21

— Au suivant !

L’homme s’avança et s’assit par terre en tailleur.

Krakus commençait à apprécier le nouveau rôle qu’il s’était attribué. C’est en travaillant chacun au corps qu’on obtient les meilleurs résultats.

— Rappelle-moi ton nom…

— Chesmu.

— Ah oui.

Krakus se souvenait que Chesmu était le sujet idéal : conciliant, d’accord avec tout, pas d’objections. Le gars facile.

— Alors, Chesmu, on va faire un petit point sur ce qu’on a vu hier. T’es prêt ?

— Oui.

— Très bien ! Alors voyons… Voyons, voyons… Imagine une situation…. Tu es là, dans le village, et quelqu’un te sourit. Qu’est-ce que tu fais ?

— Quelqu’un me sourit ?

— Oui.

— Ben, c’est sympa, je lui souris aussi.

— Mais non, malheureux !!! Rappelle-toi…

— Euh…

— Est-ce que tu sais pourquoi il te sourit ?

— Parce que ça lui fait plaisir de me voir ?

— Ça, c’est ce que croient les naïfs. Car, si ça se trouve, il se moque gentiment de toi, ou encore il cherche à t’amadouer pour obtenir quelque chose…

— Ah…

— Est-ce que t’as le moyen de savoir la vraie raison pour laquelle il te sourit ?

— Ben…

— Alors ne souris pas !

— Ah bon…

— Tu dois rester sur tes gardes, sinon tu vas te faire avoir à tous les coups. Ou tu vas passer pour un niais. Quand on est intelligent, on sourit pas tout le temps.

— Ah… On sourit pas, quand on est intelligent ?

— On sourit pas.

— Et… si j’ai envie de sourire, malgré moi ?

— Tu te retiens.

— Ah bon…

— Ça va te demander un peu d’effort au début, mais après, ça deviendra une habitude et t’auras plus du tout envie de sourire.

— Ah, très bien.

Krakus sortit son sachet de tabac et entreprit de rouler une cigarette.

— De toute façon, le mieux, c’est de jamais montrer tes émotions. Et tu ne dois t’étonner de rien, surtout, sinon tu passes pour l’idiot du village qui découvre le monde. Garde une distance froide avec les événements et les gens.

Il alluma la cigarette avant de poursuivre :

— OK. Autre essai. Concentre-toi.

— D’accord.

— Imagine… Tu découvres un coin de la forêt bourré de maracujas. Y en a tellement que tu ne peux pas tout manger. Qu’est-ce que tu fais ?

— Je préviens vite les autres pour qu’ils puissent en profiter avant que les fruits tombent.

Krakus soupira.

— Tu le fais exprès ou quoi ? Si tu préviens les autres, qu’est-ce qui va se passer ?

— Ils vont venir en manger.

— Tu l’as déjà dit. Quoi d’autre ?

— Euh…

— Si tu préviens les autres, ils connaîtront le coin. La prochaine fois, ils seront sur le coup avant toi !

— Mais si je peux pas tout manger, je vais pas laisser les fruits pourrir…

— Qu’est-ce que ça peut te faire ? Tu dois gérer ton intérêt avant tout. Ton intérêt, c’est d’être le seul à connaître les bons coins. Si tu partages l’info, y en aura moins pour toi la fois d’après. Qu’est-ce que tu crois que les autres feraient, à ta place ? Chacun gère son intérêt, mon vieux. Si tu fais pas pareil, tu te fais avoir.

— D’accord.

— Ça aussi, c’est une question d’intelligence. Quand on est intelligent, on pense d’abord à soi pour tirer son épingle du jeu.

— D’accord.

Krakus tira une bouffée de sa cigarette.

— Bon, autre chose. Fais gaffe à ce que tu réponds, maintenant.

— OK.

— Imagine, tu parles avec quelqu’un, tu donnes ton opinion sur un truc, et l’autre, il est pas de ton avis. Qu’est-ce que tu fais ?

Chesmu réfléchit un instant.

