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— Je t’en supplie, fais quelque chose pour nous !

La vieille Indienne partit dans une quinte de toux qui sembla ne jamais devoir s’arrêter. Élianta la serra contre elle, l’aidant à se calmer. Depuis la veille, nombreux étaient ceux qui se tournaient vers elle pour réclamer des soins. Et cela lui posait un vrai cas de conscience. Elle n’avait pas terminé son initiation et n’avait jamais été confirmée chamane. Elle-même ne se sentait pas tout à fait prête à assumer une telle responsabilité. Quand on s’en remet à vous, il ne s’agit pas de se tromper et de prendre le risque de voir le mal empirer. Sans compter que la réputation d’un chaman faisait vite le tour de la communauté. Il lui suffisait de quelques tâtonnements, quelques erreurs, pour que sa crédibilité soit durablement écornée.

Élianta se reprocha aussitôt cette considération. Qu’elle était égoïste de penser à sa réputation alors que ses semblables étaient au plus mal…

— S’il te plaît…

La vieille femme parlait d’une voix rauque à peine perceptible et les sons, sitôt sortis de sa bouche, étaient avalés par les spasmes qui la secouaient. Bien que tenant encore debout, elle semblait proche de l’agonie.

Jamais Élianta n’avait vu un mal aussi étrange. Et pourquoi se propageait-il aussi vite dans le village ? Les deux tiers de la population étaient touchés. Chaque jour apportait son lot de nouveaux malades. Que se passait-il ? Les étrangers, eux, n’étaient pas atteints. Les esprits se déchaîneraient-ils contre son peuple ? Mais pourquoi ? Quel tabou aurait-il transgressé ? Quelle règle de la nature aurait-il enfreinte ? Quel équilibre n’aurait-il pas respecté ?

Tous les soirs, Ozalee constatait la progression du fléau pendant le Jungle Time. La veille, elle s’était ouvertement demandé pourquoi Élianta n’intervenait pas. Ce reproche totalement en dehors des usages de la communauté l’avait amenée à ressentir de la honte pour la première fois de sa vie. Un sentiment étrange.

La vieille femme s’assit sur une pierre. Élianta reprit son chemin, avançant dans le village. Un vrai spectacle de désolation. Ceux qui n’étaient pas restés couchés dans la maloca gisaient à moitié endormis çà et là, assis sur une souche, allongés sur un talus, recroquevillés près du feu sur la place, le front luisant de sueur. Et partout, incessamment, ces toux, ces toux infernales qui secouaient les corps exténués, à bout de souffle.

Élianta se mit à culpabiliser. Pourquoi n’était-elle pas atteinte elle-même ? Pourquoi était-elle épargnée ?

Plus elle avançait parmi les malades, plus la réponse s’imposait à elle. Les esprits lui laissaient la santé précisément pour qu’elle puisse venir en aide aux autres. Le mal dont ils souffraient représentait un défi qu’elle se devait de relever. C’était sa mission. Elle avait douté de ses capacités, mettant de côté, ces derniers temps, sa vocation. Celle-ci se rappelait à elle, l’obligeant à se décider, à entrer dans l’action. On ne passe pas à côté de son destin… Elle devait avoir confiance en elle, en ses ressources. Et elle réussirait.

L’annonce de sa décision fit rapidement le tour du village.

— Nous avons de nouveau un chaman, dirent les gens. Nous sommes sauvés !

Élianta se sentait portée par sa mission, investie d’une grande responsabilité. Tous les espoirs étaient maintenant tournés vers elle. La survie du peuple reposait sur ses épaules.

Elle organisa un rassemblement de tous les malades, un soir, autour du grand feu. Certains durent être portés par les plus vaillants. Les corps étaient las, épuisés, mais les yeux brillaient d’une lueur de confiance.

Des braises rougeoyantes avaient été extraites du foyer et disposées à côté, formant un brasier plus modeste au-dessus duquel un chaudron avait été suspendu. Élianta avait soigneusement cueilli la liane et les précieuses feuilles entrant dans la préparation de l’ayahuasca, la boisson qui allait lui permettre de dialoguer avec les esprits, comprendre la maladie et découvrir les plantes qui pourraient la soigner. Suivant à la lettre les enseignements de son maître, elle avait méticuleusement retiré l’écorce de la liane et l’avait brisée en morceaux. Puis elle avait réduit la tige en poudre et découpé les feuilles de la plante. Disposé dans le chaudron, l’ensemble avait été recouvert d’eau. Depuis près de trois heures, le mélange chauffait à feu doux, libérant l’odeur magique de l’ayahuasca.

La nuit était tombée, enveloppant le village d’un voile de mystère. Élianta s’agenouilla devant le foyer et souffla doucement sur les braises, intensifiant leur incandescence, attisant la chaleur des orange et des jaunes. On entendit s’élever en un doux murmure le chant des malades, à l’unisson de leurs prières.

Élianta souleva le lourd récipient et en filtra le contenu en le versant dans un autre chaudron qu’elle plaça à son tour au-dessus des braises. La fumée au parfum envoûtant tournoyait en volutes légères, léchant les visages, caressant les esprits. Lentement, très lentement, le liquide brun devint de plus en plus épais, de plus en plus sombre, jusqu’à revêtir la couleur des ténèbres.

Élianta inspira profondément, puis expira doucement en un long souffle continu. Le moment était venu. Elle se retrouvait face à son destin, avec le devoir d’accomplir sa mission. Elle se sentait sereine, confiante.

