Avec beaucoup d’amour et un peu de patience, on peut changer le monde. Mojag avait envie d’y croire.
Il laissa la porte de sa hutte ouverte et prit le chemin de la grande place. La lumière était particulièrement belle, ce jour-là, et les fleurs offraient à qui le désirait leurs parfums délicieux.
Il avait écrit son histoire en y mettant tout son cœur.
Il voulait tellement que les siens redécouvrent la simplicité du bonheur, qu’ils réalisent à quel point ils se compliquaient la vie pour rien, qu’ils n’avaient en réalité pas besoin de grand-chose pour vivre heureux… Il avait tellement envie de revoir l’insouciance dans leurs yeux, l’amour dans leurs gestes, de les revoir se délecter à chaque instant de la beauté du monde et des êtres qui le peuplent, de les voir retrouver cette exquise satisfaction d’être vivant, et d’en jouir à chaque instant sans rien attendre d’autre que voir, sentir, toucher, entendre ce que la vie offre à nos sens.
Certes, son histoire ne serait qu’une brindille dans une forêt d’épineux, mais nul ne connaît le destin d’une brindille…
Mojag arriva sur la place. Les enfants l’attendaient. Trois adultes s’étaient glissés parmi eux. Cela faisait bien longtemps qu’il n’en avait plus vu.
Il ne lui restait que quelques instants pour le plus délicat : trouver un titre à son histoire. À moins que pour cette fois, juste pour cette fois, on ne se passe de titre ?
*
Le soleil au zénith régnait en maître absolu, imposant le repos à la plupart des hommes et des animaux. Même le vent avait capitulé, laissant les parfums de la jungle prendre possession de la chaude atmosphère dans un silence étourdissant.
Assis par terre et adossé au tronc d’un patawa, Sandro récupérait lentement ses forces.
Il avait découpé son pantalon pour en faire un short qu’il portait pieds nus, un tee-shirt léger sur les épaules.
Le remède d’Élianta, tellement infect qu’il avait à trois reprises failli le vomir, s’était révélé redoutablement efficace. Une fois rétabli, il faudra te laver de tes fautes, avait-elle dit avec beaucoup de douceur. Elle seule savait comment.
Toute la nuit, il avait pensé au mystère entourant la mort de sa femme et culpabilisé en comprenant à quel point la version officielle était bancale. Tiffany échappée du village tombant sur ses sauveteurs en pleine jungle… Cela supposait qu’elle ait parfaitement mémorisé le chemin à l’aller et qu’elle ait été capable de le reprendre en sens inverse. Tout ça dans une forêt dont la physionomie changeait chaque jour… C’était presque impossible. Lui-même en aurait été totalement incapable.
Une ombre s’avança sur lui. De grosses rangers de cuir noir firent craquer les brindilles en les écrasant sur la terre sèche. Sandro leva les yeux et se raidit en voyant Krakus.
— Alors, philosophe, il paraît que tu vas mieux ?
Sandro ne releva pas.
— Tu vas pouvoir me dire, enchaîna Krakus, ce que tu proposes pour la suite des réjouissances.
Sandro resta muet.
— Allons, allons, détends-toi, on va bientôt rentrer à la maison. Mais avant de partir, tu vois, je tiens à ce qu’on lance un dernier truc, histoire de finir en beauté. Un truc bien vicieux, qui marque les esprits…
Sandro garda le silence. C’était ça ou lui sauter à la gorge.
— Dans une semaine, on lève le camp. C’est ce que tu voulais ? Ça te va ?
La voix de Krakus commençait à trahir son agacement.
— Pour dire vrai, reprit-il, on lève le camp… si j’ai fini le boulot.
Sandro regardait le sol. Quelques fourmis se frayaient un chemin entre les brindilles.
— Si tu m’aides pas, ça prendra plus de temps. Forcément…
Une fourmi se glissa entre les énormes crans de la semelle de Krakus puis ressortit quelques secondes plus tard de l’autre côté.
— Alors, on fait quoi ? dit Krakus d’un ton qui révélait son exaspération croissante.
La fourmi entreprit d’escalader le mastodonte. Elle tâta le terrain en différents endroits tout autour, puis se hissa dessus et commença son ascension.
— Merde ! explosa soudain Krakus.
La fourmi ne parut pas le moins du monde impressionnée.
— Tu vas me dire ce qu’on doit leur faire subir, hurla-t-il, sinon…
— Sinon tu me feras ce que t’as fait à ma femme ?
Krakus se figea instantanément, comme sonné.
Le visage fermé, il resta silencieux un long moment, avant de reprendre lentement la parole d’une voix changée, en balayant le sol du regard.
— Je vois que ce traître de Marco t’a parlé, ou cet idiot d’Alfonso…
Sandro le fixa droit dans les yeux.
— Pourquoi l’as-tu tuée ?
Krakus soutint son regard sans rien répondre.
— Hein ? Pourquoi ?
L’autre le toisait en gardant le silence.
— Dis-le !
Un sourire pervers se dessina progressivement sur le visage de Krakus qui restait muet.
— Aie le courage de l’avouer !
L’odieux personnage continua de sourire, impassible.
— C’est énervant, n’est-ce pas, quand on n’obtient pas de réponse à ses questions…
Sandro, le visage en feu, bouillonnait de haine.
