— Viens, suis-moi.
L’homme aux longs cheveux noirs réunis en une tresse leva les yeux.
— J’ai un projet pour toi, dit Krakus. Tu sais confectionner des sacs ?
— Comme tout le monde.
Ils prirent la direction de la forêt en longeant le ruisseau. Krakus releva son col.
Il avait découvert Hakan lors des concours. L’Indien avait été profondément humilié par ses échecs successifs et la façon dont on les avait révélés en public.
— Je voudrais que tu te mettes à faire des sacs pour les vendre aux villageois.
— Les vendre ?
— Oui, demander en échange des coupous, comme les gamins porteurs de messages.
— Ah… Et… pour quoi faire ?
— Je vais généraliser l’usage des coupous. En vendant des sacs, t’en recevras plein.
Ils sautèrent par-dessus un tronc d’arbre couché en travers du ruisseau. Krakus cassa une petite branche qu’il garda à la main.
— Et qu’est-ce que je ferai de tous ces coupous ? demanda Hakan.
— Tu pourras te procurer tout ce que tu veux.
Krakus entreprit de supprimer les ramifications de sa branchette afin de la transformer en bâton.
— Si j’ai besoin de quelque chose et que j’ai des sacs, il me suffit d’en échanger un contre la chose en question.
— Surtout pas, malheureux ! Sinon tu vas les échanger à leur valeur, à la valeur correspondant au temps que tu as passé à les faire.
— Ben, oui, c’est normal, non ?
— Mais non, ce qu’il faut, c’est obtenir plus que ce que ça t’a coûté, sinon ça n’a aucun intérêt !
— Ah bon ?
— Mais oui, comme ça t’auras un surplus de coupous.
— À quoi ça me servira ?
— À acheter d’autres choses.
— Encore d’autres choses ?
— Mais oui !
— Mais… je n’ai pas besoin de grand-chose…
Krakus planta la pointe de son bâton au centre de la grande feuille d’une plante aquatique. Elle la transperça et s’enfonça dans l’eau.
— Tu crois que t’as besoin de rien ?
Hakan fronça les sourcils.
— Ben… oui.
Krakus remua son bâton dans l’eau et celle-ci devint boueuse.
— Pourtant, ces derniers temps, t’as pas l’air franchement épanoui…
Hakan accusa le coup.
— On dirait, reprit Krakus, que personne ne fait plus attention à toi. On t’ignore comme si tu comptais pas…
Visiblement décontenancé, Hakan secoua la tête de dépit.
— Tu vois, continua Krakus, avec mon projet, quand t’auras plein de coupous, tu pourras… je sais pas, moi… te faire bâtir une hutte plus grande, plus haute, plus belle…
Hakan le regarda, interloqué.
— Une hutte plus grande ?
— Par exemple, oui.
— Mais… quel est le rapport ? Et puis, la mienne est suffisamment grande pour loger ma famille.
— Elle ne servirait plus seulement à loger ta famille.
— À loger qui, alors ?
Krakus s’amusa à fouetter des feuillages de son bâton.
— Ton amour-propre, dit-il en riant.
— Je comprends pas…
— Imagine : si t’as une hutte plus grande que les autres, tout le monde va te regarder différemment. On va se mettre à te respecter.
Hakan s’arrêta, étonné.
— Mais qu’est-ce que la taille de ma hutte a à voir avec moi ?
— C’est assez évident, non ?
— Euh…
Krakus le regarda dans les yeux.
— Tu es ce que tu as.
— Je suis ce que j’ai ? marmonna Hakan, songeur. Je suis ce que j’ai…
— Réfléchis : si tu as une grande hutte, c’est que t’as gagné beaucoup de coupous.
— Oui…
— Si t’as gagné plus de coupous que les autres, c’est que tu es plus…
— Plus quoi ?
— Plus tout.
— Plus tout ?
— Oui, plus tout. Plus fort, plus malin, plus doué…
— Ah…
— Quelqu’un de bien, quoi. On va te respecter.
— Bon… Si tu le dis…
— Ben, oui, forcément.
Krakus fit rouler son bâton entre ses doigts en marchant.
— Tu vois, reprit Krakus, il est là, ton problème, aujourd’hui. T’as pas assez pour être.
— T’as peut-être raison…
— D’où l’idée de mon projet pour toi.
— D’accord.
Ils continuèrent d’avancer le long du ruisseau, sous les grands arbres.
— Alors comment on s’y prend, pour faire un sac ?
— On tresse de fines lianes, puis on les noue ensemble avec une autre liane qu’on entrelace.
— Qu’est-ce que vous choisissez, comme liane ?