Elle versa un peu de la préparation dans un bol en terre qu’elle posa sur le sol devant elle.

Les malades, dans leurs linges blancs faiblement illuminés par le feu, ressemblaient à des fantômes surgis de la nuit marmonnant leur douce complainte.

Élianta entonna alors les paroles transmises par son maître, dans cette langue ancienne oubliée de tous et dont elle-même ne saisissait pas toujours le sens.

Trënë trënë trënë

achakapachbë

iñayubichë yaki

ikaiko agayuchkin…

Elle prit le bol et le porta à ses lèvres. Les malades ne la quittaient pas des yeux, des yeux meurtris dans lesquels dansaient les flammes du bûcher, des yeux qui l’encourageaient, qui lui insufflaient l’énergie de les sauver.

Elle but une gorgée. Le goût très amer envahit sa bouche, s’imprimant sur sa langue, ses gencives, son palais. Ses yeux se refermèrent et elle resta ainsi un long moment, immobile. Elle entrouvrit quelques instants les paupières et vit les visages rougis tanguer doucement, accompagnant d’un balancement indolent le murmure mélodieux des chants.

Elle but une deuxième gorgée qui lui sembla encore plus amère, puis avala le reste d’une traite. Elle resta un long moment les yeux clos, ressentant la chaleur du feu qui illuminait ses paupières d’un camaïeu de rouges, de jaunes et de verts. La chaleur… Une chaleur exquise… divine. Les paroles du maître revinrent sur ses lèvres…

Trënë trënë trënë

achakapachbë

iñayubichë yaki

ikaiko agayuchkin…

Elle les récita, encore et encore, et elles devinrent un refrain, une musique un peu saccadée qui s’ajoutait au fredonnement des malades, lui tournant la tête… tandis que le feu… le feu… illuminait ses paupières… son esprit. Les mots se mirent à danser dans sa bouche, à danser… et elle se sentit soudain bien… si bien… Sourire… Sourire à l’infini…

Au bout d’un moment, les nausées apparurent, puis s’intensifièrent, et elles devinrent violentes comme des vagues assaillantes. Mais elle les accepta, les accueillit comme elle put tant qu’elles durèrent. Puis elle se sentit enfin apaisée… sereine… oui, c’est ça… sereine, et de nouveau bien… oui… si bien…

Soudain les murmures lui semblèrent plus forts, le crépitement du feu se transforma en craquements et en explosions, la lente ébullition de l’ayahuasca fit à ses oreilles autant de bruit qu’un gros bouillonnement déchaîné. Le moindre son était décuplé. Les odeurs plus présentes, plus fortes. Alors apparut dans son champ visuel une lumière d’un bleu-vert éblouissant, une lumière qui semblait glisser dans l’espace, effleurant les malades sans qu’ils s’en aperçoivent. Elle seule avait le pouvoir de la visualiser. Par moments, elle avait l’impression de lui voir adopter une forme humaine, puis elle se déformait et dans un mouvement fluide se mettait à osciller comme une vague.

Enfin, comme Élianta l’espérait, les corps des malades lui apparurent en transparence. Seule une zone restait opaque : une ligne descendant sous le cou à la verticale puis s’étendant de part et d’autre pour former de chaque côté une sorte de haricot géant. Le siège du mal dont ils étaient atteints, tous au même endroit…

C’était la première fois qu’Élianta, manquant certes d’expérience, voyait une telle partie du corps touchée. Elle se détendit, confiante en l’ayahuasca pour lui révéler maintenant la plante qui saurait guérir ce mal inconnu. Elle attendit. La plante… la plante devait lui faire signe… se manifester à elle d’une manière ou d’une autre…

La lumière bleu-vert continuait de se mouvoir dans l’espace, belle et puissante. Élianta se laissa aller, son mental voguant selon le bon vouloir des esprits, bercée par les sons amplifiés des chants et des paroles sortant de sa bouche sans qu’elle se sente les prononcer, étourdie par les parfums exacerbés de la forêt. Elle patienta ainsi, et le temps fila, fila sans qu’elle cherche à le maîtriser…

Lentement, une image se forma dans son esprit, floue, incolore, dansante, fragile. Le cœur d’Élianta se serra. L’image semblait jouer avec elle, se faire désirer… Plus elle se concentrait dans l’espoir d’identifier enfin la plante qui pourrait guérir son peuple, plus son image tendait à s’évanouir, plus transparente, plus aérienne. Alors Élianta se crispait, tentant de la retenir, de la reconnaître avant qu’elle ne disparaisse, et la vision lui échappait, s’effaçait.

Élianta respira doucement, s’obligeant à se relaxer, à se détendre, essayant de retrouver la confiance, d’accepter les événements tels qu’ils se présentaient…

Au bout d’un long moment, la vision sembla revenir, se rapprocher d’elle. Et cette fois Élianta l’accueillit en parvenant à se détacher de toute attente…

L’image très floue d’une feuille verte se dessina lentement, très lentement sous ses yeux, puis elle se rapprocha, s’agrandit, devenant progressivement de plus en plus nette, de plus en plus précise, de plus en plus colorée. Alors le sang d’Élianta se figea.

La feuille qu’elle avait sous les yeux n’appartenait pas à sa forêt. De sa vie entière, jamais elle ne l’avait vue.