Depuis trois jours, Krakus ressassait sa défaite. Il en était sûr : Élianta était à l’origine de tout ça. Derrière son dos, elle devait pousser ses semblables à violer les règles qu’il avait eu tant de mal à imposer. Elle induisait une résistance souterraine, elle sapait son travail. C’était évident ! Et les autres suivaient…
Pourtant, c’était lui qui les avait sauvés de la pneumonie, pas elle. Les Indiens avaient la mémoire courte. Il aurait dû en laisser mourir quelques-uns au passage, ça les aurait beaucoup plus marqués et ils s’en souviendraient. Élianta n’avait même pas eu la dignité de s’effacer après son échec. Il y avait pourtant de quoi avoir honte jusqu’à la fin de ses jours.
Il était grand temps de s’en débarrasser une bonne fois pour toutes.
Il avait mis trois jours à trouver la solution.
— Alfonso !
L’autre prit tout son temps, mais vraiment tout son temps, pour enfin apparaître à l’entrée de la hutte en mâchouillant sa drogue.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— T’as fait ce que je t’ai demandé ?
— Ouais.
— Tu l’as roulée dans ses draps, qu’elle s’échappe pas ?
— Ouais.
— Mais pas trop serré, qu’elle soit pas écrasée non plus ?
— Ouais.
Krakus était satisfait. Pour une fois, il avait obtenu du premier coup ce qu’il voulait.
— Et t’as bien compris : quand on viendra me chercher à l’aide, tu réponds que le maître est en méditation et qu’on ne peut le déranger sous aucun prétexte.
— Ouais.
— Et tu viens me faire signe quand c’est… fini.
— OK, chef.
Krakus aimait quand ses gars l’appelaient chef. C’était plutôt rare. Trop rare. Aujourd’hui, il avait parlé un peu sèchement à Alfonso, c’était peut-être grâce à ça… Finalement, fallait être dur avec les gens, c’est comme ça qu’on vous respecte.
Il s’allongea dans son hamac. Pendant de longues heures, il allait devoir s’adonner à une activité qu’il appréciait peu : rester sans rien faire. Mais c’était nécessaire. Il ne fallait surtout pas qu’on le voie, qu’on puisse l’appeler à la rescousse.
Il respira à fond et se détendit. Pour passer le temps, il allait penser à tout ce qu’il ferait avec son pactole quand il l’aurait touché. La perspective de gagner autant d’argent l’excitait plus que tout.
Son hamac se balançait doucement. Il entendit les pas d’Alfonso qui s’éloignait. Il se sentait l’âme d’un général qui vient de donner l’ordre de charger et attend dans sa tente le résultat des opérations.
*
Depuis deux jours, on ne voyait presque plus personne dans le village, sauf une ribambelle de gamins courant dans tous les sens, une clochette en bois à la main. Ils la faisaient tinter devant la hutte du destinataire qui s’empressait de venir chercher son petit mot et donnait en échange un coupou, ce fruit rare si prisé des enfants pour sa chair blanche et sucrée.
Marco et Alfonso ne regrettaient qu’une seule chose : on voyait moins les filles traîner dehors les seins à l’air.
— Ah, ah, regarde ça : on les sonne comme des domestiques et ils en redemandent !
— N’empêche que j’vois pas en quoi ça les rend malheureux. Encore un plan foireux de Sandro, dit Marco.
— Te pose pas de questions, il sait ce qu’il fait. En tout cas, Krakus a eu raison de les faire payer. Ça, c’était une bonne idée !
— Bof.
— Ils passent au moins une plombe tous les jours à cueillir des coupous. Et comme y en a de moins en moins, ils vont galérer de plus en plus ! Mort de rire…
— Mouais, moi, j’dis qu’on perd notre temps quand même. J’vois pas pourquoi on s’emmerde ici.
— J’vais te le dire, moi. C’est parce qu’on sera bien contents d’encaisser les big dollars de l’Amerloc. Le reste, je m’en fous, moi. Au moins, on se la coule douce, ici. No stress, boy.
— Justement, ça manque carrément d’adrénaline. J’me fais chier, moi. J’ai envie que ça bouge, merde !
La nuit tomba, et ils attendirent patiemment l’heure où les Indiens s’endormaient. Ils restaient assis face à face, à califourchon sur un arbre couché, fumant des cigarettes roulées pour se réchauffer, jetant de temps à autre un coup d’œil à la hutte, de loin.
Le temps filait et il ne se passait rien. Plus un bruit dans le village. Même les gamins avaient disparu de la circulation. Leurs clochettes ne tintaient plus et, après le bruit désormais incessant tout au long de la journée, le silence s’était abattu sur le village comme une pluie tropicale un soir d’été. Les vidophores étaient éteints. Seuls quelques feux à l’agonie diffusaient encore çà et là une lumière affaiblie. Élianta était dans sa hutte depuis un certain temps.
