— C’est entendu, les enfants ?
Krakus regarda la bande de joyeux gamins autour de lui. Ils souriaient, mais avaient-ils bien compris ?
Il frappa dans ses mains en les encourageant.
— Allez-y ! Vous me rapportez tout ce qui va pas dans le village, la forêt, la rivière, partout, tous les petits soucis, tous les problèmes, tout ce qui tourne pas rond. Dès que vous repérez un animal qui mord, une plante qui pique… vous me le dites ! Je veux tout savoir.
Les gamins disparurent en rigolant aux quatre coins du village. Heureusement qu’ils étaient là. Krakus avait en vain tenté de mobiliser des adultes. Tous s’étaient détournés, sans pour autant se défaire de leurs maudits sourires. Son incapacité à s’imposer l’énervait au plus haut point. Impossible d’avoir le moindre ascendant sur ces sauvages. Ils étaient tellement bêtes qu’ils étaient incapables de réaliser son appartenance à une civilisation plus évoluée. Ils auraient dû le respecter, le suivre…
Il interpella Élianta qui passait au loin. Quelques heures plus tôt, il avait fait sa connaissance et lui avait raconté son projet de partage d’informations, « pour le bien de tous ». Elle avait souri avec bienveillance, ce qui ne signifiait strictement rien.
Il lui fit un signe. Elle s’approcha. Son corps était mince, svelte et élancé. Sa peau, très lisse, était dorée comme une papaye au soleil. Seuls ses seins étaient un peu trop petits à son goût.
— J’ai besoin de toi, lui dit-il. Tu voudrais bien me donner un coup de main ?
— D’accord, dit-elle le plus naturellement du monde.
Il se sentit soulagé. Enfin une qui allait peut-être coopérer.
— Voilà : les enfants vont me rapporter plein d’informations. Il me faudra quelqu’un pour les transmettre à tout le monde. Quelqu’un qui accepte de prendre la parole devant le village rassemblé et de raconter ce que les enfants auront relevé. On va le refaire tous les jours.
— Je comprends.
C’est déjà ça, se dit Krakus.
— Et tu veux bien t’en charger ? C’est un rôle valorisant, tu sais. Tout le monde va t’admirer, t’envier même. Tu pourras être fière.
Elle fronça les sourcils un instant, avant de retrouver son sourire.
— J’ai fait le serment de ne pas tirer fierté de ce que je fais. Je ne peux pas accepter, désolée.
— Tu as fait le serment de…
Elle acquiesça.
Krakus essaya de garder son calme. Ces maudits Indiens allaient le rendre fou. Il prit une inspiration.
— Bon. Tu as dit tout à l’heure que tu acceptais de me donner un coup de main…
— Oui.
— Alors voilà ce que tu vas faire : tu vas trouver une femme qui accepte de jouer ce rôle, tous les jours. Mais ne le propose pas à tout le monde : je veux que tu recrutes la plus belle femme du village. Tu m’entends ? La plus belle.
Élianta fit oui de la tête et s’éloigna.
Krakus la regarda un instant, puis il prit la direction de son campement.
Il faisait chaud et son treillis le gênait. Sans parler des hautes rangers de cuir noir. Mais il avait pris l’habitude de ne pas y prêter trop attention. C’était un mal nécessaire.
Il s’approcha du territoire de Gody. Territoire était bien le mot qui convenait : le toubib avait pris soin d’isoler son abri du reste des humains en l’encerclant d’une sorte de palissade de près de deux mètres de haut, constituée d’un amas de bambous, de roseaux et de tout ce qu’il avait pu trouver, à la façon d’un oiseau bâtissant son nid. Cela lui faisait un lopin entièrement clos d’une centaine de mètres carrés. La hutte se trouvait au milieu, comme un château de paille entouré de murailles. Et, contrairement aux autres, cette hutte était… sans fenêtre. Inutile de dire que nul ne croisait son regard en dehors des repas qu’il acceptait de prendre avec les autres. Souvent, il rapportait chez lui les restes du déjeuner, ce qui lui évitait de réapparaître au dîner.
Krakus s’approcha de la porte et tendit l’oreille. Des bribes de paroles sans queue ni tête lui parvinrent.
— … Oui, oui, oui ! Bien sûr… Le trou… Eh oui… Ah… Dieu… Dieu… Pourquoi ça reste froid… Ah… C’est ça…
Comment un homme au discours habituellement si structuré pouvait-il, une fois seul, partir en vrille comme ça ?
Krakus saisit le maillet de bois suspendu à la palissade par une ficelle récupérée et frappa sur la vieille boîte de conserve clouée au mur. Les coups résonnèrent dans un bruit grotesque tandis que les cailloux qu’elle contenait s’entrechoquaient contre le métal blanc. De l’autre côté, le silence se fit immédiatement.
Krakus attendit patiemment. Longuement. Puis il renouvela l’opération.
— Qui est-ce ? demanda enfin la voix froide du médecin.
— C’est moi.
Silence.
— Qui ça, moi ?
— C’est moi, Roberto. Roberto Krakus ! Tu veux que je glisse mes papiers sous la porte ? !
Un bruit. Il devait déplacer un objet calé derrière. La porte finit par s’entrouvrir d’une dizaine de centimètres et le visage de Gody apparut dans l’embrasure, avec ses lunettes carrées à doubles foyers. Les verres étaient sales et l’on avait du mal à voir ses yeux.
— On peut se parler ? demanda Krakus.
L’autre acquiesça, mais ne bougea pas d’un iota.
— Je peux entrer ?
Gody le dévisagea un instant, puis il recula.
