24

Élianta s’agenouilla au bord du bassin pour sentir les délicates fleurs blanches qui venaient d’éclore. Encore engourdies de rosée, elles distillaient un parfum d’une subtilité exquise.

Elle se pencha au-dessus de l’eau et vit son reflet à la surface. Après quelques instants, un doute apparut. L’image qui se présentait à elle était celle d’une jeune femme soucieuse. Elle ne se reconnaissait pas. Il lui sembla que ses traits étaient tirés. Commençait-elle à vieillir ? Elle ne s’était jamais posé la question. L’âge n’avait jamais été une préoccupation, au contraire. Alors pourquoi en était-elle subitement inquiète ?

Elle se pencha un peu plus au-dessus de l’eau miroitante. Ses seins apparurent à la surface, et elle les regarda attentivement. Elle se mit légèrement de profil, puis de face à nouveau. N’étaient-ils pas… trop petits ?

Une feuille se posa sur l’eau, créant des ronds qui firent vaciller son image.

Un sentiment bizarre monta en elle, doucement, un sentiment subtil mais chargé de tristesse, de chagrin, une sorte de vague à l’âme. Pour la première fois de sa vie, Élianta avait honte de son corps.

Elle se redressa et remit son pagne. Elle ne se baignerait pas aujourd’hui. Le cœur n’y était pas. Elle marcha au hasard, foulant les herbes folles, se glissant entre les plantes, les arbres et les lianes. Elle avançait, avançait, mais son humeur morose la suivait, la précédait, l’habitait.

Depuis quelque temps, rien n’allait plus. Son avenir de chamane était tombé à l’eau après deux échecs successifs. Elle s’était de toute évidence fourvoyée dans une mauvaise voie. Et puis la vie au village avait changé, et pas dans le bon sens. Chacun vivait dans son coin, les gens souriaient moins, avaient toujours l’air préoccupé. C’était comme s’ils avaient oublié que la vie est en soi un cadeau, un don du ciel, que chaque instant est merveilleux. Et d’ailleurs, elle-même, n’avait-elle pas perdu de sa joie de vivre ?

En fin de compte, tout cela remontait à l’arrivée des étrangers. Ils avaient certes apporté des plaisirs et des distractions, on se sentait aussi beaucoup mieux informés qu’auparavant, et pourtant chacun avait perdu sa candeur, son insouciance, sa douce acceptation de la vie et de ce qu’elle offre. Chacun gardait à l’esprit les problèmes, les ennuis et tous les dangers du monde dans lequel on vivait et dont on avait désormais pleinement connaissance. Le Jungle Time multipliait les mauvaises nouvelles. Il ne se passait pas une journée sans que l’on apprenne la découverte d’une fourmilière menaçante, les risques de pénurie de tel ou tel gibier ou encore les problèmes vécus par des gens du village pour lesquels on se sentait souvent impuissant. Et par ailleurs il vantait les exploits de certains, des exploits personnels tout à fait inatteignables du commun des mortels, des exploits qui faisaient se sentir tout petit et inintéressant. Après quoi, on en arrivait presque à apprécier les mauvaises nouvelles qui nous soulageaient en nous rassurant sur nos problèmes quotidiens, puisque d’autres étaient plus malheureux que nous. Alors il ne restait plus qu’à tout oublier devant le vidophore qui était peut-être une invention salutaire.

Ces derniers temps, les gens devenaient aussi plus agressifs, elle l’avait remarqué. Il y avait des accrochages, des disputes qui tournaient mal. Les gamins aussi se bagarraient violemment, alors qu’ils n’y auraient pas songé avant. Elle ne savait pas pourquoi, mais pressentait que tout était lié, comme dans la nature. Une chose était certaine, elle pouvait l’affirmer même si elle ne pouvait le démontrer : à l’origine de ces troubles, à la racine du mal, on trouvait la peur. Une peur lancinante qui ne disait pas son nom, mais se déclinait sur tous les plans : peur de manquer, peur des maladies, peur des animaux, peur de ne pas être aimé, peur des autres… Or cette émotion si négative, si néfaste, n’existait pas parmi les siens avant l’arrivée des étrangers.