Il avait en face de lui l’assassin de sa femme. Il n’avait même pas essayé de nier. Mais pourquoi avoir tué celle qu’il était censé sauver ?
Il tenta de se calmer pour retrouver ses moyens, rassembler ses esprits. Il se força à ralentir sa respiration, et petit à petit à faire redescendre sa tension d’un cran.
— Si tu me dis ce qui s’est passé, finit-il par lâcher d’une voix froide, je te donnerai ta dernière consigne pour les Indiens.
— Ah, tu vois, quand tu veux…
Krakus donna un coup de pied dans une motte de terre sèche. La poussière retomba sur sa ranger qui devint marron.
— Ta femme a quitté le village avec nous, reprit-il.
— Pourquoi n’est-elle pas revenue plus tôt comme prévu ?
— Son accompagnateur s’était cassé la cheville. Il était bloqué sur place pour encore quelques semaines. Ta femme est donc repartie avec nous. En chemin, quelques jours plus tard, on est tombés sur une Indienne qui ramassait des fruits. Elle était seule. Les gars ont voulu… Ils ont essayé de…
— La violer.
— Ta femme s’en est mêlée. Elle aurait pas dû. Elle a voulu la défendre, ça a mal tourné, et elle s’est pris un mauvais coup. C’était un accident. Rien de plus. Comme on voulait pas d’emmerdes, on a ensuite maquillé ça pour que ça ressemble à un sacrifice rituel. Mais ça change rien au fait que c’était un accident. Ce serait pas arrivé si elle s’était occupée de ses oignons.
— Tu mens.
Krakus lui lança un regard de travers.
— Prouve-le.
— L’autopsie montre que les entailles sur son corps ont été infligées avant son décès, pas après.
Nouveau coup de pied dans la motte. La ranger devint beige.
— Q’est-ce que ça peut te foutre ? Elle est morte, elle est morte, non ?
— Je veux savoir.
Krakus soupira.
— Oh, et puis merde !
Il tapa ses rangers l’une contre l’autre et elles redevinrent noires.
— On l’a maîtrisée et elle assisté à…
— Au viol.
— Mais elle hurlait, complètement hystérique. Gody supportait pas ça. Il supporte pas les cris de femme. Mais impossible de la faire taire, elle se débattait en beuglant tant qu’elle pouvait. Alors il l’a chloroformée…
— Mon Dieu…
— Mais on était coincés, elle en avait trop vu.
— Alors vous avez fait les entailles avant de la supprimer.
— Y avait pas beaucoup de solutions…
— Bande de fumiers, dit Sandro entre ses dents.
— Elle a rien senti, elle était endormie.
— Tais-toi !
Sandro se leva. Au loin, on apercevait les huttes du village.
— Et tu m’as laissé accuser des innocents, et… les châtier… jour après jour… depuis tout ce temps…
— À ce propos, tu me dois la dernière consigne…
Sandro secoua la tête, dégoûté.
— Pauvre type.
Les yeux de Krakus se mirent à briller de colère.
— Tu t’es engagé !
Sandro le regarda dans les yeux.
— Crève.
Krakus soutint son regard un long moment.
— Si tu m’aides pas, ça va prendre plus de temps. Mes gars vont être contrariés…
— Qu’ils aillent au diable.
— À moins que, pour les faire patienter un peu, je leur offre cette chamane de mes deux, histoire qu’ils se payent un peu de bon temps en m’attendant.
— Je t’interdis de toucher à Élianta !
Krakus répondit par un odieux sourire.
Sandro le fixa rageusement, puis détourna son regard. Il scruta la forêt, bouillonnant intérieurement. Il devait trouver une solution. Il le fallait. Il regarda le village, imagina les Indiens dans leur nouveau mode d’existence et de pensée, la vie confisquée par les illusions qui envoûtaient dorénavant leur esprit. Tout ça par sa faute… mais à cause de Krakus.
Il fallait trouver quelque chose, mais aucune solution ne lui venait. Seule l’idée du pari fou auquel il avait songé quelques jours plus tôt planait sur son esprit. Cette solution bien trop lourde de conséquences pour lui assaillait sa conscience malgré ses efforts pour l’en chasser…
Comment ta conscience se comporte-t-elle ? disait Marc Aurèle. Tout est là. Le reste, ce qui est indépendant de ta volonté, n’est que cadavre et fumée.
Autour de lui, les arbres, totalement immobiles en l’absence du moindre souffle de vent, semblaient attendre sa décision.
Il ferma les yeux et respira profondément un long moment.
— Je vais te donner la dernière consigne, finit-il par murmurer.
Krakus fronça les sourcils sans se départir de son affreux sourire.
— J’écoute…
Sandro hésita un moment, puis se lança.
— Retire-leur tout ce que tu leur as donné.
Le sourire s’effaça. Les sourcils restèrent froncés. Sandro reprit :
— Retire-leur ce à quoi ils se sont progressivement attachés, ce qu’ils croient désormais être leur source de bonheur, et ils pleureront toutes les larmes de la Terre.
Krakus, interloqué, le fixa longuement d’un regard vide, sans réagir. Puis soudain il explosa de rire, d’un rire cruel et sonore qui ne s’arrêtait plus.