Il semblait bien que le plan avait foiré, ils allaient encore se faire engueuler. Ces derniers temps, Krakus devenait de plus en plus désagréable avec eux.
Enfin, un hurlement retentit, déchirant la nuit. Ils se figèrent, échangèrent un regard complice et attendirent. Puis la porte de la hutte s’ouvrit, une ombre la franchit en titubant, avant de s’écrouler au sol. Et là, ils comprirent tout de suite qu’ils allaient au-devant des emmerdes.
*
— Y a un problème, chef.
Krakus se redressa instantanément dans son hamac. Il avait sombré malgré lui dans le sommeil. Alfonso se tenait dans l’embrasure de la porte, se tortillant comme un gamin qui a envie de pisser.
— Quoi ? L’araignée a pas piqué ? Elle s’est échappée ?
L’autre se mordit les lèvres pendant un bon bout de temps avant de répondre.
— Non, c’est pas ça…
— Elle a piqué ?
Il fit timidement oui de la tête.
— Mais quoi, alors ? Qu’est-ce qui se passe ?
Au lieu de répondre, Alfonso se tordait les lèvres en faisant la moue.
— T’accouches ? Merde !
Il prenait un air embarrassé et entêté à la fois. Quand il y avait un problème, Krakus l’avait bien remarqué, Alfonso se transformait en guimauve gluante collée sur place.
— Tu vas pas être content, finit-il par lâcher.
— Tu me dis ou il faut que j’te secoue ? !
Alfonso détourna le regard. Krakus sentit sa tension monter de deux crans.
— Eh bien… J’crois qu’on s’est… trompés de case…
Krakus écarquilla les yeux.
— Tu crois ou t’en es sûr ?
L’autre se tortilla un instant, puis acquiesça.
Krakus accusa le coup.
Trompés de case… Trompés de case… Bande de nazes… Pourquoi n’arrivait-il jamais à obtenir que ses hommes fassent exactement ce qu’il attendait d’eux ? C’était pourtant pas compliqué… Alors pourquoi ? Il se sentit soudain tellement impuissant que sa tension rechuta d’un coup. Il était subitement las, découragé.
*
Élianta venait de se coucher quand elle entendit le cri. Un cri déchirant. Ça venait de la hutte juste à côté de la sienne. Elle se glissa prestement dehors et tomba sur son voisin Bimisi qui se roulait à terre, le visage et le torse saisis de contractions.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? Dis-moi !
— J’ai… été… pi… qué…
L’homme n’arrivait pas à articuler. Il devait souffrir le martyre.
— Où ça ?
Il ne parvint pas à répondre.
D’autres les avaient rejoints, et un attroupement se formait autour d’eux.
— Apportez de l’eau, ordonna-t-elle. Allez fouiller sa hutte, et trouvez-moi la bête qui l’a piqué.
Elle n’avait guère de doute, mais il fallait être certain. Les yeux de Bimisi étaient exorbités, tant de douleur que d’anxiété. Il était sous le choc. Elle lui prit la main.
— Respire doucement… doucement… lentement… Oui, c’est ça… Très bien… Calme-toi… Oui, comme ça… Très bien…
— Une veuve noire, dit une voix d’homme, tandis qu’un petit groupe s’éloignait déjà dans la forêt pour abandonner la bête au loin.
C’était bien ce qu’elle craignait. La veuve noire. Une morsure mortelle… Elle ne put s’empêcher de penser que ce ne serait pas arrivé si Krakus n’avait pas fait remplacer les hamacs par des lits…
Il fallait agir vite. Très vite. Elle avait souvent douté, ces derniers temps, de sa vocation de chamane. Elle avait même envisagé de renoncer définitivement, de tourner la page. Mais, subitement, tout ce qui l’avait autrefois animée, ce sentiment diffus qui l’avait poussée dans cette voie, remontait en elle, refaisait surface avec force. Guérir les autres était sa mission, son destin, elle ne devait pas s’en détourner. Elle seule pouvait sauver cet homme. Cette fois-ci, pas besoin d’ayahuasca, de transe, de dialogue avec les esprits. Elle connaissait aussi bien le mal que sa cause, et surtout son remède. Son maître le lui avait appris. La préparation était assez longue, mais elle avait le temps. Elle pouvait le faire. Elle devait le faire.
— Chimalis, remplace-moi auprès de lui. Calme-le et donne-lui de l’eau régulièrement. Asseyez-vous tous et détendez-vous, ça l’aidera. Soyez avec lui. Zaltana, va faire bouillir de l’eau dans un pot. Toi, Awan, prends une torche et viens avec moi !
