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— T’as l’air d’aimer ton job, dit Marco d’un ton de reproche.

Krakus lui jeta un regard en biais. Il balança son chapeau de protection sur la table, retira la veste de son treillis et s’affala par terre en face de ses gars. La fin de journée était bien chaude.

— Y a rien à boire ? dit-il.

— Parler, ça donne soif…

Krakus ne releva pas. Marco tenait un briquet qu’il tripotait en le faisant tournoyer lentement entre ses doigts. À côté, Alfonso, mal à l’aise, regardait ailleurs.

— Nous, on n’a personne à qui parler. On s’emmerde ferme, dit Marco sans lever les yeux de son briquet.

— Ne vous plaignez pas, les gars ! Prenez ça comme des vacances payées. Y en a beaucoup qu’aimeraient être à votre place.

— Ben, je leur laisse, alors…

Krakus avala sa salive.

— Faut pas exagérer. Y a pire, quand même…

— Si t’avais rien à faire, tu supporterais pas plus que nous…

— Vous avez qu’à tchatcher avec les Indiens. Ils sont pas désagréables.

— Pour parler de la taille du manioc ou de comment on tricote un pagne ?

Alfonso pouffa de rire.

— D’habitude, reprit Marco, quand on passe dans une tribu, on peut au moins se faire plaisir avec les filles.

— Quand elles veulent bien, rectifia Alfonso.

Le briquet s’échappa des doigts de Marco.

— Quand elles veulent pas, on s’arrange pour qu’elles veuillent quand même…

— Pas faux, gloussa Alfonso.

— Tandis que là, on n’a pas le droit de toucher à la marchandise.

— Oui, mais là, on a le client avec nous, dit Krakus.

— Qu’est-ce que ça change ?

— Tout.

— Il s’en foutrait peut-être.

— Ça m’étonnerait.

Marco alluma le briquet et regarda la flamme danser.

— Après tout, il a bien dit qu’il voulait les détruire.

— Psychologiquement. C’est pas tout à fait pareil.

— Bof. C’est quoi la différence ?

— Ça défonce l’intérieur sans laisser de trace à l’extérieur.

— Ben, quand je force une fille, c’est pareil, non ?

— Laisse tomber. On va pas planter la mission alors qu’on a bientôt fini. Surtout que Sandro, je le sens de moins en moins, ces derniers temps. Il devient… fuyant. Si tu déconnes, il est fichu de sauter sur l’occasion pour tout arrêter.

— J’en ai marre, moi. Alors dépêche-toi de finir, qu’on touche notre pognon et qu’on se casse.

*

La nuit tombait. La fraîcheur, enfin, pointait le bout de son nez.

On frappa à la porte de la hutte. Sandro se redressa tandis que Krakus entrait.

— Bonsoir. Alors, c’est OK pour ce soir ?

Sandro ne répondit pas et détourna la tête.

— On va pas le remettre de soir en soir, dit Krakus d’un ton exaspéré. Tout le monde est prêt… On n’attend que ton feu vert.

Sandro fit la moue. Il se fichait pas mal que tout le monde soit prêt. Tout comme il se fichait de l’exaspération de Krakus.

À deux mètres, il pouvait sentir l’odeur de cigarette dont son visiteur était imprégné. La cigarette… La cigarette lui rappelait son séjour à Paris, quand il avait rencontré Tiffany. En sortant du musée Rodin, ils avaient pris un petit déjeuner à la terrasse d’un café, rue de Varenne. Tout le monde fumait autour d’eux. La fumée enveloppait la jeune femme, tournoyant en volutes dansantes, la transformant en princesse apparue par enchantement dans un conte de fées. Pour la première fois de sa vie, il avait aimé l’odeur du tabac.

Son esprit traversa l’Atlantique et se retrouva dans le bureau du président de l’université de New York, lors de leur dernière rencontre. L’universitaire l’avait incité à faire son deuil, à tourner la page, plus d’un an après…

— Jamais, murmura Sandro.

— Hein ?

— Rien.

— Bon, alors qu’est-ce qu’on fait ?

Sandro leva les yeux vers son interlocuteur.

— C’est d’accord, allez-y. Jouez avec les bas instincts…

Krakus se retira en hâte, craignant sans doute que son client ne change d’avis.

Sandro resta un long, très long moment seul dans le silence de sa hutte. Puis, mû par un sentiment étrange, il enfila sa veste et un chapeau et sortit. La nuit l’étreignit, une nuit sans lune où seules quelques rares étoiles parvenaient à scintiller à travers les arbres, des arbres à la fois protecteurs et menaçants, des arbres qu’il ne voyait pas mais dont il sentait la présence dans l’obscurité. Un frisson parcourut son corps. Il sortit sa lampe de poche et l’alluma. La pile était faible. Il prit la direction du village, le mince faisceau de lumière jaune éclairant ses pas.

Le trac montait en lui tandis qu’il s’approchait, pour la première fois, de la place centrale où résonnait de la musique, essentiellement des percussions. De loin, il pouvait apercevoir, rougis par les feux, les visages dans la foule rassemblée pour le spectacle. Sandro sentit son cœur se serrer, mais il poursuivit jusqu’à se trouver à une vingtaine de mètres. Positionné sur le côté, il pouvait voir aussi bien l’estrade que les spectateurs.

Le show mettait en scène des Indiens qui semblaient raconter une histoire à travers des tableaux de danse, de chant, mais aussi des dialogues entre les personnages. Des jeunes uniquement. Le scénario avait l’air assez mouvementé, jalonné de scènes de bagarres très réalistes et d’une grande violence. Les spectateurs étaient scotchés, manifestement pas du tout habitués à ce genre d’exhibition. Ils écarquillaient les yeux, certains avaient la bouche ouverte, d’autres avaient des mouvements de recul quand un personnage envoyait un coup de poing en pleine face. Une femme se cachait les yeux pendant certaines séquences. La plupart avaient l’air complètement fascinés, comme hypnotisés. Certaines scènes avaient des connotations très sexuelles. On y voyait de jeunes Indiennes dans des attitudes vulgaires tenir des propos provocateurs ou effectuer des danses tenant plus du coït simulé que de l’expression artistique.

Les Indiens étaient tellement captivés qu’ils n’auraient pas remarqué un caïman passant devant l’estrade ni un arbre s’effondrant à côté d’eux.

Le malaise de Sandro s’accentua. L’image de Marc Aurèle se dressa devant lui, se superposant aux images de la scène. L’empereur avait tout fait pour essayer de diminuer la cruauté des spectacles des amphithéâtres. Se mettant la foule à dos, il avait pris des mesures pour limiter les représentations de scènes choquantes. Il était convaincu que l’adoption d’une certaine moralité permettait d’élever l’âme. Un jour, la foule, sous le charme d’un esclave ayant dressé un lion à dévorer des hommes, réclama son affranchissement. Offusqué, Marc Aurèle avait répondu : « Cet homme n’a rien fait de digne de la liberté. »

Sandro, en proie à un mélange de honte et de haine, dévisagea les Indiens rassemblés. Certes, ils n’étaient peut-être pas habitués à ce genre de spectacle. Mais ils jouaient moins les effarouchés quand il s’agissait d’offrir en sacrifice à leurs dieux une jeune Occidentale innocente.