28

Le lendemain, Sandro sortit à l’aube, dès les premières lueurs du jour. La douleur devenue lancinante avait troublé sa nuit et maintenant il avait la sensation d’étouffer. Il voulait respirer, marcher à l’air pur.

La nature, surprise dans son sommeil par la pâle lumière de l’aurore, était calme et silencieuse, bercée par un air encore frais, baignée d’un soupçon de brume. Les prédateurs de la nuit s’étaient déjà retirés, et ceux du jour n’étaient pas encore levés.

Sandro ajusta son chapeau et fit quelques pas sous les arbres, tentant d’oublier la douleur. Une discrète odeur de mousse humide flottait dans l’atmosphère. Soudain il se figea. Un bruissement de feuilles, plus loin, sur sa droite. Il retint son souffle et attendit quelques instants sans bouger un cil, scrutant l’insondable barrière de plantes d’où le bruit s’était échappé.

Puis il la vit, à quelques pas de là. Élianta. Elle marchait en direction du village, son corps svelte glissant en souplesse entre les branches et les lianes. L’espace d’un instant, elle tourna son visage vers lui et il crut qu’elle l’avait vu. C’est alors qu’il fut saisi par le voile de tristesse enveloppant son regard, celui d’une femme dépitée et malheureuse, et sa douleur d’un seul coup s’amplifia comme si une aiguille empoisonnée lancée d’une sarbacane s’était plantée dans son ventre, distillant son venin, répandant en lui un profond malaise depuis ses entrailles jusqu’au tréfonds de son âme.

Un intense sentiment de honte l’assaillit tandis que l’étau de la culpabilité se refermait sur lui. Il ressentit alors un tel dégoût de lui-même que, sans plus réfléchir, il s’enfuit en courant, à toutes jambes, droit devant lui. Il s’enfonça dans la forêt, les branchages griffant sa peau, déchirant ses vêtements, arrachant son chapeau. Il courut, courut, se prit les pieds dans des racines, chuta, se releva et reprit sa course désespérée, le visage fouetté par les feuillages. Il courut tant qu’il put, jusqu’à ce que la nature vienne à bout de ses forces, le retienne dans ses filets, le force à se calmer, à bout de souffle.

Alors il se laissa tomber à genoux, puis roula sur le dos, en sueur, l’esprit en vrac, et il respira, respira, respira. Petit à petit, lentement, il retrouva son calme.

Étendu de tout son long, il fixait le ciel, les trouées d’un ciel bleu délavé à travers les sombres cimes des arbres géants. Un silence absorbant, intense. Il se sentit soudain infiniment petit, minuscule, une brindille dans la forêt, une poussière dans l’univers. Quel sens avait la vie de l’être infime qu’il représentait ? Qu’était-il en fin de compte ? Son corps, appelé à vieillir et mourir ? Ses pensées, promises à l’oubli ? Ses réalisations, condamnées à disparaître, gommées par le temps ?

Aucune réponse ne lui vint, mais un vertige, une sorte de vertige métaphysique dont il sentait qu’il pouvait l’emporter dans les abîmes d’un territoire d’où l’on ne revient pas.

Fouille au-dedans, lui souffla Marc Aurèle. C’est au-dedans que se trouve la source du bien. Elle peut jaillir à tout moment si tu fouilles sans cesse.

La source du bien… Sa conscience, sans doute. Sa conscience… Sa conscience étouffée par la vengeance qui l’obsédait depuis plus d’un an. Une vengeance dévastatrice qui ne tenait pas sa promesse de soulagement, de libération. Une vengeance qui faisait de lui un malfaiteur au sens propre, un faiseur de mal.

Il resta longtemps silencieux, les yeux perdus dans ce ciel sans fond, la conscience diluée dans les vapeurs de l’aube.

Puis, lentement, telle cette brume s’élevant vers la cime des arbres, monta en lui le sentiment qu’il n’était pas, qu’il ne pouvait pas être ce faiseur de mal dont il avait endossé l’habit. Ce n’était pas lui, tout simplement. Un rôle contre nature. Une fausse identité qui bâillonnait sa conscience et étranglait son âme.

