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Une main. Une main prenant la sienne, qui le tirait doucement.

Sandro tourna la tête. Élianta se tenait là, le visage grave, et ses yeux lui demandaient de la suivre.

Ils se faufilèrent entre les groupes de gens encore sous le choc des événements. Ils traversèrent la place bondée, puis le village désert, et plongèrent dans la forêt. Ils se glissèrent entre les arbres, marchant en silence.

La main d’Élianta, bien que délicate, le menait avec une certaine assurance. Quand les dernières huttes furent hors de vue, ils ralentirent le pas. Sandro se sentait troublé, ému du contact de sa paume contre celle de la jeune femme, qui ne le lâchait pas. Il n’en revenait pas de la toucher, de sentir sa douceur, sa chaleur. Il aurait donné n’importe quoi pour rester ainsi, sa main dans la sienne, en arrêtant le temps, pour l’éternité.

Ils marchèrent sans rien dire pendant un long moment, se glissant entre d’innombrables tonalités de verts aux senteurs aussi subtiles que variées. Soudain, Sandro aperçut à travers la végétation une clarté diffuse, loin devant eux, tandis qu’un léger murmure continu se faisait entendre. La clarté s’accentua à mesure qu’ils avançaient. Le bruit de fond devint une sorte de bourdonnement, puis bientôt un grondement sourd. Ils se retrouvèrent au bord d’un cours d’eau assez large, inondé de la lumière d’un ciel partiellement dégagé. L’orage avait fui, abandonnant à sa traîne quelques nuages affolés.

Élianta entraîna Sandro le long de la berge, et soudain apparut un spectacle à couper le souffle. À cet endroit, le lit de la rivière était constitué sur toute sa largeur d’une immense roche plate sur laquelle l’eau glissait. Au bout de la roche, l’eau se précipitait dans le vide à la verticale d’une chute de plus de vingt mètres, puis se pulvérisait à l’arrivée dans un brassage magistral.

— Je viens souvent ici, lui dit-elle. Cet endroit est magique.

Ils descendirent quelques mètres en aval sur le terrain en forte pente, posant leurs pieds nus sur les mottes de terre à la base des arbustes pour ne pas tomber. Puis ils contournèrent un petit talus et se retrouvèrent juste en contrebas du sommet de la chute d’eau. La roche plate faisait un surplomb important au-dessus du vide sur toute la largeur de la rivière. Ce surplomb formait un toit sous lequel, légèrement en retrait, le rocher offrait une sorte de plate-forme horizontale qui semblait permettre de traverser sous la rivière à l’abri, comme un long corridor à deux parois, l’une de roc, l’autre constituée de l’eau tombant du toit en un rideau transparent.

Sandro sentit une douce pression dans sa main, tandis qu’Élianta le précédait dans le passage.

Il se baissa légèrement pour tenir debout et longea la paroi de façon à se tenir loin du vide. Le fin rideau d’eau était écarté du bord de près d’un mètre. À travers lui, on avait une vue déformée de la vallée, une vue plongeante sur le ciel et la forêt.

Protégé du soleil par le toit de roche noire, le passage offrait une fraîcheur surprenante, très apaisante. Parvenue au milieu de la traversée, Élianta lâcha la main de Sandro et ils s’assirent par terre, face au lumineux écran bleu et vert. Ils restèrent un long moment silencieux. Malgré la troublante sérénité du lieu et la non moins troublante présence d’Élianta à ses côtés, les images de la foule en colère revenaient hanter l’esprit de Sandro.

— Où es-tu ? lui demanda doucement la jeune femme.

Sandro soupira.

— La mort de Krakus ne rendra pas à ton peuple sa liberté, son insouciance et sa joie de vivre. Je suis bien placé pour le savoir.

Élianta ne nia point.

— J’ai créé, reprit-il, un monde d’illusions qui se nourrissent d’elles-mêmes, un monde insensé qui s’autoalimente.

La jeune chamane ne répondit pas.

Sandro laissait son regard se perdre dans le bleu et le vert de ce voile d’eau, toute cette eau qui coulait, coulait sans jamais s’arrêter, coulait à l’infini. Une eau pure comme l’était l’âme des Indiens avant son arrivée, fluide comme l’était leur vie.

— Un monde de malheur, ajouta-t-il.

