— Saloperie !
La grosse main de Roberto Krakus claqua sur son poignet gauche – trop tard. Déjà sa peau enflait, élevant un piédestal à l’énorme moustique écrasé.
Sandro, tapi dans un coin de la pirogue, détourna son regard et le posa sur le fleuve aux eaux brunes et opaques. Après bientôt quatre heures de navigation, le bruit de tondeuse à gazon du petit moteur devenait assourdissant. Le soleil cognait sauvagement. Seul le souffle continu de l’air sur son visage lui faisait un peu oublier l’écrasante chaleur.
Les cinq hommes étaient répartis sur deux bateaux. Krakus, sans doute par égard pour son client, était monté dans celui de Sandro. L’un de ses acolytes, Alfonso, tenait le gouvernail, tout en mastiquant une feuille de coca. Les deux autres suivaient dans une seconde embarcation, chargée à bloc de matériel, de jerricans d’essence, de cordes, de réservoirs d’eau et de sacs de provisions enfermés dans de gros bidons étanches. Un sac entièrement rempli de médicaments, essentiellement des antibiotiques, en disait long sur les risques de la jungle. Tous les hommes étaient revêtus de treillis militaires, de provenances manifestement variées. Au début de l’excursion, leurs manières viriles avaient procuré à Sandro un vague sentiment de sécurité pour affronter cet environnement naturel hostile. Elles commençaient maintenant à l’agacer.
Marco, le pilote de la seconde pirogue, un petit homme très brun, accéléra en déboîtant sur la gauche, un sourire conquérant aux lèvres. Refusant de se laisser dépasser, Alfonso poussa son moteur à fond, le faisant rugir dans les aigus. Encore plus insupportable.
— C’est ça, dit Krakus, cramez l’essence, comme ça on reviendra en pagayant à contre-courant !
Les autres continuèrent en ricanant.
— Gody a calculé qu’on en avait assez, dit Alfonso.
Le dénommé Gody était le plus bizarre des quatre. Krakus l’avait fièrement présenté en l’affublant du titre de docteur, ce qui avait aussitôt fait pouffer les deux autres. Il était entièrement chauve, avec des lunettes carrées de myope à double foyer encadrant un regard délavé qui semblait ne pas vous voir. Même au milieu du groupe, il donnait l’impression d’être seul. Si son corps partageait le voyage des autres, ses pensées et ses préoccupations en étaient très éloignées. De temps à autre, quelques mots issus de ses réflexions intimes fusaient à voix haute, fractions incohérentes de phrases incomplètes, comme si son cerveau s’était débarrassé de quelques bribes d’idées en surnombre.
— C’est son vrai nom, Gody ? demanda discrètement Sandro, incrédule.
Le chef d’expédition sourit.
— On l’appelle comme ça parce qu’il se prend pour Dieu.
Les pirogues filaient à bonne allure, parfois freinées par le squelette d’un arbre mort à la dérive qu’il fallait contourner. Méfiants, les caïmans disparaissaient dans les eaux boueuses à leur approche.
— Pause-déjeuner ! cria Krakus dans une tentative manifeste de reprendre l’ascendant sur ses hommes.
Le cri des moteurs se mua en brefs gémissements tandis que les pilotes manœuvraient pour amarrer les pirogues côte à côte le long d’une berge envahie par une végétation incontrôlable. Le souffle d’air disparut et la chaleur s’abattit sur Sandro, une chaleur moite et suffocante. Une nuée de moustiques apparut comme si on leur avait donné rendez-vous. Sandro releva le col de sa saharienne. Au réveil, il s’était quasiment immergé dans la lotion répulsive, avant d’enfiler des vêtements longs soigneusement étudiés pour isoler au maximum son corps des agressions extérieures. Chaque centimètre de peau exposée était à la merci des insectes, araignées et parasites en tout genre.
Krakus dévissa l’un des bidons et distribua les sandwichs. Marco, debout à l’arrière du bateau, défit sa braguette et commença à pisser en visant la tête d’un caïman flottant endormi entre deux eaux. Alfonso gloussa. En un éclair, l’animal propulsa la moitié de son corps hors de l’eau avec une énergie et une vitesse insoupçonnée. Il referma sa gueule devant le sexe du Brésilien qui eut tout juste le temps de se rejeter en arrière, s’écroulant dans la pirogue qui tangua violemment. Les autres éclatèrent de rire. Sandro regarda ailleurs, mâchant sans appétit ce sandwich pire que ceux du drugstore de la 13e Avenue. La 13e Avenue… New York… Que la ville lui semblait loin, désormais…
— Aaaaaaah…
Sandro se retourna.