Il devait cesser, tout arrêter. Rentrer chez lui, réussir à pardonner, reprendre le dessus, ne pas gâcher l’étincelle de vie qu’une main bienfaitrice avait un jour déposée sur son âme pour lui donner corps. Redevenir en conscience une poussière de l’univers, et en jouir à chaque instant de son existence…

Il prit le chemin du retour, marcha en silence, l’esprit calmé, avec en lui un embryon de sérénité aussi fragile qu’une jeune pousse tentant sa chance au milieu de la forêt.

Au bout d’un long moment, il fut saisi d’un doute : avait-il vraiment pris la bonne direction ? Il s’arrêta et regarda tout autour de lui, incertain. Il essaya de se repasser mentalement le film de sa fuite précipitée. Il était sorti de sa hutte, était parti sur sa gauche, donc vers… l’ouest ou le nord-ouest. Quand il avait vu Élianta, il s’était tourné vers sa droite, donc plutôt au nord… Mais quand il s’était élancé, ce ne pouvait pas être dans la direction d’Élianta, non, bien sûr… Et pourtant il avait eu l’impression de partir droit devant lui… Il avait dû se retourner d’abord, quand il avait vu son regard. Mais vers où ? Il lui semblait maintenant avoir effectué un demi-tour complet avant de fuir droit dans la direction opposée à celle de la jeune femme. Dans ce cas, il serait parti au sud.

Le retour se ferait donc plein nord. Admettons. Bon, maintenant, où était le soleil ? Pas évident avec ce toit de feuillage… Un peu tendu, il se déplaça jusqu’à percevoir des rayons. Le soleil était derrière. Pas logique : il aurait dû se trouver à sa droite, pour être à l’est… Il marchait donc depuis au moins dix minutes plein ouest au lieu de nord. Il sentit un soupçon d’inquiétude poindre en lui. Mais tout allait rentrer dans l’ordre. Il regarda sa montre et mémorisa l’heure. Se forçant à être confiant, il repartit vers le nord-est pour compenser l’erreur. Il marcha les sens en éveil pendant un bon quart d’heure, puis s’arrêta. Il devait avoir à peu près rejoint le trajet qu’il aurait dû prendre initialement. Il bifurqua donc vers le nord.

Une demi-heure plus tard, il s’arrêta de nouveau et regarda autour de lui, perplexe. Il n’y avait rien de reconnaissable… Mais n’était-ce pas normal ? La forêt n’offrait aucun point de repère, et aucune visibilité à plus de dix ou quinze mètres…

Il avait beau tenter de se rassurer, l’anxiété montait en lui.

Combien de temps avait-il couru en s’enfuyant ? Il était bien incapable de le dire…

Il repartit, scrutant la végétation tout autour de lui, espérant apercevoir enfin l’ombre d’une hutte ou le profil de la maloca. Il était à l’affût du moindre signe, du moindre élément connu, d’un ruisseau ou d’un rocher qu’il se rappellerait avoir croisé… Mais la forêt demeurait muette, dissimulant ses secrets, enterrant ses mystères. Plus Sandro avançait, plus il se sentait en terre étrangère.

Progressivement, une impression bizarre et inconnue l’envahit, d’abord diffuse, puis de plus en plus saisissante : la sensation de pénétrer un espace jusque-là inviolé, de profaner un lieu sacré, un sanctuaire. Chacun de ses pas lui semblait maintenant un sacrilège, une offense. Une transgression.

Soudain il entendit une sorte de craquement. Il tourna la tête et mit une bonne seconde avant de se rendre compte qu’un arbre gigantesque était en train de s’effondrer dans sa direction, tranchant impitoyablement les branches de tous ses voisins sur son passage. L’énorme masse s’abattait sur lui. Il bondit sur le côté et put à peine s’écarter de quelques mètres avant qu’un énorme fracas retentisse, comme si la terre elle-même avait tremblé. Le souffle projeta violemment une quantité incroyable de brindilles et de feuilles mortes qui lui fouettèrent le visage et le corps.

Il ouvrit lentement les yeux et se découvrit dans un épais nuage de poussières brunes, un nuage dense à l’odeur épineuse, duquel émergea brutalement une sorte de gros sanglier fou au museau en forme de trompe qui fonçait droit sur lui, hagard, les oreilles plaquées sur le crâne. Sandro eut tout juste le temps de se jeter derrière un arbre. La bête sauvage disparut dans un tourbillon.

Le silence retomba d’un seul coup et les plantes s’immobilisèrent, comme pour tenter d’effacer toutes traces des événements. La forêt, perfide, avait retrouvé son simulacre de calme. Seuls les milliards de particules en suspension continuaient de flotter dans l’air, parfumant l’atmosphère d’une inquiétante nuée de mystère.

