12

— Qu’est-ce qu’on s’emmerde, ici !

Marco se laissa tomber dans un hamac sous les arbres.

Krakus leva un œil dans sa direction. À quelques mètres, Alfonso, affalé au sol contre son sac, parcourait sans conviction un Playboy pour la centième fois.

Soudain Krakus aperçut une Indienne qui passait au loin, et reconnut Zaltana, la jeune femme dont il avait sali le linge, tentant en vain de la déstabiliser. Elle marchait vers le village, un panier de fruits sur l’épaule, le bras levé pour le tenir. Ses seins se dandinaient au rythme de sa marche. Affolante, se dit Krakus. Il va falloir que je m’occupe d’elle un jour ou l’autre.

— On perd notre temps, reprit Marco. Les idées de Sandro sont foireuses. On aurait mieux fait d’appliquer les nôtres…

— On s’en fout, il paye.

— Quand est-ce que tu vas négocier notre tarif, d’ailleurs ?

— C’est fait. J’ai attendu un peu, puis l’autre jour il a avoué qu’il ferait rien lui-même, qu’il voulait pas les voir. Alors j’ai sauté sur l’occase.

— Tu lui as demandé combien ?

Krakus jubila intérieurement.

— Assez pour se la couler douce des années entières.

Alfonso se mit à sourire bêtement.

— N’empêche qu’il s’y prend mal, dit Marco. Ça marche pas, ce qu’il nous fait faire.

— C’est pas sa faute si Élianta a tout fait capoter, répondit Krakus.

Élianta… C’était la deuxième fois qu’elle se mettait en travers de son chemin. La simple évocation de son nom le mettait de mauvaise humeur.

— Alfonso ?

— Ouais…, dit celui-ci sans lever les yeux de son magazine.

— Je vais te confier une mission. Je veux que tu te renseignes sur cette fille. Je veux savoir qui elle est, pourquoi elle fait ça, quel est son intérêt là-dedans…

— C’est déjà fait, répondit Marco.

Krakus se tourna vers lui, autant satisfait de pouvoir obtenir une réponse rapide que déçu d’avoir été devancé dans l’idée. Décidément, il avait du mal à être un leader, que ce soit auprès des Indiens ou de ses équipiers.

— Dis-moi tout ce que tu sais, ordonna-t-il dans une faible tentative de reprendre les choses en main.

S’étirant dans le hamac, Marco s’autorisa un bâillement contagieux, et Krakus se retint d’en faire autant.

— Elle est plus ou moins chamane.

Krakus réprima un frisson nerveux. Il avait toujours détesté ces prétendus guérisseurs qu’il considérait comme des sorciers. Il était malgré lui effrayé par le monde des esprits, la magie noire et tous ces rites primitifs qu’il craignait intérieurement autant qu’il les dénigrait verbalement.

— C’est pas très précis, ça… Elle est chamane ou elle l’est pas ?

— Elle a été initiée, mais pas totalement car son maître est mort. Apparemment, elle est pas encore tout à fait reconnue officiellement.

Tout s’expliquait… Elle était en quête de légitimité, elle avait besoin d’être reconnue par le groupe, c’était pour ça qu’elle s’était mise en avant pour contrer ses plans. Elle-même voulait asseoir son ascendant sur les autres…

Soudain Marco éternua violemment, puis sortit un Kleenex et se moucha. En quelques semaines, le rhume d’Alfonso avait fait le tour de l’équipe, les contaminant tous les cinq, l’un après l’autre. Marco était le dernier touché et…

Une idée venait de jaillir dans l’esprit de Krakus.

— Donne-moi ton mouchoir ! ordonna-t-il en se levant d’un bond.

L’autre le regarda, surpris.

— Mais…

— Donne !

— Mais je viens de l’utiliser…

— Donne, je te dis !

L’équipier tendit le Kleenex à son chef qui le saisit entre deux doigts.

— C’est crade, dit Marco.

Mais Krakus était déjà parti.

*

Élianta prit le chemin du camp des étrangers.

Un léger vent faisait frissonner les feuilles des arbres et scintiller les aiguilles des épineux au soleil. Elle se dit que Roberto Krakus n’avait pas saisi la beauté de l’univers auquel il appartenait. Le pauvre devait souffrir comme un enfant qui s’imaginerait en insécurité au sein de sa famille. Comme cela devait être affreux de se sentir menacé par la Terre mère au point de vouloir s’en isoler… Se couper de la nature, c’était comme se couper les mains de peur de ce qu’elles pourraient nous faire pendant notre sommeil.