— Aaaaatchoum !!!
Alfonso s’essuya dans sa manche, fier d’avoir été entendu trois lieues à la ronde.
— Enrhumé sous les tropiques ! dit Marco. Putain, c’est un comble, ça !
— Tu peux rien faire pour lui ? lança Krakus à Gody, resté seul à bord du second bateau.
Le toubib demeura impassible un instant, puis répondit d’une voix monocorde sans même lever les yeux.
— Un rhume non traité dure une semaine, un rhume traité, sept jours.
Sandro retira son chapeau, épongea la sueur de son front, puis s’éventa le visage. Il avait l’impression d’être le seul à souffrir… Détendus, les autres échangeaient des plaisanteries aussi lourdes que l’atmosphère. Il fallait tenir bon. Penser à autre chose… Mais comment ne rien ressentir ?
Devant lui, un petit singe tout noir se faufilait sur la berge, manifestement intrigué par ces visiteurs inhabituels.
— Tout va bien ? demanda Krakus.
Sandro se força à acquiescer, sans quitter des yeux l’animal.
— Vous avez l’air fasciné, reprit l’autre.
Sandro sentit un flot d’émotions monter en lui. Vous avez l’air fasciné. Les premiers mots de celle qui allait devenir sa femme… Paris, trois ans plus tôt… Le musée Rodin… Un matin à l’ouverture, personne dans les galeries… Les galeries lumineuses, une lumière blanche transperçant les hautes fenêtres à petits carreaux de l’hôtel particulier… Personne… Juste Rodin, Rodin et son œuvre… Ses sculptures blanches, nues, partout. Des corps de marbre, des corps de femmes, des corps enlacés. Des épaules plus vraies que nature, des mains expressives, des seins troublants, des muscles doucement tendus dans la pierre blanche… Les plis de la peau d’un réalisme saisissant… La beauté, inouïe, sublime. Des chefs-d’œuvre à profusion, dans tous les sens, dans toutes les pièces. Un talent infini, exhibé sans retenue… Et là, au détour d’une colonne… Une émotion pure… Souffle retenu… La beauté absolue… Cette sculpture, là, juste là, devant… Ce corps de femme, impudique et mystérieux, réaliste mais transcendant… Une blancheur diaphane, les cuisses divinement ouvertes, si lisses, si douces…
— Vous avez l’air fasciné.
Une voix féminine aux accents rieurs.
Sandro avait tourné la tête dans sa direction et découvert une jeune femme de chair, vivante, habillée, qui le regardait dans les yeux. Dans ces yeux il vit une âme plus belle que la plus délicate des épaules, que la plus fine des mains, que la plus douce des cuisses…
— Faut pas s’en approcher, sinon ça vous pisse dessus, dit Krakus de sa voix grave. C’est un kwata, un singe araignée. Au fait, on peut se tutoyer ?
Sandro ne répondit pas. Il ferma les yeux et retourna dans son monde intérieur, un monde doux et subtil où les sentiments se propageaient comme les sons d’une harpe ou les touches de couleur d’un tableau. Il se replongea dans ce passé merveilleux qu’il ne connaîtrait plus jamais, et se laissa glisser dans une douce mélancolie…
— On lève le camp ! gueula soudain Krakus à la cantonade.
Les barques tanguèrent fortement tandis que les hommes rangeaient le matériel et reprenaient place dans chaque bateau. Sandro abandonna son sandwich par-dessus bord. Trois secondes plus tard, des poissons venus de nulle part apparurent dans un remous opaque et se jetèrent dessus, leurs grosses babines tétant bruyamment l’air, l’eau et le pain. En quelques instants tout avait disparu. L’eau boueuse redevint calme ; seules quelques rides s’éloignaient en cercles.
Les moteurs hurlèrent et les pirogues s’élancèrent de nouveau sur le fleuve. L’air revint en force sur les visages, et Sandro respira à fond.