Ni ce site extraordinaire ni la présence d’Élianta ne parvenaient à lui faire oublier, ne serait-ce qu’un instant, le poids de ses actes. Où qu’il aille, ils le poursuivraient, le saliraient, s’accrocheraient à lui comme s’ils restaient imprégnés dans ses vêtements, dans les pores de sa peau.

— Tu as agi ainsi parce que Krakus t’a menti, induit en erreur. C’est lui le vrai coupable, pas toi.

Sandro ne répondit rien.

— Ta seule responsabilité, dit-elle, est de n’avoir pas su pardonner.

Il acquiesça lentement, sans quitter l’eau des yeux. Chercher à se venger avait vraiment été la pire des choses.

— Tourne la page, dit-elle. Tes actes passés ne t’appartiennent plus. Seul compte ce que tu fais aujourd’hui.

Sandro soupira.

— Malheureusement, les remords ne s’effacent pas sur une simple décision… Quant à ce monde que j’ai créé, qui dilue les consciences et aliène les esprits, il a atteint un point de non-retour. Qu’y puis-je, maintenant ?

— Je sais, j’en ai senti les effets sur moi-même… et je les subis encore. Mais nos consciences peuvent se réveiller. Je vais parler à tous…

— Ne fais pas ça ! Tu te ferais crucifier…

Elle resta silencieuse un long moment. Devant eux, l’eau s’écoulait, immuable, insouciante du fracas qui l’attendait, vingt mètres plus bas.

Élianta finit par dire d’une voix très calme :

— Ce qui est contre nature est voué à disparaître. Cela prendra sans doute beaucoup de temps, mais ce monde-là finira par s’effondrer de lui-même.

Sandro la regarda. Ses beaux yeux noirs reflétaient la lumière de l’eau ruisselante. Ses lèvres étaient rebondies comme des framboises bien mûres, veloutées et pulpeuses. Les traits de son visage, parfaitement détendus, ne révélaient aucune inquiétude, aucune peur. Elle avait l’air tellement sereine, tellement confiante qu’il se sentit soudain apaisé.

— Moi, je te pardonne, dit-elle.

Il ferma les yeux, se laissant pénétrer par ses douces paroles, admirant sa sagesse. La jeune femme se comportait en philosophe. Lui n’en avait que le titre.

Pendant de longues minutes, il resta ainsi, sans bouger. Les yeux clos, il sentait sa présence tout près de lui.

Au bout d’un moment, il l’entendit se lever et ouvrit les yeux. Elle s’approcha de lui, saisit doucement son tee-shirt et le lui retira. Il frémit quand ses mains frôlèrent son torse. Elle était tellement près qu’il pouvait sentir le parfum suave de sa peau.

Il se leva à son tour. Les mains d’Élianta agrippèrent son short et le tirèrent vers le bas, en vain. Ses doigts s’emparèrent du bouton et de la fermeture Éclair. Elle ne connaissait visiblement pas ces accessoires occidentaux, car, malgré sa dextérité, elle ne parvenait pas à les défaire. Sandro, de plus en plus troublé, voyait ses doigts délicats s’atteler à la tâche.

La jeune femme était légèrement inclinée vers ses mains et Sandro pouvait humer le parfum naturel de ses cheveux, un parfum si sensuel qu’il anesthésia ses dernières résistances et le plongea dans le désir.

Élianta finit par réussir et, d’un geste souple, acheva de le déshabiller. Sandro se retrouva nu, incapable de cacher son émoi, gagné par un mélange ineffable de honte et de fierté.

Elle ne sembla pas prêter la moindre attention à son encombrante ardeur. Son visage serein ne trahissait aucune émotion. Il se pencha lentement vers elle pour l’embrasser. Elle lui prit alors la main et le tira doucement pour l’emmener avec elle. Il la suivit ; elle s’arrêta à deux pas de là, juste au bord du précipice. La lumière était plus belle que jamais. Le bleu du ciel virait au rose. Il se rapprocha d’elle.

— Saute, Sandro, lui dit-elle d’une voix très douce.

Sandro crut d’abord qu’elle plaisantait et lui sourit. Mais à la vue du visage sérieux de la jeune femme, il comprit qu’il n’en était rien.

Son émoi retomba d’un coup.

— Je crois que tu en as besoin, dit-elle.

Il regarda vers le bas. Vingt mètres sous ses pieds, l’eau bouillonnait dans un tourbillon d’écume.

— Mais je vais me tuer, protesta-t-il.

Le regard d’Élianta se perdait dans le voile d’eau devant elle.

