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— Continuez de chanter ! On approche.

Krakus rangea soigneusement la carte dans la poche de son treillis, tandis que ses équipiers reprenaient leurs rengaines habituelles.

Juegas a la dama

Dices que no eres una cualquiera

Pero todos pagan por tu precio

Que supera el millón.

— Ras le bol ! Ça fait quatre jours qu’on chante. J’en peux plus, dit Marco.

Mais il se joignit quand même aux autres. Krakus était intransigeant sur ce point. Nul ne connaissait l’emplacement des diverses tribus sauvages. Des étrangers pénétrant silencieusement dans leur territoire étaient considérés comme des ennemis. Le chant, partout interprété comme signe d’une visite pacifique, évitait de se retrouver une flèche plantée entre les omoplates.

Krakus se retourna. Son client avançait péniblement, l’air hagard. Encore heureux qu’il tienne toujours debout, se dit-il. Le contenu de son sac avait été réparti entre les autres, non sans grincements de dents. Depuis deux jours, Sandro était atteint d’un mal étrange. Gody avait d’abord pensé à une crise de paludisme, puis à la dengue. En fin de compte, ce n’était peut-être que le fruit du stress. Certains voyageurs ne supportaient pas la sensation d’enfermement dans la jungle associée à la chaleur et l’omniprésence des dangers. Ils pétaient les plombs, sous des formes variées. On appelait ça une « bouffée délirante aiguë ». Ils se mettaient à faire n’importe quoi, de façon imprévisible. Ou alors retombaient en enfance et on devait les alimenter à la becquée. Autant de mécanismes de fuite d’une réalité devenue insupportable.

Pauvres petites choses, se dit Krakus. Lâchés en pleine nature, la plupart des hommes de notre époque n’y survivraient pas plus longtemps qu’un yorkshire avec son petit nœud de satin rose.

Et si le problème de Sandro était ailleurs ? Plus il approchait du but de son voyage, plus son mal s’aggravait… Mais Krakus ne s’en plaignait pas. Cela lui permettrait de reprendre les choses en main. Le renoncement de son client à massacrer les Indiens le privait d’un pactole auquel il avait cru, l’espace d’un instant. La maladie de Sandro amènerait peut-être celui-ci à lui confier la direction des opérations. Rendre les gens malheureux, ça devait pas être si compliqué que ça. Quand il était gamin, ne l’appelait-on pas l’emmerdeur ? Bien sûr, le contrat serait moins juteux que s’il s’agissait de leur faire la peau, mais c’était quand même mieux que ses honoraires d’accompagnateur. Et il allait s’arranger pour devenir indispensable, puis il ferait monter le prix. Un prof de fac, ça doit gagner un max. L’Américain devait être plein aux as.

Cuando ves a un hombre

Haces que gaste

Toda su billetera

Lo desangras, lo desplumas

Y lo tiras en un rincón.

Krakus repensa à la première nuit dans la forêt. Alors qu’ils dormaient tous profondément, Sandro leur avait infligé une peur bleue, poussant soudain un hurlement qui avait déchiré la nuit. Les hommes s’étaient levés d’un bond, violemment extirpés de leur sommeil, et s’étaient jetés sur leurs armes. En un quart de seconde tous étaient en position d’attaque, le fusil en joue, leurs yeux fouillant la pénombre.

— Qu’est-ce qu’il y a ? avait crié Krakus le doigt sur la gâchette. Qu’est-ce qui se passe ?

— Là, avait répondu Sandro en tendant la main.

— Quoi ?

— Des yeux… J’ai vu des yeux…

Krakus avait braqué sa torche dans la direction indiquée et balayé l’espace. Rien.

Tous les hommes étaient restés silencieux, à l’affût, prêts à réagir. La tension était énorme.

— Des yeux d’homme ?

— Je sais pas…

— Ils étaient comment, ces yeux ? avait-il demandé en s’énervant.

— Brillants.

— À quelle hauteur ?

Sandro avait hésité.

— Difficile à dire, c’était à dix mètres… À peu près comme ça, avait-il dit en positionnant sa main à mi-hauteur.