— Eh bien… j’écoute.

— T’écoutes ? Pourquoi t’écoutes ?

— Pour essayer de comprendre.

— Comprendre quoi ?

— Eh bien, s’il a une autre vision des choses, c’est bon à savoir… Ça pourrait enrichir la mienne.

— Tout faux. Ça t’apporte quoi de faire ça ?

— Savoir ce qui est juste. Découvrir la vérité.

— Oh, là, là, là, là… T’es complètement à côté de la plaque… Il faut pas chercher la vérité, il faut chercher à avoir raison !

— Avoir raison ?

— Quand on est intelligent, on a raison. Tu dois toujours avoir raison.

— Ah…

— Quand t’as dit un truc, tu dois te battre pour que personne ne réussisse à te contredire.

— Ah bon ?

— Évidemment !

— Bon…

— Tu veux un tuyau pour y arriver ?

— D’accord.

— Au moment précis où quelqu’un te contredit, imagine qu’en fait il s’en prend à toi, fais comme si ta personne était menacée. Essaye de le ressentir en toi. Dans ta tête, dis-toi que tu dois te défendre comme si c’était une question de survie, que si tu laisses l’autre avoir raison, c’est comme si tu cessais d’exister…

— Ouh, là… Et… ça marche ?

— Fais-le une bonne dizaine de fois, et tu verras, au bout d’un moment, dès que quelqu’un te contredira, tu te sentiras très mal, et tu embrayeras tout seul sur la contre-attaque. Ça passera en mode automatique. Nickel.

— Bon, d’accord.

Krakus prit une bouffée de cigarette et relâcha la fumée lentement en réfléchissant.

— OK, on passe à autre chose. Concentre-toi.

— D’accord.

— Si tu croises quelqu’un et que tu te rends compte qu’il est très intelligent, qu’est-ce que tu fais ?

— Ben, je lui dis.

— Tu lui dis quoi ?

— Que je le trouve intelligent.

Krakus se prit la tête entre les mains.

— Ça va pas, non ? Dis jamais ça ! Sinon, toi, tu vas passer pour un idiot, à côté de lui. Il faut jamais dire ça.

— D’accord.

— D’ailleurs, tu dois jamais faire de compliments.

Chesmu ouvrit des yeux ronds comme des lebitongos.

— Jamais faire de compliments ?

— Jamais.

— À personne ?

— À personne.

— Bon, d’accord.

— Complimenter, c’est élever l’autre. Donc, c’est se rabaisser.

— Et… même pas à une femme ?

— Surtout pas à une femme !

— Mais si je la trouve jolie…

— Raison de plus pour ne pas lui dire ! Sinon, tu ne l’intéresseras plus. On n’est pas séduit par ce qui est inférieur à soi.

— Ah, d’accord…

Krakus écrasa sa cigarette par terre.

— Bon, je crois qu’on a fait le tour pour aujourd’hui.

— D’accord.

— T’as bien compris tout ça ?

— Oui.

— T’as plus qu’à l’appliquer.

— D’accord.

— Allez.

Chesmu se leva, l’air préoccupé.

— Oh, je pense à un truc. Si j’applique tout ça, je vais plus être très naturel…

Krakus fronça les sourcils.

— Qui t’a demandé d’être naturel ?

— Ben…

— Ça t’apporte quoi, d’être naturel ? Les favelas de Rio regorgent de mecs naturels. Tu tapes dans n’importe quelle poubelle, y en a dix qui tombent.

— Bon d’accord, d’accord…

Krakus se leva à son tour.

— Dernière chose : il faut que t’arrêtes de dire tout le temps « D’accord ». Quand on est intelligent, on n’est pas d’accord.

— Comment ça ?

— Si t’es d’accord avec ton interlocuteur, ça veut dire que t’es pas capable de penser par toi-même. Si tu veux être respecté, faut jamais que t’adhères aux idées des autres. Cherche pas à savoir si elles sont bonnes ou pas. Par principe, tu dis non.

— D’accord.

— C’est pas gagné.