Awan saisit une bûchette dans le foyer et souffla pour raviver la flamme. Élianta devait se dépêcher de réunir les feuilles nécessaires. Le plus long serait de les faire infuser. Elle s’élança dans la forêt. Son compagnon peinait à la suivre, encombré par la torche dont la flamme léchait les branches humides sur son passage, projetant sur les plantes une lumière mouvante et mystérieuse.
*
— Quoi !
Krakus faillit en tomber à la renverse.
Alfonso le regarda d’un air penaud.
Marco, qui les avait rejoints, haussa le ton.
— Mais puisqu’on te dit que t’as pas à t’en faire. Tu voulais pas qu’ils viennent te voir, ils viendront pas. On leur a bien dit qu’il fallait pas venir te chercher. Élianta s’en occupe, elle va le soigner, et tout va rentrer dans l’ordre. Arrête de râler tout le temps.
Krakus prit sa tête entre ses mains.
— Élianta va le soigner… Élianta va le soigner… Il m’a fallu un trésor d’ingéniosité pour détruire sa crédibilité et vous, tranquillement, non seulement vous lui laissez la vie sauve, mais en plus vous lui donnez de quoi se refaire une réputation ! Mais vous avez perdu la tête ou quoi ?
Les deux idiots le regardèrent, la bouche entrouverte.
— Dégagez !
Ils restèrent immobiles.
— Dégagez ! Ou plutôt non… Allez me chercher Gody ! Tout de suite ! Magnez-vous le cul, il faut stopper Élianta !
Krakus se retrouva seul dans le silence de sa hutte. Il attrapa nerveusement son sachet de tabac et une feuille de papier à cigarette. Il commença à s’en rouler une, loupa son coup, puis balança tout rageusement par terre.
— Merde !
Pourquoi faut-il que je sois entouré d’abrutis ? se dit-il. Tout juste bons à vider un chargeur sur un champ de bataille sans se poser de questions.
Il fit les cent pas dans sa hutte, ne parvenant pas à se calmer. Il aurait bien tué tout le monde.
Gody ne tarda pas à apparaître, visiblement contrarié d’avoir été dérangé. Les deux autres restaient dans son ombre.
— Élianta va sauver avec ses plantes un type piqué par une veuve noire. Elle est en train de mijoter sa mixture. Il faut qu’on l’arrête. Qu’est-ce qu’on peut faire pour que ça échoue ?
Gody leva l’un de ses sourcils.
— Il faut savoir que les chamans utilisent un mélange de…
— J’m’en fous ! Dis-moi juste ce qu’il faut changer à sa potion magique pour que ça plante.
Gody lui jeta un regard noir.
— Parmi les différents ingrédients entrant dans la probable composition du mélange, le plus efficace serait surtout de retirer…
— OK, OK. Voilà ce qu’on va faire : Marco, Alfonso, vous allez faire diversion auprès de cette chamane de mes deux, pendant que Gody retire ce qu’il faut de sa soupe de sorcière.
Le toubib prit un air condescendant.
— Soyons sérieux, elle va tout de suite s’en rendre compte. Ce sont de grandes feuilles…
— Remplace-les par d’autres qui leur ressemblent !
L’autre fit la moue, mais ne trouva rien à redire.
— Allez, grouillez-vous ! Et pas un mot à Sandro. Il est pas au courant de cette affaire.
*
Élianta passa sa main sur le visage enfin détendu de Bimisi et lui ferma les yeux, la mort dans l’âme. Elle peinait à croire ce qui arrivait.
Tous les villageois agenouillés autour d’eux se recueillirent et récitèrent une prière, le regard incliné vers la terre. Leur doux murmure s’éleva dans la forêt sombre et mystérieuse. Les visages graves étaient à peine éclairés par des petites flammes vacillantes qui mouraient sous le chaudron, diffusant encore un peu de chaleur dans l’humidité de la nuit.
Élianta ne put réprimer les larmes qui coulaient le long de ses joues. Elle se sentait terriblement triste. Elle n’avait pas su le libérer de l’emprise du venin, préserver sa vie, retenir son âme… Maintenant, il ne lui restait plus qu’à penser à lui, et prier, prier pour que cette âme se libère de son corps et s’élève sereinement…
Elle ferma les yeux.
Soudain, on perçut le bruit sourd de pas foulant lourdement le sol, écrasant des branchages, piétinant la terre endormie.
Krakus surgit de la pénombre, flanqué de ses deux acolytes brandissant de grosses torches enflammées qui projetaient une lumière vive et profanatrice. Son regard balaya l’assistance, puis se vissa sur elle. Un regard insistant, lourd, accusateur. Sa voix, puissante et ténébreuse, s’éleva alors dans la nuit, pénétrant ses entrailles et s’imprimant dans son cœur.
— Toi, Élianta, tu as fait croire à tout le monde que tu savais soigner les hommes. La vérité est que tu en es incapable. Bimisi s’en est remis à toi. Par ta faute, il est mort.