Sandro, le cœur battant à tout rompre, regarda nerveusement autour de lui. Tendu, sur le qui-vive, il reprit lentement son souffle. Sa bouche était sèche, il avait très soif et aucun moyen de boire.

Il reprit pas à pas son chemin, attentif, méfiant. En proie à une soudaine superstition, il contourna largement l’arbre couché, comme le cadavre d’un adversaire dont la mort pourrait être feinte.

Il marcha plus lentement, à l’affût des menaces de la jungle. Au fur et à mesure de son avancée, sa confiance s’amenuisait, l’anxiété gangrenait son esprit. Quel inconscient il avait été de s’enfuir du village… Quel manque total de lucidité, quelle folie ! Il le regrettait si amèrement… Sa situation était maintenant tellement aberrante… Non, ce n’était pas possible. Il devait rêver. Il ne s’était pas égaré, non. Il n’avait pas fait ça… Il n’avait pas été stupide à ce point. Cela ne pouvait pas être vrai. Et pourtant, il était là, bien là. C’était la cruelle réalité.

Il s’arrêta de marcher. La forêt le cernait, l’assiégeait. Elle le tenait. Il était perdu. Il allait mourir là, tout seul. Une angoisse terrifiante s’empara de lui. Il se mit à appeler à l’aide, puis à crier, à hurler. Il regardait dans tous les sens, en proie à un affolement total, incontrôlable. Il avait l’impression que les plantes se rapprochaient, tentaient de l’encercler, de le retenir. Il se mit à courir, à forcer les barrières, à déchirer les liens, à foncer comme une bête dans une direction puis dans une autre en appelant en vain de toutes ses forces, en exigeant, en suppliant.

Au bout d’un long moment d’une lutte désespérée, il finit par capituler, totalement abattu. Il tomba à genoux dans la sombre cathédrale végétale et se mit à pleurer. Autour de lui, les plantes, froidement drapées dans leur dignité, le regardaient sans compassion aucune. Les troncs ressemblaient à un parterre de croix dans un cimetière.

Il pleura, pleura… Il pleura longtemps, sur lui, sur sa vie, sur sa mort certaine. Il pleura tellement que même les paroles que Marc Aurèle lui susurra sur la relation à la mort furent entraînées par le flot de larmes, noyées avant d’avoir pu atteindre sa raison.

« On ne revient jamais de la selva amazónica. » Ces mots flottaient dans son esprit, surfaient sur sa détresse, hantaient sa conscience.

Quand il se calma enfin, après un temps infini, ses larmes avaient dénoué sa tension, emporté son angoisse et toutes ses émotions. Il se sentait vide, faible à l’extrême. Il savait qu’il allait mourir, et cela ne le révoltait plus, ne le répugnait plus. D’une certaine façon, il l’acceptait presque.

La chaleur était intense. Il sentit soudain que ses vêtements de protection étaient devenus superflus. Il retira ses rangers, son treillis à moitié en lambeaux, son tee-shirt. Il se libérait enfin de cet horrible carcan vestimentaire qui entravait son corps dans ses moindres mouvements.

Il fit quelques pas et aperçut un bassin, plus grand que celui qu’il connaissait près du camp. L’eau, d’une belle couleur café au lait, se montrait attirante, irrésistible par cette chaleur. Il n’avait plus rien à perdre. Que lui importait désormais d’être attaqué par un caïman, un anaconda ou une myriade de parasites ?

Il s’avança dans l’eau et s’immergea. Une sensation de bien-être immédiat s’empara de lui, l’enveloppant d’une fraîcheur salvatrice, libératoire, apaisante. Il ferma les yeux et savoura l’instant, sans penser à rien, absolument rien, sans rien faire… Juste ressentir, se sentir vivre, respirer… être.

Son corps se dissolvait dans l’eau, fusionnait avec elle et l’air respiré, vibrait au rythme du balancement nonchalant des feuilles dans le vent léger.