Le soir venu, ils amarrèrent les pirogues le long de la berge, les arrimant l’une à côté de l’autre. Ils mirent pied à terre sans s’éloigner de plus de quelques mètres, après que Marco eut minutieusement inspecté les alentours. Ils grignotèrent quelque chose à bord, puis, la nuit apportant une fraîcheur surprenante, ils se glissèrent dans leurs sacs de couchage pour dormir.
L’atmosphère devint enfin calme, silencieuse, reposante. Sandro respira à fond et se détendit. L’air était chargé des senteurs de la proche forêt.
Il resta éveillé un long moment, le dos calé au fond de la pirogue, doucement bercé par le léger roulis, les yeux ouverts sur les milliards d’étoiles peuplant le ciel de l’Amazonie.
Depuis leur départ à l’aube, ils n’avaient croisé qu’une seule embarcation sur le fleuve. Il devait être 9 heures. Depuis, plus rien. Une journée entière de navigation sans rencontrer un seul être humain. Au fur et à mesure de leur avancée, la rivière entraînait Sandro de plus en plus profondément au cœur de la forêt. Loin de son pays, loin des villages, loin de la civilisation… Il avait l’impression d’être perdu au milieu de nulle part, dans une zone oubliée de la planète, non répertoriée sur les cartes, un trou noir végétal qui avalerait les inconscients ayant commis l’outrage de s’y aventurer.
Il pensa à Tiffany. Comment avait-elle trouvé le courage de pénétrer dans un tel endroit ? Comment le magazine qui l’employait avait-il pu laisser une de ses journalistes prendre un tel risque ?
*
La navigation dura trois jours. Trois longues journées dont chaque heure, chaque minute donnait à Sandro le sentiment de s’enfoncer davantage dans une jungle plus vaste qu’un océan.
Le quatrième jour au matin, Krakus informa son client qu’ils n’allaient pas tarder à lâcher les pirogues pour continuer à pied, dans la forêt. Sandro s’efforça d’ignorer la légère appréhension qui montait en lui.
Après un bon quart d’heure de navigation au ralenti pendant laquelle l’équipage scruta attentivement la berge en quête de l’emplacement idéal, les pirogues accostèrent le long d’un étroit banc de sable bordé par des bambous. Les hommes mirent pied à terre et hissèrent les bateaux après en avoir extrait le contenu. On les cacha sous les feuillages et les attacha solidement à une grosse racine. Alfonso répartit tous les jerricans dans les sacs à dos.
— On nous volera pas les pirogues, expliqua Krakus, mais l’essence est une denrée rare.
Marco brandit un coupe-coupe à la lame scintillante aussi longue que sa jambe et commença à abattre la végétation pour leur frayer un chemin. Krakus griffonna un signe sur sa carte.
Lourdement chargé, l’équipage suivit Marco dans sa lente progression. L’air chaud et humide se satura de l’odeur verte des bambous coupés.
La hantise de Sandro était de se prendre la tête dans une toile d’araignée. Il avait lu qu’il en existait de géantes, tendues dans la végétation, en hauteur. Il prit soin de se positionner juste après Krakus, plus grand que lui.
— Je vous conseille pas de rester là.
— Pourquoi ?
— Dans une file de marcheurs, c’est toujours le troisième qui se fait mordre par les serpents…
Sandro avala sa salive. Il laissa passer Alfonso, fusil sur l’épaule, et se mit en quatrième position. Gody ferma la marche.
Ils avancèrent lentement, très lentement, à travers les bambous, épaisse prison à barreaux verts. Sandro balayait le sol du regard, à l’affût des reptiles. Il avait été bien inspiré en achetant ces grosses rangers de cuir épais. Le modèle le plus montant qui existe. Sans la chaleur, il aurait volontiers choisi des cuissardes. Ou un scaphandre.
Devant lui, Alfonso plongeait régulièrement la main dans son sac pour en extraire les feuilles de coca qu’il mâchouillait inlassablement, presque tout au long de la journée.
Au bout d’un moment, les arbres apparurent, immenses gardiens immobiles et graves. Leur feuillage dense masquait le ciel, obscurcissant l’atmosphère. Sous leur voûte inquiétante, les bambous cédèrent la place à une végétation déchaînée, abondante à l’extrême. Un enchevêtrement de plantes en tout genre, des espèces inconnues aux feuilles plus larges que celles d’un bananier, d’autres fines et longues comme des iris géants. Des plantes grimpantes et des plantes retombantes. Des plantes qui semblaient se contorsionner pour s’insérer dans le moindre espace vide.
