Krakus passa les jours suivants à faire plus ample connaissance avec les Indiens. Son précédent voyage, trop bref, ne lui en avait pas donné l’occasion. Il tenta de sympathiser, créer des relations, tout en essayant de se donner un positionnement respectable. Le moment voulu, il lui serait important d’être vu comme un leader dont on suivrait les conseils…
Tandis que Sandro végétait dans sa hutte, il posait des jalons, gagnait du terrain.
Il rencontra ainsi Mojag, qu’on lui présenta comme un grand conteur plein de sagesse.
— Je n’ai de grand que mon âge, protesta l’intéressé en plissant des yeux aussi ridés que malicieux. Je me contente de radoter des histoires au coin du feu.
Trop modeste pour être sincère, se dit Krakus qui se méfiait de ces vieux singes aux allures de sages vénérables.
Ils échangèrent quelques propos insignifiants. Le vieil homme s’exprimait en dodelinant légèrement de la tête, cherchant parfois laborieusement ses mots.
— As-tu déjà rencontré Élianta ? demanda-t-il.
Krakus secoua la tête. Plusieurs personnes avaient déjà évoqué son nom. Elle devait avoir un rôle important, mais il n’était pas encore parvenu à savoir lequel.
Le conteur parcourut des yeux l’assemblée, mais ne la vit point.
— C’est quelqu’un qui gagne à être connu, dit-il, sans plus de précisions.
Krakus trouvait la vie des indigènes tout à fait inintéressante. Il ne se passe rien, se dit-il, on s’ennuie à mourir dans ce village.
Les Indiens vivaient à moitié nus, une sorte de pagne cachant à peine leur intimité. Les femmes, seins à l’air, passaient chaque jour de longues heures à peindre des motifs sur leurs corps et ceux des enfants. Ils ne possédaient presque rien, à part quelques céramiques, un peu de linge grossier, des plumes colorées, quelques paniers et plateaux en vannerie, des arcs et sarbacanes pour chasser, quelques têtes de bétail et une petite clairière aménagée où poussait du manioc. Ils chassaient un peu, quelques heures par-ci par-là, cueillaient des fruits, mais le plus clair de leur temps, ces pauvres gens n’avaient apparemment rien à faire. Ils humaient le temps qui passe.
Qu’est-ce qu’ils doivent s’emmerder ! se dit Krakus.
Décidément, il ne comprenait pas l’engouement des journalistes et des chercheurs pour ces « peuples premiers », comme ils disaient. Encore un enrobage sucré pour édulcorer la réalité. Des primitifs, oui. Et si ces sauvages étaient heureux, c’était de toute évidence parce qu’ils étaient simplets. Des retardés mentaux, c’est tout. D’ailleurs, ne dit-on pas « imbécile heureux » ? S’il fallait devenir idiot pour s’épanouir, lui, Roberto Krakus, préférait garder ses tracas et ses malheurs. Ça mettait au moins un peu de piment dans son existence.
Il pressentait que sa mission allait devenir un casse-tête. Comment pouvait-on gâcher la vie de gens ayant une existence… vide ? Comment pouvait-on rendre malheureux ceux qui n’avaient rien pour être heureux ?
Le troisième jour, Krakus se résigna à tenter quelques menus essais. Juste pour voir. La nuit venue, il attendit que le village sombre dans les bras de Morphée pour sortir de sa hutte à pas feutrés dans l’obscurité totale. Il alluma sa torche, mais la pile usée ne lui offrit qu’une faible lueur. La fraîcheur de la nuit le saisit et il frissonna. Le sous-bois, humide et sombre, diffusait une légère odeur de mousse. Il se dirigea vers la maloca.
La végétation ayant été un peu éclaircie dans le lieu de vie, la lune parvenait à se frayer un chemin. Ses faisceaux de lumière blanche baignaient la grande hutte dans une atmosphère surnaturelle. De loin, elle semblait surgir de l’obscurité de la forêt comme un vaisseau fantôme déchirant les ténèbres.
Il s’approcha. On entendait des ronflements provenant de l’intérieur.
Il ouvrit le plus doucement possible le grand panier dans lequel les hommes rangeaient leurs armes. Le couvercle grinça à peine. Krakus scruta attentivement le tas d’arcs empilés en vrac et repéra le plus beau, le plus grand, le mieux décoré. Il se souvenait d’avoir vu un Indien l’exhiber avec fierté devant son entourage. Il le saisit entre deux doigts et tenta de l’extraire délicatement. Mais l’équilibre était aussi précaire que celui d’un jeu de Mikado, et le bruit des bois s’entrechoquant résonna dans la nuit. Krakus se figea et attendit une minute en retenant son souffle. Puis il prit son couteau suisse, sortit une lame très fine et incisa délicatement le bois de l’arc en son centre, sur le bord extérieur. Bien que profonde, l’entaille était à peine visible. Satisfait, Krakus remit l’objet en place et referma le panier.
Il s’apprêtait à rentrer quand il aperçut du linge fraîchement lavé étendu sur une corde. Un coup d’œil alentour lui confirma qu’il était toujours seul éveillé. Il ramassa de la terre et la projeta dessus. Il avait l’impression de retourner en enfance, à l’âge où l’on fait des mauvais coups pour embêter les voisins et rire de leurs réactions.
Tout ça était en effet bien petit, bien faible. Dérisoire. On était très loin de ses idées initiales de torture et de massacre… Mais que pouvait-il faire ? Ces gens n’avaient rien. Ils n’avaient donc rien à perdre. Comment pouvait-on leur gâcher la vie ?
À cet instant, il entendit un bruit derrière lui. Il se retourna et aperçut une ombre se déplaçant. Instinctivement, il s’accroupit et s’immobilisa. Il scruta la pénombre et finit par reconnaître une silhouette féminine. La jeune femme se dirigeait vers la forêt. Et s’il la suivait ? Il attendit quelques minutes, puis s’apprêtait à se redresser quand une autre silhouette apparut, suivant visiblement le même trajet, mais avec plus de précautions, restant dans l’obscurité. Pourtant, il suffit d’un quart de seconde pour qu’un rayon de lune révélât son visage, celui d’un jeune Indien que Krakus se rappelait avoir croisé au village. Awan, oui, c’est ça, Awan. Il attendit patiemment qu’il s’éloigne, puis s’engagea avec prudence dans la même direction.
Les deux Indiens se rejoignirent à l’entrée de la petite clairière cultivée. Il se rapprocha un peu puis se cacha dans les feuillages. La lune diffusait sa pâle lumière dans le champ. Immobiles à l’orée de la forêt, les deux Indiens lui apparaissaient en ombres chinoises, leurs silhouettes noires se détachant nettement devant la blancheur de la clairière. Ils restèrent face à face quelques instants, puis s’étreignirent un long moment. Enfin, d’un geste, ils se déshabillèrent. De profil, on voyait pointer les seins de la jeune femme. L’homme était en érection. Ils se rapprochèrent l’un de l’autre, et leurs corps se mélangèrent dans la nuit.