gourdin, moi.

— Personne ne t’a demandé de le faire.

— Mais… il s’apprêtait à t’attaquer. J’ai fait ça pour te sauver !

Il ne pouvait détacher son regard de l’animal qui continuait de se tortiller entre les doigts de sa geôlière.

— Un serpent n’attaque jamais un humain, sauf s’il se sent menacé.

La jeune femme pinça le reptile en un point précis sous la mâchoire. Il se tendit et cracha son venin par saccades. Puis elle le lança dans les feuillages.

Sandro avala sa salive.

— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-elle.

Il leva de nouveau les yeux vers elle.

— Sandro.

— Sandro…, répéta-t-elle lentement.

Un mélange de sérénité et d’affirmation se dégageait de sa personne.

— Et toi ? osa-t-il.

Les yeux noirs se posèrent sur lui. Un regard doux dans lequel pointait une lueur d’impertinence.

— Élianta.