Sandro eut l’impression d’être pris au piège dans un asile de plantes folles, un asile où le vert serait de rigueur, dans toutes ses déclinaisons, du vert pâle et translucide au vert sombre comme la mort, en passant par tout un délire de verts crus des plus saugrenus.
Son regard ne portait pas à plus de dix mètres, verrouillé de toutes parts par ces plantes qui semblaient l’encercler comme une pieuvre géante aux mille tentacules.
Il essuya son front moite d’un revers de manche et se força à respirer profondément. Ne pas glisser dans la claustrophobie. Rester calme.
Un étonnant silence de plomb les étreignait. Un silence régulièrement lacéré par le crissement impitoyable du coupe-coupe. La foule des plantes retenait son souffle tandis que la guillotine s’abattait sur les condamnées.
— Remontez votre col et couvrez-vous la tête, dit Krakus.
— Pourquoi ? demanda Sandro.
— Quand vous passez sous les branches, vous n’avez pas envie qu’une colonie de termites se glisse dans votre cou.
Sandro frissonna. Il s’exécuta.
Tout autour de lui, la forêt cachait les êtres qu’elle détenait. Même en scrutant attentivement les feuilles, les branches, les lianes et les herbes, on ne percevait aucun des milliards d’animaux et insectes vivant dans sa pénombre. Et pourtant, ils étaient là. Invisibles, mais là. Sandro sentait leur présence.
La progression dans cette jungle se révéla exténuante. Sous la chaleur suffocante, le ralenti extrême de la marche accentuait le poids du sac, donnant l’impression de s’enfoncer plus que d’avancer. L’invisibilité des menaces animales créait une tension permanente, une préoccupation de l’esprit empêchant toute détente, tout lâcher-prise.
La pause-déjeuner fut brève, un en-cas pris sur le pouce, puis on repartit, les sacs semblant encore plus lourds qu’auparavant.
Sandro avait l’impression de pénétrer un espace qui luttait pour rester inviolé puis se refermait sur leur passage afin de capturer ceux qui avaient transgressé sa loi. Régulièrement, le dicton brésilien cité par son président lui revenait à l’esprit, hantant ses pensées et alimentant son angoisse : « On ne revient jamais de la selva amazónica »…
Krakus finit par annoncer qu’on allait s’arrêter pour dresser le camp. Sandro se sentit soulagé et surpris à la fois. Le soleil était encore haut dans le ciel. Quinze heures à peine. Payé à la journée, Krakus gérait bien son intérêt. À ce rythme-là, il avait du travail pour des mois…
Le chef d’expédition repéra une sorte de roche plate sous de grands arbres. Une possibilité pour dresser le camp. On posa les sacs. Sandro resta sur place avec Gody tandis que les autres se dispersaient dans des directions opposées.
Il s’apprêta à déballer son chargement mais, d’un geste, Gody lui fit signe de patienter. Ils attendirent, longtemps, pas plus loquaces l’un que l’autre.
Sous les arbres, la pénombre contrastait avec le soleil de plomb qu’ils avaient subi les jours précédents sur le fleuve. Mais la chaleur n’en était pas moindre. On entendait de temps en temps des craquements de branches provenant des trois directions dans lesquelles les équipiers avaient disparu. Un bon quart d’heure s’écoula.
— Fourmilière ! cria soudain la voix de Marco, à moitié étouffée par la végétation.
On attendit que tout le monde se rassemble, puis l’on chargea de nouveau les sacs sur des épaules endolories et le groupe reprit sa lente progression à la recherche d’un bon emplacement pour la nuit. Sandro remonta soigneusement son col. Boussole à la main, Krakus donnait des consignes.
Une demi-heure plus tard, il désigna un lieu qui lui paraissait acceptable, selon des critères que lui seul semblait connaître. On posa les affaires et, une nouvelle fois, trois des hommes s’éloignèrent séparément. Il fallut encore attendre, attendre…
— Arbre mort ! hurla Alfonso.
Sandro frémit en pensant qu’il aurait pu s’abattre sur eux pendant leur sommeil.
La troupe se regroupa et repartit.
