6

Le lendemain matin, Krakus revêtit comme chaque jour son treillis, ses rangers et sa casquette, il releva son col et se rendit au village. Les hommes n’étaient pas encore rentrés de la chasse. Les enfants jouaient, pieds nus sur la terre. Il aperçut une jeune femme occupée à retirer le linge étendu.

— Oh, là, là ! s’exclama-t-il. Ton linge est dégoûtant ! Je sais pas si c’est le vent ou les jeux des gamins, mais c’est vraiment pas de chance !

— Ce n’est rien, dit-elle avec un grand sourire. Ça partira avec de l’eau.

Sur ce, elle roula le paquet de linge sous son bras et se dirigea vers le ruisseau. Krakus lui emboîta le pas.

— C’est toi qui l’avais lavé hier ?

— Oui.

— Au fait, tu t’appelles comment ?

— Zaltana.

Elle s’assit sur la berge. Un alignement de pierres retenait un peu le courant, formant une sorte de lavoir précaire. Elle plongea les tissus dans l’eau fraîche et les frotta les uns contre les autres. Ses seins nus s’agitaient et Krakus se sentit tout émoustillé.

— Mais tu dois tout recommencer, ma pauvre ! Tout ce travail pour rien…

Elle se contenta de rire en guise de réponse. Un rire cristallin à tomber par terre. Il se mit à la désirer violemment. Plus tard, se dit-il. Je m’occuperai d’elle plus tard.

— Bon sang ! dit-il. Ça peut pas être le vent ! La nuit était calme. Quelqu’un a dû le faire exprès.

— Je ne vois pas pourquoi.

— Si je connaissais le salaud qui t’oblige à tout refaire…

— Ça va, c’est presque fini.

— Mais ça te gâche ta matinée. T’aurais pu te reposer, te détendre… Regarde : t’es obligée de bosser !

Elle essora tranquillement les tissus gorgés d’eau, se releva et prit la direction du village.

Krakus la suivit, essayant par tous les moyens de l’entraîner dans le négatif. En vain.

Arrivée à proximité de la maloca, elle se retourna vers lui, un large sourire découvrant ses belles dents blanches.

— Les salissures ont quitté mon linge depuis longtemps, mais elles n’ont pas encore quitté ta tête.

 

Les hommes rentrèrent de la chasse en fredonnant. Ils déposèrent le gibier sur la place, l’air satisfait. Aujourd’hui, les enfants auraient droit à un peu de viande. Krakus observa attentivement le groupe, et finit par repérer celui qui ne portait pas d’arme à l’épaule. Il prit l’un des Indiens en aparté.

— Il ne chasse pas, ton ami ? dit-il en désignant le malheureux.

— Si, mais il n’a pas d’arc.

— Pourquoi ?

— Il a cassé le sien.

Voyant que l’on parlait de lui, l’homme en question s’approcha, curieux.

— J’ai appris, pour ton arc, dit Krakus. C’est vraiment dommage, c’était le plus beau de tous, le plus grand, le mieux décoré. Je suis navré pour toi. Tout le monde devait t’envier… Tu dois le regretter.

L’homme le regarda, l’air étonné et amusé à la fois.

— Mais de quoi parles-tu ?

— De ton arc, bien sûr.

— Je n’ai pas d’arc.

Krakus avala sa salive. L’homme n’avait pas l’air de vouloir se moquer de lui. Alors pourquoi niait-il ?

— Je t’ai vu hier avec. T’en avais un magnifique, splendide…

— Hier peut-être, mais aujourd’hui je n’ai pas d’arc. C’est ainsi, dit-il le plus tranquillement du monde.

— Tu dois le regretter, dis pas le contraire ! Ça doit bien te décevoir un peu, quand même !

— Cet objet n’existe plus. Pourquoi serais-je déçu de quelque chose qui n’existe pas ?

Krakus s’emporta.

— Hier, il existait bien, quand même !

— Mais hier a disparu, mon ami. Nous sommes aujourd’hui, toujours aujourd’hui.

 

Krakus se retira, décontenancé. Il ne pouvait rien obtenir de ces fichus sauvages. Ils étaient trop niais pour être touchés par ce qui leur arrivait, trop naïfs pour souffrir mentalement des situations.

La partie était loin d’être gagnée. Lui qui avait pensé réussir à les agacer, les faire réagir un peu… Et ce chasseur, si au moins il avait gardé les débris de son arc, Krakus aurait pu lui montrer la preuve du sabotage et semer ensuite la zizanie parmi eux. Il n’en avait même pas eu l’occasion. Lui qui misait sur ces premiers essais pour inciter Sandro à lui laisser la main, c’était fichu.

Il s’assit sur une souche et sortit de sa poche un sachet de tabac. Il roula quelques cigarettes, puis en alluma une. Soudain une idée lui vint, comme une évidence… Si lui-même n’était pas parvenu ne serait-ce qu’à les irriter un peu, alors comment Sandro, le fragile Sandro, pourrait-il y arriver seul ? Dans tous les cas, il aurait quand même besoin de lui. Et si rien ne marchait, alors Sandro finirait peut-être par se ranger aux propositions musclées que l’équipe avait initialement formulées…

Krakus aperçut soudain Awan, l’amant de la nuit dernière. Tentons notre chance, se dit-il avec une petite lueur d’espoir.

— Une cigarette, Awan ?

— Non, merci, dit le jeune Indien en le saluant.

Je vais commencer par lui foutre un peu la honte, se dit Krakus.

— Hier soir, au début de la nuit, je suis sorti prendre l’air. J’ai fait quelques pas dehors.

— Il faisait doux, n’est-ce pas ?

Krakus acquiesça en tirant une bouffée de cigarette. Il relâcha la fumée lentement, en direction de son interlocuteur.

— Je t’ai vu au bord de la clairière, avec ta copine.

Loin d’exprimer de la gêne, le visage du jeune homme s’illumina.

— Ah, Icenda… Elle est belle, hein ?

Krakus resta silencieux un instant, puis reprit une bouffée.

— J’ai un sale truc à t’annoncer, c’est pas facile.

L’Indien demeura immobile, sans rien dire.

— Quelques heures plus tard, dit Krakus, je me suis relevé pour aller pisser.

La fumée s’échappa en volutes légères et se dissipa dans l’air. Il reprit :

— Je suis à nouveau tombé sur ta copine. Mais, cette fois, elle était avec un autre homme.

Awan ne montra aucune réaction.

— Je suis étonné, finit-il par avouer.

— C’est tout ce que t’as à dire ? s’énerva Krakus.

Le jeune homme resta calme.

— Nous ne sommes pas mariés, elle ne m’a pas fait de serment…

— Mais c’est quand même ta copine !

— Oui, mais elle est libre.

Krakus était hors de lui.

— Réveille-toi, bon sang ! Elle a couché avec un autre homme, merde !

Awan le regarda sereinement.

— Tu sais, elle va pas s’user…