Krakus poussa la porte. Le toubib le précéda vers un coin du jardin où ils avaient rangé tous les jerricans d’essence. Gody en souleva deux et les disposa face à face en guise de tabourets, à une bonne distance l’un de l’autre. Ils s’assirent dessus.
— J’ai besoin de tes services.
Gody ne répondit pas, mais Krakus le sentit se crisper légèrement.
— Voilà, il faudrait que tu nous inventes un truc qui hypnotise les Indiens.
Silence. Krakus se demanda pourquoi il se sentait toujours un peu bête quand il parlait à Gody. Même quand celui-ci n’ouvrait pas la bouche.
— Un truc ? répéta celui-ci sur un ton légèrement condescendant.
— Oui, quelque chose qui retienne toute leur attention et les déconnecte du reste. Tu vois, quoi.
Gody leva un sourcil. Un seul. Krakus n’avait jamais rencontré personne d’autre capable de faire ça.
— Les déconnecte ?
Krakus essaya de prendre un ton subtilement solennel.
— Il faudrait que ça puisse engourdir leur âme.
Gody le regarda d’un air un peu dédaigneux.
— L’âme n’existe pas…
— C’est Sandro qui a dit ça, bredouilla Krakus. Ce sont ses mots… Il dit qu’il faut inventer quelque chose pour les rendre inconscients, pour leur endormir l’esprit tous les jours.
Gody porta une cigarette à sa bouche et sortit de sa poche une petite boîte d’allumettes.
— Déconne pas ! On est assis sur des bombes !
Le toubib leva un œil dans sa direction.
— Et alors ? Ça risque rien.
Il ouvrit la boîte.
Krakus sauta sur ses pieds.
— T’es fou ? Il suffit d’une étincelle pour que tout pète !
— Du moment que les jerricans sont bien fermés, ça peut pas flamber.
Il sortit une allumette.
— Arrête !!! Si ça se trouve, ils sont mal fermés… ou… peut-être pas tout à fait étanches !
— Si c’était pas hermétique, l’essence se serait évaporée. Là, les bidons sont remplis à ras bord.
Il craqua l’allumette et alluma tranquillement sa cigarette.
Krakus recula.
— Bon… je te laisse voir… pour les Indiens… Tiens-moi au courant.
*
Élianta s’assit au bord de la rivière. Elle aimait venir dans cet endroit à l’écart du village, où l’eau très calme se retrouvait doucement précipitée dans une chute verticale de plus de vingt mètres, puissamment brassée à l’arrivée.
À proximité de l’eau, l’air semblait plus frais, et un léger vent portait à elle les merveilleuses senteurs de la forêt. Elle aimait par-dessus tout le parfum magique des épineux, aux tonalités suaves et épicées. Il lui arrivait de s’approcher de l’un de ces arbres majestueux, de l’enlacer de ses bras nus, ressentant son énergie contre son ventre et dans tout son corps. Elle posait alors délicatement ses lèvres sur le tronc rugueux, puis fermait les yeux et se laissait aller à sentir, sentir et s’enivrer de son divin parfum.
La demande de Krakus lui revint à l’esprit. La charger de cette mission était indéniablement une marque de confiance. Elle voulait s’en acquitter le mieux possible.
Elle tendit la main pour saisir un bout de bois, le lança en amont de la cascade et contempla sa trajectoire.
« Prends la plus belle des femmes », avait-il dit.
La plus belle des femmes… Comment choisir ? Il n’était jamais venu à l’esprit d’Élianta de comparer les femmes de la tribu entre elles… Comment était-ce possible ? Elles étaient toutes belles… Comment s’y prendre ?
Elle tenta de visualiser mentalement chacune d’elles. La plus belle des femmes… Était-ce Alyana, une jeune femme au regard lumineux, dans la profondeur duquel un ange pourrait se perdre ? Ou Nita, dont le courage dans les épreuves était d’une beauté sans faille ? Ou encore Amadahy ? La beauté de son cœur n’avait d’égale que sa pureté… Comment les comparer ? Comment allait-elle choisir ?
Elle saisit de ses doigts délicats une feuille tombée d’un arbre, la déposa sur l’eau, puis souffla doucement. La feuille s’éloigna de la berge, se laissa emporter par le courant en direction de la cascade et se prit dans une branche de wapa à moitié immergée.
Élianta se leva et marcha vers le village. Puis elle décida soudain de contourner la maloca pour se diriger vers le camp des Blancs, curieuse de voir de plus près leurs drôles de huttes. Pourquoi diable en avaient-ils bâti trois alors qu’une seule aurait suffi ? Ils n’étaient que quatre… Peut-être deux d’entre eux avaient-ils été bannis de la communauté et contraints à s’isoler ?
Elle s’approcha en silence, se faufilant en souplesse entre les roseaux, les lianes et les branchages, et se retrouva devant l’une des huttes. Bizarrement construite, en effet, avec ses cloisons à angles droits et cette drôle d’ouverture carrée à mi-hauteur. Et ce toit…
Soudain un homme apparut, qui se figea en l’apercevant. Un homme qu’elle n’avait pas encore croisé au village et dont elle ignorait l’existence jusque-là. Il avait les yeux d’un bleu… incroyable. Une couleur qu’elle ne connaissait pas. Par-delà son regard, elle perçut une âme dont la fragilité la toucha soudain profondément. L’homme se détourna rapidement, mais, l’espace d’un instant, un instant aussi bref que le scintillement d’une étoile, elle vit dans ses yeux l’empreinte d’une douleur, et cela lui fendit le cœur.
Il s’engouffra dans la hutte et la porte se referma derrière lui.