Krakus avait besoin d’aide. Son déséquilibre l’amenait dans l’erreur et il pouvait en entraîner d’autres avec lui.

Arrivée à proximité du camp, elle aperçut sa silhouette. Il se dirigeait vers la hutte entourée de palissades. Elle bifurqua pour croiser son chemin. Manifestement enfermé dans ses pensées, il ne la vit ni ne l’entendit approcher.

— Bonjour, dit-elle avec un grand sourire.

Il sursauta, puis la reconnut et eut un mouvement de recul, le visage crispé. Le pauvre.

— Ça va ? dit-elle.

— Que veux-tu ? répondit-il l’air méfiant.

— Je suis venue te voir.

Il la dévisagea de haut en bas.

— Pour quoi faire ?

— Parler un peu avec toi.

Il ne répondit pas, mais continua de la fixer.

— Viens, dit-elle. Allons faire un tour.

— Un tour ? demanda-t-il d’un ton soupçonneux.

Quoi de plus naturel qu’une balade ? Cet homme était vraiment bizarre.

Elle acquiesça. Il jeta un œil autour de lui, semblant hésiter.

— Viens.

Elle le prit par la main et l’emmena. Elle le sentait récalcitrant, tendu. Il la suivit mais retira sa main. Ils s’enfoncèrent dans la forêt, elle posant délicatement ses pieds nus sur la terre et les feuilles, lui foulant le sol de ses grosses rangers de cuir noir. À chaque pas, on entendait le frottement de ses pantalons de treillis. Comment pouvait-il supporter un tel accoutrement par cette chaleur, alors qu’on était si bien, avec juste un pagne fluide ? Il ne devait jamais sentir la caresse de l’air sur sa peau.

— Regarde comme la lumière est belle aujourd’hui.

— La lumière ?

— Oui, vois comme elle baigne la forêt dans une atmosphère délicieuse. Regarde ces faisceaux, là : les rayons ont réussi à transpercer les feuillages. On dirait un rideau de pluie. Viens ! On va voir ce qu’ils éclairent…

Krakus n’avait pas l’air très motivé. Il ne connaît pas la beauté du monde, se dit Élianta. Je vais la lui faire découvrir.

Elle le précéda, se glissant entre les herbes et les arbustes, écartant les lianes, marchant en équilibre sur le tronc d’un arbre couché, sautant au-dessus d’un mince ruisseau à l’eau cristalline.

— Mais qu’est-ce que tu veux, à la fin ? maugréa-t-il en la suivant péniblement.

Elle ne put s’empêcher de sourire mais ne répondit pas, continuant d’avancer, se faufilant jusqu’aux faisceaux de lumière. Elle se laissa tomber à genoux.

— Qu’est-ce que tu fais ? dit-il.

— Viens voir !

— Quoi ?

— Descends !

Il balança quelques coups de rangers dans la végétation au sol puis s’agenouilla, visiblement contrarié.

Satisfaite, elle inspira profondément, se délectant des merveilleuses senteurs de plantes.

— Bon, alors, qu’est-ce qu’il y a ? dit-il.

Elle ferma les yeux, expira tranquillement l’air de ses poumons, et resta un instant parfaitement immobile, avant d’inspirer de nouveau.

— Écoute la nature…

— Mais…

— Chut !

Il se tut quelques instants, sans pouvoir s’empêcher de remuer la tête, les mains, les épaules. Incapable de se poser.

— Y a rien à entendre, finit-il par dire.

— Chut. Écoute bien…

Il garda le silence, mais paraissait absorbé par mille autres choses que l’instant présent.

— Où es-tu ? demanda-t-elle.

Il fronça les sourcils.

— Ici…

— Non, tu n’es pas ici.

Il eut un mouvement de recul.

— Où veux-tu que je sois ?

Elle le fixa dans les yeux.

— Dans tes pensées.

Il détourna son regard.

— Tu es assourdi par le bruit de tes pensées et tu ne peux entendre ce qui se passe ici. Elles t’aveuglent et tu ne peux voir ce qu’il y a…

— Quoi… Qu’est-ce qu’il y a à voir ? Qu’est-ce qu’il y a à entendre ? Hein ?

Elle le regarda en silence un moment.

— La vie, Roberto. La vie.

Il soutint son regard quelques secondes, puis baissa les yeux. Un nuage dut passer devant le soleil car les faisceaux s’éteignirent, plongeant le lieu dans la pénombre. Les verts tendres et féeriques devinrent sombres et mystérieux. Puis les faisceaux réapparurent subitement, encore plus lumineux, encore plus brillants, comme si les esprits avaient braqué tous les projecteurs sur les splendeurs de la nature.