Le jeune universitaire avait imaginé la forêt bien différemment. Dans ses rêves, les arbres étaient certes immenses, mais, en dessous, les espaces plus dégagés. Il avait pensé qu’on y marcherait plus librement, comme dans les forêts occidentales dont on oublie qu’elles sont entretenues, débroussaillées, débarrassées des entraves à la marche. Il ne s’était pas imaginé un seul instant luttant contre les plantes pour se frayer un chemin. Il avait pensé y trouver une lumière enchanteresse ; la pénombre régnait comme dans un cachot, accentuant terriblement la sensation d’enfermement.
Krakus repéra enfin un nouveau site. Les hommes reprirent leur inspection alentour. Nouvelle attente. Assis sur son chargement, le regard absorbé par la végétation, Sandro avait l’étrange impression d’être observé par un ennemi invisible. Les feuilles à profusion étaient autant d’écrans pouvant cacher une autre réalité que cette apparente quiétude. Il ferma les yeux en essayant de se détendre. Garder la tête froide. Ne pas commencer à se faire des films.
— Nid de guêpes !
Une fois de plus, l’équipe dut se rassembler pour repartir. Sandro se força à reprendre son odieux sac et avança, bagnard portant ses pierres.
La quatrième tentative fut la bonne, et les hommes entreprirent de défricher le sous-bois sur le périmètre du camp.
— Pour prévenir les attaques d’insectes ou de serpent, expliqua Krakus à son client.
Puis ils accrochèrent des hamacs entre les arbres et, un bon mètre au-dessus de chacun, une corde horizontale qu’ils coiffèrent d’une bâche dont ils laissèrent les deux pans retomber de part et d’autre du couchage. Ils en tendirent les quatre coins avec de longues cordelettes qu’ils fixèrent au sol avec des piquets métalliques.
— Comme ça, on limite le nombre de bestioles qui nous tomberont dessus. Et, accessoirement, on se protégera de la pluie.
Gody fit le tour des installations, une bombe de mousse à raser à la main. Il en pulvérisa sur chaque corde arrimant les hamacs aux arbres, noyant les nœuds dans la crème blanche.
— Gody a trouvé ça, dit fièrement Krakus à Sandro, pour qu’on ne soit plus envahis par les fourmis pendant qu’on dort. Ces saloperies peuvent vous dévorer avant que vous n’ayez le temps de mettre un pied à terre.
Marco et Alfonso rapportèrent du bois et le disposèrent en bûcher.
Quelques minutes plus tard, la nuit tomba sans prévenir, et la température également. La pénombre céda la place à une obscurité froide et profonde. Devenues invisibles, les plantes géantes demeuraient intensément présentes, intensément vivantes. Sandro avait l’impression de les sentir pousser, poursuivant dans le noir leur insatiable conquête du territoire. D’inquiétante, la forêt devint angoissante.
On alluma le feu. Odeur du bois humide qui s’enflamme dans la nuit. Fumée et crépitements. La fatigue s’abattit sur Sandro. Il s’obligea à manger une ration de survie militaire, un truc pâteux au goût indéfinissable bien que concentré, tellement dense que les bouchées restaient coincées dans le pharynx. Il fallait de grandes gorgées d’eau pour s’en libérer avant l’asphyxie.
— Demain, on essaiera de faire un vrai repas. Ce soir, il est trop tard, dit Krakus en guise d’excuses.
Marco et Alfonso commencèrent à raconter des blagues salaces, bientôt imités par leur chef. Gody était assis à quelques pas. Sandro se réfugia dans son univers intérieur. Il pensa à New York. Le retour à Manhattan de nuit sur le bac de Staten Island après une journée à la plage. Les lumières scintillantes et rassurantes. Les rues et les avenues bien quadrillées. Les dîners chez Wallsé où le strüdel au saumon était meilleur que n’importe où en Autriche. Un petit verre de vin du North Fork, dégusté au Back Forty en s’accoudant au bar en bois vieilli… Et les brunchs du dimanche matin chez Moody’s avec le jus d’oranges fraîchement pressées, l’odeur des muffins tout chauds sortant du four, les pancakes au sirop d’érable accompagnés de thé Darjeeling fumant, tandis que le pianiste égrène machinalement les notes d’un air d’Erroll Garner en pensant à autre chose. Que New York lui semblait loin… Et ses échanges philosophiques avec ses collègues, si stimulants intellectuellement, si excitants sur le plan spirituel…
Irrésistiblement, ses pensées l’amenèrent à Tiffany. Ses conversations passionnées avec elle, leurs moments de partage, d’amour, de douceur. Tiffany…
Sa mélancolie se mua en tristesse et Sandro sentit des larmes mouiller ses yeux. Il s’efforça de les réprimer tandis qu’un autre sentiment montait en lui, plus fort, plus accaparant. Un sentiment désormais familier qui l’assaillait régulièrement depuis un an et qui avait pris le contrôle de sa vie : la colère, la haine, le besoin de vengeance. Un besoin impérieux, exigeant, qui le prenait aux tripes et lui ordonnait d’agir tout en lui insufflant de l’énergie.
