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Élianta défit son pagne et le laissa glisser jusqu’à terre. Elle aimait être nue dans la nature. Cela lui donnait l’impression de fusionner avec elle. Elle adorait sentir le léger souffle du vent chaud sur son corps, la terre souple se modeler sous la plante de ses pieds, les herbes fines effleurer sa peau, et surtout, plus que tout, se baigner nue et sentir l’eau caresser ses seins, son ventre, ses jambes…

Elle venait tous les jours en ce lieu merveilleux, là où le ruisseau se reposait quelques instants avant de reprendre son cours, ce bassin naturel où l’eau était si pure, si transparente que l’on voyait le sable qui en tapissait le fond et, parfois, quelques poissons aux couleurs si vives qu’elles semblaient irréelles.

Élianta posa un pied dans l’eau. Un frisson parcourut son corps. Elle avança, s’immergeant lentement dans la fraîcheur. Elle ferma les yeux et se délecta de cette sensation délicieusement ambiguë, ce moment unique où le corps hésite entre la crainte du froid et son désir, puis son basculement vers le bien-être total. Elle laissa son visage glisser sous l’eau et fit quelques brasses dans l’apaisant silence aquatique. Elle émergea quelques mètres plus loin et continua de nager en direction de l’autre berge, nue et libre. Elle s’adossa à une branche qui effleurait la surface. Des gouttes perlèrent sur son front et roulèrent doucement jusqu’à ses lèvres entrouvertes. Autour du bassin, quelques arbustes, des buissons fleuris et des bambous se partageaient le rivage. Elle respira profondément. L’air était délicatement parfumé des senteurs des petites fleurs bleues et roses. Elle ferma les yeux et savoura l’instant. Son corps, léger, flottait entre deux eaux, ondulant sous le faible courant. Elle était si bien… Le temps suspendait sa marche et se dilatait à l’infini, sublimant ce moment en une éternité de plaisir.

Le cri lointain d’un singe en colère réactiva ses pensées. Elle se remémora soudain l’esclandre de Krakus après son choix de Chimalis pour présenter les informations au village. Il avait été agressif, mais elle ne lui en voulait pas. C’était juste un malentendu. Il avait mal formulé sa demande, à moins qu’elle-même n’ait mal décrypté ses souhaits. Quand on ne se comprend pas, il y a rarement un seul responsable… Certes, il n’aurait pas dû s’énerver, mais sans doute était-il fatigué.

Finalement, il avait dès le lendemain choisi une jeune femme répondant à ses critères. Tout s’était arrangé. Quant à Chimalis, elle avait accepté de bon cœur de renoncer à sa mission.

Les jours s’étaient enchaînés et les villageois s’étaient habitués à cette réunion d’information quotidienne. Krakus lui avait donné un nom bizarre à consonance étrangère : le Jungle Time. Il disait que les choses n’existent que lorsqu’on peut les nommer.

Élianta avait maintenant le sentiment d’être mieux informée sur ce qui se passait, et elle l’appréciait. Elle avait découvert que le monde autour d’elle n’était pas aussi positif qu’elle le croyait. C’était certes assez stressant, mais n’était-il pas utile de le savoir ? Heureusement, le Jungle Time était toujours suivi d’une séance relaxante de vision du vidophore. Quelle belle invention que cet objet qui permettait de tout oublier et de se détendre sans plus penser à rien… D’ailleurs, chacun s’était réjoui en apprenant qu’il serait dorénavant allumé en permanence. En passant devant, on pouvait maintenant s’arrêter et se laisser aller, l’esprit absorbé par les jolies bulles ascendantes…

*

— Ne soyons pas naïfs ! Bien sûr qu’elle l’a fait exprès !

Krakus marchait de long en large dans la hutte de Sandro, essayant de calmer la colère qui montait de nouveau en lui. Il ne voulait pas revenir sur cette affaire. Pourquoi Sandro retournait-il le couteau dans la plaie ?

— Je ne crois pas… C’est juste qu’elle n’a pas les mêmes critères que toi. Oscar Wilde disait : « La beauté est dans les yeux de celui qui regarde. »

— La beauté, c’est la beauté. Ça se discute pas. Je ne vois pas pourquoi tu cherches à dédouaner Élianta.

— Non, en fait, c’est très subjectif. Il n’y a pas de norme absolue en matière de beauté.

— Subjectif, subjectif… Mets devant nous n’importe quelle gonzesse, on sera tout de suite capables de dire si elle est belle ou pas. Tu verras, on sera tous d’accord. Y a rien de subjectif là-dedans.

— C’est pas si simple… On ne se rend pas compte à quel point on est influencés par les images véhiculées par la société. Les visuels de femmes censées incarner la femme parfaite inondent nos magazines, nos vitrines, nos écrans, mais qui a décidé des critères ? Pas toi, pas moi… Comme toutes ces images vont dans le même sens, on les érige en vérité. Ça devient une norme, une évidence pour tout le monde. On ne se rend pas compte à quel point nos goûts sont ainsi façonnés, au point de nous leurrer nous-mêmes. On croit être libres dans nos préférences, et en fait on ne l’est pas tant que ça.