— Tu es tellement dissous dans tes pensées et absorbé par l’action que tu ne vois plus la vie. Tu es dans un monde d’une beauté inouïe et tu ne t’en rends pas compte.

Ils restèrent silencieux un long moment, puis Élianta perçut un mouvement infime dans les feuillages. Elle toucha la main de Krakus et posa un doigt sur ses lèvres. Ils attendirent, immobiles.

Un bébé tatou surgit à une dizaine de mètres, son museau fouissant le sol à la recherche de quelque nourriture. Il était absolument adorable avec ses yeux tout ronds, ses petites oreilles enroulées comme des cornets et son joli manteau d’écailles. Il s’arrêta soudain, scruta ses deux visiteurs en inclinant la tête sur le côté, puis reprit sa recherche.

— La nature ne se révèle qu’à ceux qui prennent le temps de l’écouter, chuchota-t-elle.

Il ne réagit pas.

— Regarde ça, dit-elle en désignant un arbre à lait monumental, au tronc large et rectiligne qui s’élevait majestueusement au milieu de la végétation.

Elle se leva, se glissa jusqu’à lui et l’enlaça de ses bras nus.

— Tu as déjà senti l’énergie d’un arbre ? demanda-t-elle en l’étreignant.

Elle déposa un baiser sur l’écorce de l’énorme tronc érigé devant elle.

— L’énergie ? Un bout de bois n’a pas d’énergie, sauf si on le brûle…

Elle ferma les yeux, le visage blotti contre le tronc, et inhala son subtil parfum avec délectation.

— Tu entends le doux murmure du vent dans son feuillage, tout là-haut ? Écoute toute cette beauté…

Il jeta un coup d’œil, sans rien dire.

Elle revint s’agenouiller près de lui.

— Tu sens le parfum de la forêt ? Ferme les yeux… Maintenant, respire à fond… doucement… et sens. Sens ces effluves délicats… N’est-ce pas merveilleux ?

Elle eut le sentiment qu’il se laissait toucher, qu’il commençait à saisir l’insaisissable. Elle lui laissa tout son temps avant de poursuivre.

— De quoi penses-tu que ton corps est constitué ?

Il ouvrit les yeux, l’air surpris. Il ne s’était peut-être jamais posé la question.

— Tu es ce que tu manges… Or, que manges-tu ?

Elle désigna l’environnement d’un geste ample.

— Tout ce que tu absorbes vient de la nature. C’est pourquoi la nature est en toi, ce sont ses atomes qui te constituent. C’est pour ça que nous sommes liés, indissociables. C’est pour ça que l’esprit de la nature est en toi.

Elle soutint son regard.

— En t’éloignant de la nature, tu t’éloignes de ta nature…

Il regarda au loin, songeur. On entendit le cri d’un colibri avant de le voir fendre l’air dans sa robe vert vif. Il s’immobilisa en plein vol devant eux, opérant un sur-place comme seuls ces oiseaux savent le faire, dans un léger froissement d’ailes. Puis il fila aussi vite qu’il était venu.

Élianta sourit. Elle ferma les yeux et respira profondément. Quand elle les rouvrit, elle aperçut une petite fleur de canne congo cachée sous les palmes. Elle s’inclina pour la voir de plus près.

— Tu as vu cette perfection… ? Chaque pétale est disposé selon un ordre admirablement régulier. Ceux qui ne connaissent pas la forêt croient voir régner le chaos. C’est juste qu’ils n’en connaissent pas les codes. En fait, la vie y est merveilleusement organisée. Chaque plante est à sa place, et l’ensemble jouit d’une harmonie parfaite. Quand tu te fonds dans la forêt, tu ressens en toi cet équilibre magique…

Elle se tourna vers Krakus.

— Toute la beauté de l’univers se retrouve dans la forêt et même dans chacun des éléments qui la composent. Tiens, prends une feuille au hasard… Observe-la de près.

Krakus se pencha à son tour. Elle continua :

— Regarde comme sont disposées ses nervures… Sur chaque feuille, tu vois dessiné l’arbre entier, n’est-ce pas inouï ?

Élianta eut le sentiment qu’il se laissait attendrir.

— Elle est belle, dit-elle. Touche comme elle est douce, veloutée…

— Ah, ah, ah, ah !

Ils sursautèrent tous les deux et se retournèrent.

