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— Je me souviens…, dit Sandro, lorsque j’étais enfant, ma mère m’avait demandé quel instrument je voulais apprendre. J’ai choisi la guitare, la guitare classique. Je l’ai choisie car c’est l’un des rares instruments qui se suffise à lui-même. Nul besoin d’un ensemble ni même d’un orchestre pour le pratiquer. On en joue seul, seul avec soi-même. Chaque note, chaque accord, chaque arpège émane de vous. C’est votre travail, votre sensibilité, votre talent à vous seul qui s’exprime au bout de vos doigts et produit ce son qui n’appartient qu’à vous, cette musique qui vibre dans le corps de l’instrument et résonne dans le vôtre…

Sandro, debout dans sa hutte, tournait le dos à Krakus qui l’écoutait en silence.

— Un jour, mon professeur au conservatoire m’a annoncé à mon grand désarroi que j’allais préparer un morceau qui se jouerait… en quatuor. En quatuor… J’étais désemparé. J’allais devoir subir la présence, que dis-je, l’intrusion dans l’exercice de mon art de trois autres élèves. Pendant plusieurs semaines, je préparai seul ma partition, travaillant à contrecœur ce qui n’était qu’une fraction de morceau n’ayant guère de sens, privé du reste de l’orchestration. Puis le jour vint où le professeur décida de nous rassembler. J’y allai en traînant les pieds. Pour s’échauffer, chacun joua à tour de rôle sa partie en solo. Écouter les autres me déplut, tout comme je détestai jouer devant eux. Mes imperfections m’avaient toujours agacé. Les leurs m’étaient insupportables. Notre amateurisme m’apparaissait nu, évident, honteux. Quant à nos interprétations de cette musique, elles divergeaient, bien évidemment, chacune à l’image d’un ressenti forcément très personnel. C’est alors que le professeur nous invita à jouer ensemble, simultanément. Je me souviens très bien de ce moment particulier, étrange. Il battait la mesure avec son bras pour nous aider à nous synchroniser. Ma toute première sensation fut très désagréable : je ne m’entendais plus jouer… J’avais l’impression que mes notes disparaissaient, noyées dans celles des autres. Je dus me concentrer pour parvenir à les distinguer à peine. Je forçai mon jeu pour qu’elles résonnent plus fort, qu’elles dominent les autres. Je luttai ainsi un bon moment, ma musique tentant de survivre à celle des autres. Puis il se passa un phénomène incroyable, extraordinaire. Je cessai de lutter, de vouloir à tout prix exister indépendamment des autres, et ma musique trouva naturellement sa place, s’accorda aux autres. Elle fusionnait sans cesser d’exister pour autant. Elle s’inscrivait dans une œuvre collective qui la dépassait et dans laquelle elle avait toute sa place, une œuvre qui la sublimait. L’ensemble était d’une beauté qui surpassait largement la beauté de chacune de nos parties. Je ressentais une sensation étrange, tout à fait nouvelle pour moi. J’avais l’impression que mes mains jouaient toutes seules, que je ne les contrôlais plus. Tout m’échappait. Je me fondais dans ce groupe de musiciens et, paradoxalement, ce que je vivais n’était pas une abnégation de soi, mais une expansion de soi dans une fusion jouissive avec les autres. En m’effaçant, j’existais encore plus, mais dans une autre dimension, une dimension plus vaste, plus grande. Transcendante. Cette expérience fut pour moi… quasiment mystique.

Sandro se tut et laissa le silence reprendre possession de l’instant. Puis il se retourna vers Krakus.

— Les Indiens, continua-t-il, connaissent ce bonheur au quotidien. En permanence, ils se sentent en fusion avec quelque chose qui les dépasse, une sorte de lien mystique qui les tire vers le haut.

Il avala sa salive.

— Maintenant qu’on les a séparés les uns des autres et coupés de la nature, on va leur transmettre le malheur de l’individualisme. Un individualisme forcené.

Krakus le regardait sans rien dire.

— Tout ce que tu veux, finit-il par lâcher. Dis-moi juste… ce qu’on doit faire.

Sandro resta silencieux un instant, puis se mit à marcher lentement, de long en large.

— Pour qu’ils deviennent individualistes, il faut d’abord les amener à vivre dans la peur. La peur de l’autre, et la peur de manquer. Manquer de nourriture… manquer… d’amour.

Ce dernier mot qu’il prononça eut l’effet d’un poignard dans son cœur. Il dut réunir son courage pour continuer.

— On va leur faire croire qu’il n’y en a pas pour tout le monde, que la vie est un combat individuel, que seuls les meilleurs peuvent survivre et, au-delà, que seuls les meilleurs peuvent être heureux. Les plus forts, les plus rapides, les plus intelligents… les plus beaux…

— C’est un peu la vérité, non ?

— C’est ce que Darwin nous a fait croire. Mais Darwin se trompait…

— Ah ouais ? C’était quoi, déjà, sa théorie ?

Sandro inspira profondément.

— Darwin explique l’apparition de l’homme sur Terre par une évolution naturelle des espèces. Il pense que le hasard rend certains êtres vivants plus forts ou plus aptes que d’autres à ce qu’il voit être une lutte pour la vie. Ce sont donc ceux-là qui survivent, se reproduisent, engendrant une descendance qui possède les mêmes caractéristiques avantageuses. Ainsi, de fil en aiguille, les espèces évolueraient en ne sélectionnant que les meilleurs, les plus aptes à lutter.