— Ça, dit Hakan en désignant une plante. Des lianes de moucouna. On en trouve partout, c’est assez souple et très solide.
— Bon, on va trouver autre chose… Dis-moi, combien de sacs t’es capable de fabriquer par jour ?
— Cinq, six peut-être…
Krakus fit une grimace.
— Faudrait monter jusqu’à sept ou huit.
Ils contournèrent des ronces en silence, puis revinrent près du ruisseau.
— En fait, je m’interroge, dit Hakan après un long moment. Je suis pas sûr d’avoir envie de faire des sacs à longueur de journée. C’est pas très varié.
— C’est le prix à payer si tu veux bien gagner ta vie.
— Si je veux gagner… ma vie ?
— Oui.
— Mais… Je l’ai déjà, ma vie…
— Cesse de te poser des questions et avance, veux-tu ? C’est un bon projet. Fonce.
— Je me demande juste quel sens ça aurait de faire tout le temps des sacs, comme ça…
— Est-ce que je me pose des questions sur le sens de mes actes, moi ? Et d’ailleurs, qui s’en pose ?
L’argument eut l’air de porter, car Hakan se tut.
— Bon, reprit Krakus, il va falloir qu’on leur donne un nom, à tes sacs.
— Un nom ?
— Oui, pour bien les différencier. Un nom qui permette de les identifier, et que personne d’autre n’ait le droit d’utiliser.
— Pourquoi ? Il suffit de les montrer. Tout le monde sait ce que c’est.
— Parce qu’on ne va pas vendre des sacs. Personne n’a besoin de sacs, tu as dit toi-même que chacun pouvait en confectionner.
Hakan le regarda, décontenancé.
— Je comprends plus rien.
— On va vendre des pansements pour les ego blessés, des rustines pour l’estime de soi en fuite.
— Hein ?
— On va vendre l’illusion d’une certaine image de soi.
— Mais qui a besoin de tout ça ?
— De plus en plus de gens, et ils en auront de plus en plus besoin à l’avenir, crois-moi…
Krakus utilisait maintenant son bâton comme une canne.
— Maintenant, il faut qu’on fixe le prix de tes sacs.
— Eh bien, je dirais… trente coupous.
— Trente coupous ? Ça va pas la tête ? C’est dérisoire…
— Non, quand on pense à tout le temps qu’il faut passer pour trouver des coupous… Ça me semble équitable.
— Je t’ai dit qu’on ne vendait pas un sac, on ne va donc pas le vendre à la valeur d’un sac. Comment veux-tu que les gens qui le portent aient une bonne image d’eux-mêmes si ce sac ne coûte que ce qu’il vaut ?
— Mais…
— Comment pourront-ils se distinguer si tout le monde peut se le payer facilement ? Non… Il faut qu’ils triment… Qu’ils passent des journées entières à arpenter la jungle pour ramasser ces maudits coupous. Il faut que ça leur coûte, qu’ils payent de leur personne.
Hakan restait sans voix.
— Tiens, ça c’est joli, dit Krakus en désignant des lianes délicates à l’écorce très fine. Ça pourrait faire l’affaire.
Hakan secoua la tête.
— Les lianes de cette plante ne sont pas assez solides.
— Tant mieux ! Comme ça tes clients devront en racheter régulièrement !
— Mais cette plante est rare. On n’en trouve pas facilement.
— Parfait ! Les sacs n’en auront que plus de valeur.
— Il y a autre chose…
— Quoi encore ?
— Elle est sacrée.
— Mais toutes vos plantes sont sacrées ! Arrêtez de me faire chier avec ça.
— Tu crois pas si bien dire. Celle-ci est un laxatif.
— Un laxatif ?
— Oui. Elle sert aussi à une préparation que seuls les chamans ont le droit de faire.
— Quoi ?
— C’est l’un des ingrédients du woorara.
Krakus hocha lentement la tête. Le woorara. Le curare dans lequel les Indiens trempaient leurs flèches… Il se rappelait, maintenant. Cette liane, il l’avait déjà vue dans le passé.
— Je crois que j’ai trouvé, dit-il en enfonçant lentement son bâton dans la terre.
— Quoi ?
— Le nom.
— Ah bon ?
— On les appellera « les sacs Woorara ».
Hakan le regarda d’un air un peu étonné, mais ne dit rien.
— Ça sonne bien, ajouta Krakus.
Il se gaussait déjà à l’idée de voir les Indiens travailler dur pour se ceinturer le corps de beaux sacs tressés dans la liane que toute l’Amazonie surnommait « la corde du diable ».