— Nos jeunes gens le font pour passer à l’âge adulte, dit-elle sans quitter l’eau des yeux. C’est un rite purificateur et initiatique. Ceux qui s’en sortent deviennent des hommes.

Ceux qui s’en sortent, se répéta pensivement Sandro.

Il n’avait pas plus envie de mourir que de passer pour un lâche aux yeux d’Élianta. Les yeux d’Élianta… Ils reflétaient toujours la lumière ruisselante du voile d’eau qu’elle regardait. Des yeux qui donnaient à Sandro envie de vivre, pas de mourir. Sans eux, la décision aurait peut-être été facile. La vie dans une impasse, rongée par la culpabilité. Se laver de tout ça ou mourir. Un pari envisageable… Mais là, la situation était tout autre.

Il se pencha une nouvelle fois au-dessus du vide. Tout en bas, l’eau était brassée, secouée impitoyablement… Sauter d’une telle hauteur était pure folie… Et pourtant, les Indiens le faisaient…

Marc Aurèle… Comment Marc Aurèle réagissait-il face aux dilemmes ? Marc Aurèle… Marc Aurèle… L’image du philosophe n’apparaissait plus. Ses paroles s’étaient évanouies, ses pensées… devenues inaccessibles. Marc Aurèle, son conseiller, son mentor, son guide, Marc Aurèle l’abandonnait, le lâchait…

Sandro se sentit soudain seul, seul à décider de ses actes, seul… à choisir sa vie. Il relâcha la main d’Élianta et ferma les yeux.

Il resta ainsi un long moment, puis, très étrangement, se mit à ressentir quelque chose. Un sentiment nouveau, inconnu, émanant du plus profond de lui-même. Son instinct apparaissait. Son instinct longtemps réprimé refaisait surface et lui soufflait ce qu’il devait faire. Maintenant.

Il ouvrit les yeux et sauta dans le vide.

 

Élianta attendit un instant, puis elle se pencha et scruta les remous tumultueux. Elle ne vit rien et continua de fouiller du regard les eaux tourmentées. Elle resta ainsi un long moment, la gorge serrée, puis finit par se redresser. Par expérience, elle savait qu’il n’y avait plus d’espoir. Sandro devait mourir, les esprits l’avaient décidé. C’était ainsi, elle ne pouvait que s’y résigner, essayer de l’accepter. Des larmes affluèrent dans ses yeux et elle ne fit rien pour les retenir.

Le cœur gros, elle marcha jusqu’au bout du passage. De l’autre côté, elle retrouva la chaleur et les effluves de plantes. Dans le ciel rose de fin de journée, un mince croissant de lune s’élevait déjà. Bientôt, la nuit effacerait ce triste jour, mais son chagrin perdurerait, elle le savait.

Sur cette rive, la pente était trop escarpée pour être descendue de face. Elle fit une boucle dans la forêt pour rejoindre la berge, en ce point précis où la rivière rendait ceux qu’elle avait engloutis.

Elle s’approcha. Le corps sans vie de Sandro l’attendait, sur le dos, doucement bercé par les flots léchant le rivage.

Elle le prit sous les bras et le tira péniblement sur la terre ferme. Elle s’agenouilla à ses côtés. Son beau visage était détendu, enfin libéré des tourments qui le tenaillaient. Elle sentit les larmes l’assaillir de nouveau, couler sur ses joues. Elle caressa ses cheveux, glissant ses doigts dans les belles boucles noires. Elle avait aimé cet homme et, malgré elle, elle l’aimait encore. Des larmes plein les yeux, elle déposa un baiser sur ses lèvres froides, puis posa la tête sur son torse, refusant sa mort, s’accrochant désespérément à lui, sentant son odeur, le serrant ardemment contre elle. Et soudain elle sentit… ce qu’un homme mort n’est assurément plus en mesure d’avoir. Elle se redressa d’un coup.

— Sandro !

Il ne bougea pas, mais un infime sourire se dessina sur sa bouche. Elle se jeta sur lui et dévora ses lèvres de baisers. Sandro, Sandro était vivant ! Ils s’embrassèrent avec fougue, avec douceur, avec passion, longuement. Puis, d’un geste souple, elle défit son pagne et, oubliant tout, s’oubliant, elle se joignit à lui. Là, le temps suspendit sa course, la Terre cessa de tourner. Élianta rejeta la tête en arrière. Le ciel rose avait viré au pourpre. Les étoiles, complices, scintillaient tant qu’elles pouvaient.