— Mouais…

— Pour preuve : les canons de la beauté féminine évoluent selon les époques. Regarde : à la Renaissance, on considérait une femme belle si elle était grasse avec des lèvres fines…

— J’ai du mal à croire ça…

— Parce que tu as été conditionné à préférer le contraire…

Krakus s’approcha de la fenêtre et laissa son regard voguer à l’extérieur. Si les Indiens étaient vraiment capables de trouver belle n’importe quelle vieille, alors ils étaient faciles à satisfaire. Quant aux femmes, elles ne devaient pas ressentir trop de pression pour plaire. Pas étonnant que ces sauvages soient heureux… Il fallait changer ça. À tout prix. Si vraiment les goûts pouvaient se façonner de l’extérieur, alors il allait s’en charger. Ce qu’il fallait, c’était réussir à leur inculquer des standards de beauté inatteignables. Là, ils seraient tous mal et on rirait bien…

— Comment ont-ils réagi à la machine de Gody ? demanda Sandro.

Krakus se tourna vers lui.

— Ça leur en a bouché un coin. Ils ont cessé de me faire chier avec leurs objections dès que je proposais quelque chose. Ça les a rendus tout gentils, tout calmes. C’est top, ce truc !

Sandro eut l’air de partir dans ses rêves quelques instants.

— Il faut continuer, surtout…

— C’est ce qu’on fait. Maintenant, ils y ont droit quand ils veulent, toute la journée. On l’arrête juste pendant le Jungle Time et la séance d’histoires à la noix dites par le vieux conteur. J’aurais bien aimé la supprimer, mais ils ont l’air d’y tenir.

Sandro acquiesça, songeur. Ses yeux semblèrent se perdre dans le vague. Il marmonna, comme s’il se parlait à lui-même :

— Maintenant qu’on a endormi leur esprit, on va pouvoir semer les graines du malheur sans qu’ils opposent de résistance…

Krakus le regarda, hésitant.

— Et… quelle est la prochaine étape ?

Sandro ne répondit pas tout de suite. Il semblait perdu dans ses pensées, le regard vers le sol. Ce type était complètement lunatique. D’humeur normale quelques minutes plus tôt, il affichait maintenant un air totalement déprimé, sans raison apparente.

— Il faut détacher les Indiens du Grand Tout, dit Sandro d’une voix atone.

Krakus plissa les yeux.

— Le Grand Tout… Tu traduis en langage courant ?

Sandro sembla chercher son inspiration avec un air de chien battu. Il faudrait peut-être demander à Gody de le shooter aux antidépresseurs.

— Les Indiens ont le sentiment d’appartenir à l’univers qui les entoure, d’en être juste un élément parmi d’autres. Et, pour eux, tous les éléments de cet univers sont reliés en permanence. Chaque Indien ressent ainsi profondément ses liens avec les autres hommes, la nature, la Terre, le cosmos… Ils sont indissociables de ce Tout.

— Hum…, fit Krakus qui ne voyait pas très bien le sens de ces propos obscurs.

— C’est le philosophe Marc Aurèle qui se rapproche le plus de leur vision du monde, même si, bien sûr, il ne les a pas connus. Il disait : « Toutes choses s’enchaînent entre elles et leur connexion est sacrée et aucune, peut-on dire, n’est étrangère aux autres, car toutes ont été ordonnées ensemble et contribuent ensemble au bel ordre du même monde. »

— Ah ouais ?

— Le bonheur de ces Indiens est intimement lié à leur capacité de fusionner les uns les autres avec leur monde, leur environnement.

— Bon, OK, c’est très bien tout ça, mais qu’est-ce qu’on en fait, nous ?

Sandro baissa les yeux.

— Il faut casser ces liens, isoler les Indiens, les séparer physiquement les uns des autres, y compris au sein des familles, pour leur faire oublier le bonheur d’être ensemble. Il faut leur faire croire que chacun existe indépendamment du reste du monde, qu’ils sont… au-dessus, supérieurs, et même qu’ils peuvent asservir ce monde, le dompter. Après quoi, on leur fera miroiter des illusions de bonheur égoïste, jusqu’à finir par leur faire croire que le bonheur se prend sur l’extérieur, comme une victoire sur les autres, sur l’univers, sur les dieux…

Krakus fit la moue. Il en avait marre d’entendre ces envolées philosophiques sans aucun plan d’action concret. Et il en avait marre de devoir demander des explications.

— Tu comprends ? demanda Sandro.

— Je vais essayer des trucs, puis t’iras voir nos sauvages et tu me diras si ça va dans le bon sens.

Sandro s’allongea dans son hamac et lui tourna le dos.

— Je ne les verrai pas. Je ne veux pas les voir. Jamais.