Les doigts d’Alfonso se glissèrent dans le sac, fouillèrent fébrilement quelques instants dans les recoins, puis ressortirent d’un coup. Alfonso s’empara du sac qu’il ouvrit en grand. Il n’en croyait pas ses yeux. Plus une seule feuille de coca !
Il se leva d’un bond, sortant brutalement de sa léthargie habituelle. Il retourna son sac d’un geste, répandant le contenu sur le sol.
Rien. Pas le moindre sachet oublié. Il secoua la tête, incrédule. Il n’avait pas prévu de rester aussi longtemps en mission… Comment allait-il faire ?
Un sentiment de colère monta subitement en lui, une émotion qu’il ne ressentait presque jamais. D’un seul coup, il remit tout en cause : le sens de sa présence ici depuis des mois, ce qu’ils faisaient, la durée interminable des journées, les mauvaises conditions de vie. Tout défila dans son esprit. Il avait soudain envie de tout remettre en question, de tout changer. Et, surtout, il voulait partir…
Puis il pensa à l’argent que seul Sandro avait le pouvoir de leur donner, et son énergie retomba d’un coup.
— On touchera jamais notre pognon, c’est cuit, se lamenta-t-il.
— Arrête de pleurnicher, c’est insupportable, dit Marco en essuyant la sueur de son front d’un revers de manche.
Ils étaient en lisière de la forêt, un peu à l’écart du camp, du village et des oreilles indiscrètes.
— Et si on faisait chanter Sandro ? Soit il nous donne l’argent, soit on raconte tout aux flics.
Marco leva les yeux au ciel.
— Et tu racontes quoi, gros malin ?
— Ben, tout. Que c’est lui qui a tout commandité à Krakus.
— Commandité quoi ? Si tu voles à quelqu’un sa bagnole, tu vas en prison, mais si tu le rends malheureux à vie, on te dit rien. T’es même libre de continuer.
— Merde.
Il faisait particulièrement chaud ce jour-là. En treillis, les hommes cuisaient dans leur jus.
— Ou alors, faut rendre ça illégal…
— Tu veux changer la loi ? dit Alfonso avec une pointe d’admiration dans les yeux.
— T’es con, toi. Je veux changer ce que Sandro a fait.
Alfonso fronça les sourcils. Marco reprit :
— On n’a qu’à buter les Indiens, et après on fait chanter Sandro.
— Ben, il dira que c’est nous.
— Non, il ne dira pas ça.
— Il va se gêner…
— Il peut pas le dire.
— Pourquoi ?
— Personne ne le croirait. Pourquoi on aurait fait ça ? On a aucun mobile. Lui, par contre, il en a un…
— Ouais, c’est vrai, ça.
— Donc il suffit de zigouiller les Indiens et on le tient par les couilles.
Marco sortit sa gourde et but quelques gorgées d’eau tiède. Alfonso resta silencieux un long moment.
— On va vraiment le faire ?
— Attendons de voir la suite des événements et on décidera. Avoue que ça nous ferait pas de mal. Ça fait longtemps qu’on n’a pas fait un peu de sport, non ?
*
— Bon sang, où as-tu eu tous ces coupous ?
Krakus plongea sa main dans la grande jarre et fit rouler les précieux fruits entre ses doigts. Il y en avait des milliers.
— Peu importe, glissa Gody. Allons déjeuner, les autres nous attendent.
— Non, mais t’as vu la quantité ? Ça vient d’où ?
Gody se passa la main sur le crâne et se gratta lentement la nuque.
— Je leur vends des médicaments.
— Tu vends des médocs ? Sans déconner…
— En ai-je l’air ?
— Mais ils dépensent autant pour des médocs ?
— On fait vraisemblablement face à des proliférations microbiennes inédites et…
— Non, non, non… J’y crois pas, à ça…
— Que veux-tu que ce soit ?
— Non, c’est pas ça… Ce doit être autre chose. Ça m’étonnerait pas que ça vienne de nos actions, du déséquilibre qu’on leur balance dans leur vie…
— Je ne vois pas le rapport.
— Dis-moi, ils seraient pas devenus accros à ces médocs, par hasard ?
— Disons qu’on note peut-être une petite dépendance…
— Ouais, c’est ça, ils doivent être complètement accros…
Gody fit un pas vers le portillon de sa palissade.
— On va manger ?
Songeur, Krakus ne bougea pas.
— On les a coupés de leur corps, du ressenti de leurs vrais besoins, de leurs envies profondes. Maintenant, tout leur vient de l’extérieur, on les bombarde d’informations, d’émotions, de désirs…
— Et alors ?
— Si ça se trouve, comme ils n’ont plus confiance en eux, ils n’arrivent plus à rassembler leurs forces à l’intérieur d’eux-mêmes et ils s’en remettent à l’extérieur, donc à des médocs…
— N’importe quoi.
— En tout cas, ils étaient déjà shootés au vidophore, au sucre, à la dernière de tes inventions, et voilà qu’ils sont maintenant shootés aux médocs. Trop fort…
— Je vais manger, salut.
Krakus regarda Gody s’éloigner. Il s’apprêtait à le rejoindre quand il vit au loin ses deux sbires qui s’approchaient. Marco avait sa tête des mauvais jours, et Alfonso le suivait d’un air étonnamment décidé.
Certains jours, il regrettait de s’être entouré de ces imbéciles. Mais c’était quand même moins pénible d’encadrer des idiots que des types qui cogitent trop et négocient tout le temps.
— Prépare ton sac, dit Marco, on rentre à la maison.
Krakus soupira.
— C’est quoi, ce délire, encore ?
— Dans trois jours on lève le camp.
— C’est moi qui décide.
— Fais ce que tu veux, mais nous, on se tire, et on a bien l’intention de prendre Sandro avec nous.
Krakus avala sa salive.
— Sandro est mon client. Et c’est pas à vous de décider pour lui.
— Ouais, mais il paraît que lui aussi, il a envie de rentrer, ton client. C’est même toi qui nous l’as dit.
— C’est une affaire entre lui et moi.
— Ouais, mais il nous doit de l’argent, ton client. Alors ça nous regarde aussi. À moins que tu payes à sa place.
Krakus les dévisagea. Alfonso avait l’air sur la même ligne. Trop tard pour le retourner.
— Bon, les gars, moi, je veux juste finir ce que j’ai commencé. On se donne trois semaines et on rentre tous ensemble.
— Trois jours.
— Quinze jours.
Marco le regarda d’un air mauvais. Son front luisait de sueur. Les veines de ses tempes semblaient prêtes à exploser. Il avait retrouvé l’expression qu’il avait autrefois sur les champs de bataille en Amérique centrale.
— Huit jours et pas un de plus. T’as intérêt à te grouiller.