Un sentiment de colère monta en elle, un sentiment inhabituel, désagréable. Elle en voulait à Krakus et ses hommes d’avoir perturbé leur équilibre de vie, d’avoir changé leur regard, d’avoir créé en eux des préoccupations et des attentes qui, jusque-là, leur étaient étrangères et…

Le choc fut silencieux, mais la douleur vive. Élianta vacilla, puis se laissa tomber au sol. Étourdie par l’impact, elle demeura un certain temps immobile.

Son front la faisait souffrir. Elle y porta la main et sentit une plaie visqueuse. Ses doigts se maculèrent de sang. Comment avait-elle pu se cogner contre la branche d’un arbre, elle qui vivait dans la forêt depuis sa naissance et à qui cela n’était jamais arrivé ?

Elle respira calmement pour retrouver ses esprits. Le choc l’avait ramenée brutalement à la réalité, la tirant de ses pensées, débranchant son mental et la remettant dans son corps, ici et maintenant. Douloureusement.

Assise sur la Terre mère, elle redevenait lentement elle-même. Elle remercia en silence les esprits pour cet accident qui lui avait évité de se perdre dans la nuit de l’esprit où elle s’était laissé emporter, puis elle prit le temps d’accepter la douleur. Le prix à payer. L’acceptant, elle l’apprivoisa, calmement, et celle-ci s’adoucit.

Elle avait eu tort : si elle pensait que Krakus était dans l’erreur, elle devait simplement aller le voir et lui parler. Ruminer les problèmes n’apportait rien. Ressasser des idées négatives tire vers le bas, dans le lisier de la rancœur sur lequel ne poussent que la déprime et la maladie.

Elle regarda autour d’elle. Il lui fallait trouver un palmier wassaï. Antiseptique, sa sève avait aussi un pouvoir cautérisant. À première vue, il n’y en avait pas. Elle fit l’effort de se lever. Ça allait mieux. Elle inspira l’air parfumé des senteurs de la forêt, de sa forêt, et le savoura un instant. La lumière était particulièrement belle. Quelques rayons de soleil s’étaient frayé un chemin à travers les branches et jouaient avec les feuilles bercées par le léger souffle du vent. Un carillon de scintillements.

Élianta prit tranquillement la direction du camp des étrangers, coupant à travers bois, se faufilant sous les branches, entre les lianes retombantes et les plantes grimpantes, enjambant les ruisseaux et les arbres couchés. Le précieux palmier finit par se montrer. Elle en coupa une feuille et appliqua doucement la section de la tige sur sa plaie. La fraîcheur de la sève bienfaitrice irradia son front.

Quelques minutes plus tard, Élianta arriva devant la hutte.

Des éclats de voix à l’intérieur. Elle tapota la porte et entra. De la fumée et des vapeurs d’alcool. Trois hommes qui se turent en tournant la tête dans sa direction. L’un était affalé dans un hamac, un autre sur une souche, et Krakus, debout, adossé au mur de bambous.

— On peut se voir un instant ? Je voudrais te parler, lui dit-elle en désignant l’extérieur d’un discret signe de tête.

— Bien sûr ma jolie, répondit-il sans bouger d’un iota.

Quelques instants s’écoulèrent et il resta dans la même position, un léger sourire aux lèvres. Le silence devint gênant. Elle décida de se lancer.

— Je voulais te dire… Je voudrais que tu comprennes… Je sais que tu as sauvé mon peuple d’une terrible maladie qui nous menaçait tous…

— Mais ?

Elle secoua la tête.

— Je sais que tu nous veux du bien, que tu es convaincu que tes idées sont bonnes…

— Mais ?

Elle respira à fond.

— Je suis inquiète pour nous.

Il la regarda sans se départir de son petit sourire. Tout le monde restait immobile. Seule la fumée des cigarettes continuait de s’élever, tourbillonnant dans la hutte.

— Je ne reconnais plus mon peuple, dit-elle. Il y a eu de bonnes choses, certes, mais… en fait, nous nous éloignons de notre propre nature.

Krakus porta tranquillement son verre à ses lèvres.

— Nous étions sereins, nous sommes devenus des gens préoccupés, reprit-elle. Préoccupés par toutes sortes de choses, dont certaines nous dépassent.

Il posa son verre et sortit un petit sachet dans lequel il plongea ses doigts.