Il laissa le temps se dissoudre, s’effacer, disparaître, et l’instant s’étendre au point de devenir infini. Les yeux toujours clos, il se mit à sourire, à sourire d’extase devant ce qui s’offrait à lui comme une révélation : faire de chaque instant une éternité est le secret de l’immortalité…

Quand il rouvrit les yeux, longtemps après, la nature lui sembla changée. Les verts étaient plus tendres, les branchages plus fins, les lianes plus souples, la lumière plus belle. Pour la première fois depuis son arrivée en Amazonie, il entendait des oiseaux chanter. Des chants mélodieux, cristallins et gais, qui font sourire l’âme et éveillent en vous la joie en l’aidant à se frayer un chemin à travers l’épaisse couche de résistance constituée au fil des ans par l’accumulation des déceptions et des désillusions.

Il vit, parsemées au milieu des feuillages et des lianes, des fleurs délicates qui, sans pudeur aucune, dévoilaient leur beauté et libéraient les effluves subtils qui parfumaient si merveilleusement l’atmosphère.

Sandro, touché par cette divine harmonie, se sentait en osmose avec l’environnement. Il n’était pas spectateur de la nature, il se fondait en elle.

Soudain son esprit fut attiré par un scintillement. À une dizaine de mètres, la feuille d’un arbre tournoyait sur elle-même, renvoyant des éclats de lumière. Sans doute était-elle agitée par le vent. Pourtant, les feuilles voisines restaient immobiles. Intrigué, Sandro ne la quittait pas des yeux.

Au bout d’un moment, la curiosité l’emportant, il sortit du bassin et s’approcha. Un insecte était-il à l’origine de ce mouvement étonnant ? Il n’en trouva pas. Un peu plus tard, le tournoiement s’arrêta de lui-même, toujours sans raison apparente.

C’est alors que Sandro aperçut une autre feuille manifestant le même phénomène, dix ou quinze mètres plus loin. Il décida cette fois encore d’aller voir de plus près, bien décidé à en trouver l’explication. Mais, de nouveau, le mystère resta entier.

Son regard fut alors attiré par une autre lumière scintillant au loin. C’était d’autant plus étonnant qu’il n’avait jamais observé cela auparavant, depuis tout ce temps qu’il vivait dans la forêt.

Il n’aurait su dire s’il agissait par superstition, par une sorte d’intuition ou simplement parce qu’il n’avait rien d’autre à faire. Toujours est-il qu’il suivit le signe et ceux qui se manifestèrent en chaîne. Il marcha de feuille en feuille, obéissant au scintillement, suivant la lumière, désorienté par son incompréhension du phénomène.

Au bout d’une heure, son cœur s’arrêta net : à une vingtaine de mètres devant lui, un groupe d’Indiens avançaient en file, silencieux, arcs et flèches sur le dos. Sandro retint son souffle. Miraculeusement, sa présence n’avait pas été remarquée. Il resta immobile un long moment, puis finit par apercevoir à travers la végétation une hutte sur sa droite. Il lui fallut plusieurs secondes pour se rendre compte que c’était la sienne.

Une bouffée de soulagement l’envahit, irrésistible, euphorisante. Il avait de nouveau droit à la vie, droit à un futur. Son salut était tout aussi incroyable que l’avait été la promesse de sa mort quelques heures plus tôt.

Sa décision était prise. Il allait tourner la page de cet épisode désastreux de son existence. Il irait trouver Krakus, lui annoncer qu’on arrêtait tout, que l’on cessait définitivement de semer le malheur parmi les Indiens.

Il se sentait finalement allégé de renoncer à sa vengeance, libéré d’un poids qui l’écrasait et le tuait à petit feu. Il était fait pour diffuser le bien, pas pour répandre le mal. Sa motivation en choisissant d’enseigner la philosophie n’avait-elle pas été de partager la pensée des sages, et ainsi aider chacun à mieux vivre sa vie ? C’était sa vocation, sa mission. Son destin. Il ne pouvait pas lui tourner le dos impunément pour tenter en vain de soulager une douleur irréparable.

Il se faufila entre les branches et les plantes enlacées pour rejoindre sa hutte, et les mots d’un poème de Cléanthe revinrent à son esprit. Cléanthe… Le disciple de Zénon de Cition, le fondateur de l’école du Portique qui avait tant influencé Marc Aurèle. Les mots se mirent à danser dans sa tête, tandis qu’il parcourait, léger, les derniers pas :

Conduis-moi, Zeus, et toi, Destin,

Au lieu où, un jour, par vous, je fus assigné.

Comme je suivrai vite ! Si je ne le veux pas,

Devenu méchant, je ne suivrai pas moins.