— À tous les coups, c’est un jaguar.

— Un jaguar…

Par précaution, on avait mis en place des tours de garde pour finir la nuit, mais personne n’était parvenu à se rendormir.

Juegas a la dama

Dices que no eres una cualquiera

Pero todos pagan por tu precio

Que supera el millón.

Krakus glissa la main dans son sac, se saisit de la carte et de la boussole, et reprit ses repères, un doute à l’esprit. Non, tout allait bien, ils étaient sur la bonne voie.

Ils approchaient du but quand Sandro, soudain, s’effondra. À moitié inconscient, il eut toutes les peines du monde à se relever. Les hommes durent se relayer pour le porter. Heureusement, une demi-heure plus tard, l’équipée arrivait dans le village.

Krakus était malgré lui tendu, même s’il n’y avait pas de raison objective à cela.

C’est un enfant jouant sur le tronc d’un arbre couché qui les repéra le premier. Il se sauva en courant pour prévenir les adultes.

À proximité immédiate d’un ruisseau, le village était organisé autour d’une maloca, sorte d’immense paillote dans laquelle les indigènes dormaient tous ensemble. Les installations n’avaient pas changé depuis l’année précédente. Seule la végétation avait poussé, à tel point que le site semblait différent. Mais l’atmosphère restait la même, d’un calme presque inquiétant. On avait l’impression que la vie s’y déroulait au ralenti. L’odeur était la même, aussi. Un mélange de bois brûlé et de manioc séché. Les Indiens défrichaient très peu leur zone d’habitation et la lumière y était claire mais pâle, filtrée. On se serait cru dans un film de David Hamilton. On apercevait quelques femmes qui se déplaçaient avec une nonchalance tranquille autour du feu.

Les Indiens reconnurent Krakus et le laissèrent s’installer sur leur territoire.

Il décida de dresser le camp un peu à l’écart, en amont.

— L’eau y sera plus propre…, confia-t-il à Alfonso.

Avec ses hommes, il bâtit trois huttes, l’une pour Gody dont le besoin d’isolement était quasi vital, une autre pour Sandro, la troisième pour Marco, Alfonso et lui-même. Les armatures étaient constituées de branches d’arbres et de roseaux, les toitures et les murs de palmes de toulouris superposées. On y installa tant bien que mal des planchers à l’aide de troncs de wassaï.

On allongea Sandro dans un hamac suspendu dans son abri. Krakus lui fit boire un peu d’eau, puis s’assit sur un rondin à côté de lui. Les autres se retirèrent.

C’est bien qu’il soit malade, se dit-il, mais faudrait quand même pas qu’il nous lâche.

Il craqua une allumette et la petite flamme bleu et jaune illumina un instant l’habitacle. Il en approcha sa cigarette.

Gody avait prescrit du repos et de la tranquillité pour leur client. Il allait en avoir.

Krakus inspira profondément. La hutte sentait le bois vert.

Le voyage avait été éprouvant pour tout le monde. Son client dormait maintenant profondément, ses longues mèches brunes légèrement bouclées en bataille sur son visage détendu. Le sommeil révélait des traits d’ange, alors qu’éveillé, les sourcils perpétuellement froncés lui donnaient plutôt des airs de révolté. Seuls ses yeux d’un bleu profond mais lumineux parvenaient à raviver cette figure ténébreuse.

Dehors, on entendait au loin le chant des Indiens, et Krakus les imaginait autour d’un feu, rassemblés par l’un de leurs nombreux rites.

Il réfléchit. Il avait tout intérêt à entreprendre sans attendre des actions pour mettre en œuvre la vengeance de son client. Plus il prendrait les choses en main et s’installerait dans le rôle, plus celui-ci serait tenté de le laisser continuer.

Il prit une bouffée de sa cigarette et libéra lentement la fumée en volutes circulaires qui s’évanouirent entre les feuilles de palme. Dehors, les Indiens accéléraient la cadence de leur chant.

Krakus soupira.

Encore fallait-il qu’il démontre sa capacité à leur pourrir la vie…