— Nous nous aimions et aimions vivre, dit-elle. Maintenant, nous doutons de nous et avons peur de la vie.

Krakus se roula une cigarette.

— Nous nous réfugions dans nos activités, continua-t-elle. Mais nous nous perdons dans l’action, sans même être vraiment présents dans notre corps. Nous mangeons toute la journée en faisant autre chose en même temps, sans même ressentir ce que…

Il craqua une allumette.

— Vous avez enfin appris à faire plusieurs choses à la fois. C’est bien.

La fumée de Krakus rejoignit celle de ses hommes. L’atmosphère devenait irrespirable.

— Nous nous gavons sans plus prier pour remercier la Terre mère et…

— Prier dans le vide ne sert pas à grand-chose.

Le gars dans son hamac se mit à ricaner.

— Nous n’agissons plus en conscience. Nous ne sommes plus conscients de nos gestes, de nos actes, de nos paroles et de leur portée, de la vie, de notre valeur et de la valeur de chaque instant…

Elle se tut un moment. Les hommes échangèrent un regard.

— Nous sommes même un certain nombre à être mal… dans notre corps, continua-t-elle en baissant les yeux.

Le gars assis sur la souche leva la tête.

— Moi, je serais bien, dans ton corps, dit-il.

Celui dans le hamac pouffa de rire. Krakus sourit.

Élianta se raidit instinctivement. Sur le mur d’en face, un lézard avait réussi à se glisser entre les bambous.

— Je ne suis pas venue te faire de reproches. Je suis venue te demander de poursuivre ce que tu as fait de bien, et d’arrêter ce qui nuit à notre équilibre…

Le gars se leva de sa souche et s’accouda à la fenêtre en grommelant quelque chose qu’elle ne comprit pas. Krakus prit une bouffée et la relâcha dans sa direction.

— Par exemple ?

— Eh bien… par exemple… que ton Jungle Time mette en avant des personnes ayant une grande bonté, du courage ou toute autre qualité que chacun peut développer s’il en fait l’effort, plutôt que des gens ayant des attributs innés leur donnant des qualités inatteignables si l’on n’est pas né avec… Que tes spectacles mettent en valeur la beauté des personnes, des paroles et des actes, plutôt que d’exhiber une vulgarité et une violence qui n’honorent ni leurs acteurs ni ceux qui les regardent.

— Mes spectacles ont un succès considérable. Tout le monde vient les voir. Les gens adorent…

— Ce qui avilit notre âme est aussi ce qui flatte nos sens et nos instincts primaires.

Krakus ne répondit pas.

— J’aimerais aussi que tu mettes en avant tout ce qu’il y a de bien dans le village, toutes les initiatives positives, toutes les bonnes nouvelles porteuses d’espoir, plutôt que ce qui nous fiche la trouille. Plus personne ne sort sans son arc…

Il resta silencieux.

— Bref, remplace tout ce qui induit la peur par ce qui suscite l’amour. C’est l’amour la solution, Roberto. C’est l’amour le meilleur antidote contre la peur.

Le gars à la fenêtre se retourna.

— T’as raison, cocotte. Fais-moi l’amour et tout ira mieux.

Il marcha vers elle. Elle le fusilla du regard et ne bougea pas. Mais il continua de s’approcher. Derrière, l’autre dans son hamac gloussait comme un maraïl.

Il la saisit par la taille, mais elle se dégagea prestement.

— Ne me touche pas !

— Marco…, dit mollement Krakus.

Le gars se rapprocha de nouveau.

— Tu vas voir, cocotte : l’amour fait partir la peur.

— Arrête !

Elle lança un regard à Krakus. Il détourna les yeux. Elle recula jusqu’à se retrouver dos au mur.

Marco s’avança vers elle, une expression menaçante sur le visage. Elle le repoussa des deux mains. Mais, d’un geste vif, il lui saisit les poignets et les écarta pour les plaquer violemment au mur derrière elle.

— Lâche-moi ! hurla-t-elle.

— T’excite pas, cocotte. On a tout notre temps…

Elle se contorsionna pour se libérer, mais les grosses mains d’acier la clouaient au mur.

— Laisse-la.

Une voix grave et profonde.

Tout le monde s’immobilisa et le silence se fit instantanément. Élianta tourna la tête.

Sandro se tenait à l’entrée de la hutte.