— Et en quoi c’est faux ?

— C’est pas totalement faux, mais la sélection naturelle n’explique pas tout le mécanisme de l’évolution, vraisemblablement beaucoup plus complexe. Et, par ailleurs, la théorie de Darwin n’explique pas non plus les sauts d’évolution que l’on constate. Il y a des chaînons manquants entre deux espèces connues pour valider sa théorie. Par exemple entre le singe et l’homme. À son époque, Darwin pouvait croire qu’on n’avait simplement pas retrouvé la trace de ces espèces intermédiaires, sauf que, aujourd’hui, on a eu beau retourner les sédiments un peu partout dans le monde, on ne l’a toujours pas retrouvée…

— Donc sa théorie n’est plus d’actualité ?

— Eh bien… si, encore.

— Je comprends pas, là…

— Disons qu’on ne cherche pas trop à explorer ses failles.

— Ah ouais ? Pourquoi ?

— La remettre en question reviendrait à remettre en question nos modes de pensée, et sans doute nos modes de vie. Ce serait… perturbant.

— Comment ça ? Je vois pas le rapport.

— La théorie darwinienne a façonné notre civilisation. Elle a conditionné notre vision de la vie, perçue comme une lutte pour survivre, survivre contre le reste du monde, contre la nature. D’où la croyance que le progrès technique nous rendra heureux. Le capitalisme aussi s’est fondé là-dessus. Nos rapports sociaux également. Si on prend un peu de recul, c’est finalement toute notre société depuis le XIXe siècle qui s’est développée sur la base de cette vision issue de la théorie de Darwin.

Krakus le regarda, interdit. Sandro se dit qu’il songeait peut-être à ce qu’aurait été son mode de vie si Darwin n’avait pas répandu ses idées.

— Bon, OK, revenons à ce que, nous, on va faire concrètement à nos sauvages.

Sandro soupira et laissa ses yeux errer sur le sol, songeur.

— Je veux qu’ils voient ce dont on a besoin dans la vie, comme un gâteau à partager, un gâteau… trop petit. Je veux leur faire croire qu’il n’y a pas assez de ressources vitales pour tous, que pour être heureux il faut s’accaparer ce que, du coup, les autres n’auront pas. Ça doit être vrai pour la nourriture, la reconnaissance, les qualités, les possessions matérielles…

— Remarque, en ce qui concerne la nourriture, c’est pas faux…

Sandro leva les yeux vers lui.

— Il y a dans le monde un milliard de personnes qui souffrent de sous-alimentation et…

— Tu vois !

— Et il y en a deux milliards qui souffrent de suralimentation.

— Sans déconner…

— Il y a de quoi nourrir tout le monde sur Terre, tout comme il n’y a pas de limite à l’amour que l’on peut recevoir. Tout le monde est « aimable » et n’a rien à faire ou à démontrer pour être aimé. Mais si on fait croire que les nourritures terrestres et spirituelles sont limitées, on pousse à l’individualisme et au conflit. Si l’on pense que tout le monde ne peut être aimé, alors on génère de la compétition.

— Mouais…

— Il faut instiller le sentiment que ce que l’autre gagne, je le perds. Si l’on fait un compliment à quelqu’un, je dois me sentir amoindri. Il faut créer une compétition pour tout, enseigner l’habitude de se comparer aux autres.

Krakus murmura, songeur :

— Enseigner l’habitude de se comparer aux autres…

— Oui, se comparer aux autres.

Sandro s’assit en face de Krakus.

— Et si on veut les achever, alors il faut parallèlement détruire en eux l’estime de soi. Ainsi on les enfermera dans une double contrainte : la solution est individuelle, mais tu n’es pas à la hauteur.

Krakus acquiesça.

— Concrètement…

— Concrètement, on va leur faire croire qu’ils ne peuvent être aimés qu’en fonction de la possession de certaines qualités physiques, intellectuelles ou comportementales. Il faut commencer à glorifier les rares réussites individuelles, les rares exploits personnels, et pointer du doigt tous les manquements, les défauts personnels, les erreurs…

Krakus soupira et, d’un geste involontaire du bras au-dessus de la table, fit tomber le pot de terre qui se brisa au sol.

— Saloperie !

Sandro sourit.

— Marc Aurèle disait : « Il ne faut pas s’irriter des choses, car elles s’en moquent. »

Krakus se leva en haussant les épaules.

— T’as autre chose à me dire ou c’est tout pour aujourd’hui ?

— Ça ira comme ça…

Krakus resta un instant sans bouger, puis fit un signe de tête et quitta les lieux.

Ça ira comme ça, se répéta Sandro. Pour l’instant. Il y avait déjà de quoi bien déstabiliser ces hommes qui avaient ruiné sa vie. Quand ils seraient enfin malheureux, lui, Sandro, pourrait retrouver la paix intérieure…

Mais Marc Aurèle ne le quittait pas. L’image du philosophe assaillait régulièrement son esprit, soufflant inlassablement à ses oreilles ses paroles de sagesse.

Tu te déshonores, mon âme, et bientôt tu n’auras plus l’occasion de te racheter. Car la vie est brève et la tienne touche à sa fin ; et sans aucune considération pour toi-même, tu fais dépendre ton propre bonheur des âmes des autres.