— Ah, ah, ah, ah !

Marco se tenait debout et les toisait, secoué par les spasmes d’un rire moqueur.

— Ah, ah, ah ! Comme c’est mignon ! Ah, ah, ah ! C’est touchant ! Ah, ah, ah, ah !

Krakus se leva d’un bond, furieux.

— Ah, ah, ah, ah ! C’est Alfonso qui va bien s’marrer ! Ah, ah, ah ! Il va jamais m’croire ! Ah, ah, ah !

— Ça suffit ! hurla Krakus.

Mais Marco, plié en deux, ne s’arrêtait plus.

Krakus s’empressa de quitter les lieux. Quand il passa à côté d’elle, Élianta l’entendit murmurer :

— Tu vas me le payer.

*

Krakus était fou de rage. Il n’avait pas réussi à convaincre les Indiens de suivre son idée d’ériger des huttes individuelles et des palissades. Maintenant, c’était son propre collaborateur qui se moquait de lui. Son manque d’autorité se ressentait jusque dans son équipe. L’échec lui donnait un sentiment d’insuffisance, d’impuissance. L’envie de se venger de tout le monde.

Arrivé devant l’enceinte de la demeure du toubib, il frappa violemment la sonnette-boîte de conserve à cailloux.

— Gody ! C’est Roberto ! Ouvre-moi ! Ouvre-moi !

La porte s’entrouvrit et il força le passage.

Gody recula.

— Qu’est-ce qui te prend ?

— Tu sais que Marco est enrhumé. Si je te donne un de ses mouchoirs, est-ce que tu peux trouver le moyen de contaminer tout le village ?

Krakus joignit le geste à la parole et sortit le Kleenex de sa poche.

La première réaction de Gody fut… de ne pas réagir.

— Tu peux ou tu peux pas ?

Gody fronça les sourcils.

— Contaminer tout le village ?

— Oui.

Silence.

— Alors ? reprit Krakus.

— Mais pourquoi veux-tu contaminer tout le village ?

— Parce que je l’ai décidé.

Krakus se sentit soudain fier de lui. Il assumait enfin son pouvoir.

— Alors ? dit-il.

Gody fit la moue.

— Ça demande réflexion…

— J’ai pas le temps. Réfléchis tout de suite.

Gody haussa un sourcil, puis recula de quelques pas, les yeux obliquant vers le bas. Il se mit à marmonner, comme s’il se parlait à lui-même.

— Contaminer tous le monde… Voyons… C’est-à-dire… Sur le plan déontologique… Voyons… Et même éthique… Voyons… Contaminer…

Quand Gody partait en vrille, ça pouvait durer des heures. Krakus se dirigea vers une caisse en bois et y déposa une petite liasse de dollars qu’il avait sortie de sa poche. Il mit une grosse pierre dessus. Gody continuait de parler tout seul, tournant ses idées en boucle.

— Voyons…. Contaminer… Est-ce possible… Responsabilité… Éthique… Hippocrate… Ah… Hippocrate… Dieu…

— Dépêche-toi.

Le toubib marchait maintenant de long en large en se caressant la base du crâne.

— Certes… sur le plan purement scientifique… c’est un défi intéressant… Une première… Voyons… La recherche n’est pas interdite… On peut toujours faire des recherches… Pas responsable de ce que les autres en font… Voyons… Avec un mouchoir… Voyons, voyons… Quand Marco s’est-il mouché ?

Krakus lui tendit le Kleenex.

— Il y a une heure, à peine. Mais, si tu veux, il peut recommencer !

Gody s’en alla fouiller dans ses affaires en parlant dans sa barbe.

— Une heure… Chaleur…

Il revint vers Krakus, une pincette à la main, saisit le mouchoir par un coin, le rapprochant de ses yeux avec la pincette.

— Tu t’en occupes ?

Le toubib ne répondit pas. Ça voulait dire oui. Krakus tourna les talons.

— Fais-moi signe dès que c’est au point.

La voix lente de Gody le retint, sur un ton très anodin. Il parlait sans le regarder.

— T’es au courant de l’effet que ça aura sur les Indiens, n’est-ce pas ?

Krakus se retourna et acquiesça.

— Ils n’ont jamais eu de rhume de leur vie et leurs ancêtres non plus, reprit Gody. Ils n’ont jamais développé d’anticorps. Tu sais ce que ça veut dire ?

Krakus le fixa un instant en souriant.

— Je sais. Ce rhume a le pouvoir de tous les tuer.