Ce voyage est un calvaire, se dit-il, mais il irait jusqu’au bout, dût-il finir par en crever la bouche ouverte dans une flaque de boue envahie de serpents. Il ne renoncerait jamais. Jamais.
— Un peu de Tabasco ? demanda Krakus. Sandro ? Sandro ?
Sandro fit non de la tête.
L’autre se leva et vint s’asseoir en face de lui. Non, pas le moment. Pitié. Pas d’histoires drôles ni de discussions de comptoir. Surtout pas. Qu’on lui foute la paix.
— Alors, dites-moi tout, fit Krakus avec un grand sourire. Pourquoi vous voulez aller dans cette tribu ? Je sais encore rien de votre projet, moi.
Sandro ne répondit pas. Il continua de mastiquer le truc infâme dans sa bouche. Marco et Alfonso ricanaient toujours dans leur coin.
Krakus prit les devants.
— Laissez-moi deviner… Vous êtes journaliste et vous voulez faire un reportage sur le peuple le plus heureux de la Terre…
Sandro resta silencieux.
— Vous êtes chercheur et vous enquêtez sur pourquoi ces gens-là développent jamais de cancer ?
Sandro ne dit rien. Bon sang, il est lourdingue, celui-là…
— Ou pourquoi ils n’attrapent pas le palu alors que la forêt en est infestée ?
— Non.
— Vous bossez pour une firme pharmaceutique, vous voulez des tuyaux sur les plantes ?
— Non.
— Les venins ?
Sandro soupira. Une braise explosa dans le feu, faisant jaillir une pluie d’étincelles.
— Non.
— Pour quoi alors ? Pourquoi aller à leur rencontre ?
De façon tout à fait imprévue, par exaspération et peut-être aussi par une volonté inconsciente de provocation, Sandro lâcha d’une voix glaciale :
— Pour tous les détruire.
L’autre se figea et arrêta enfin de parler. Marco se tut également et Alfonso entrouvrit la bouche, laissant tomber sa feuille de coca. Ils se tournèrent vers lui. Gody leva un œil dans sa direction et fronça les sourcils. Les flammes projetaient leurs lueurs déformantes sur les visages. Un silence gêné s’installa. Un silence bientôt pesant. Krakus échangea des regards avec ses acolytes. Il avait l’air très perturbé.
Sandro réalisa soudain l’énormité de ce qu’il venait d’avouer. L’énormité pour les autres… Pourquoi l’avoir dit comme ça, maintenant ? Il était complètement idiot, il aurait mieux fait de se taire pour l’instant. Mais les mots étaient sortis tout seuls, poussés par l’irritation.
Il eut soudain très honte, honte de ses propos, honte de lui. Certes, ces hommes étaient rustres, grossiers, vulgaires, mais c’étaient quand même à la base des sauveteurs. On ne dit pas des choses pareilles à des gens dont le métier est de venir en aide aux autres… Maintenant, ils allaient tout annuler et faire demi-tour. Il lui avait suffit de quelques mots pour tout gâcher, tout réduire à néant…
Krakus leva sur lui un œil soucieux. Il s’exprima lentement, hésitant sur le choix de chaque mot.
— Vous êtes… euh… de la famille… de la jeune femme… morte l’année dernière dans la jungle ?
Sandro acquiesça en silence. Tous les regards étaient sur lui, inquisiteurs. Il sentait monter la tension dans l’atmosphère, une atmosphère encore insouciante quelques minutes auparavant. Un craquement se fit entendre au loin dans la nuit.
— Il faut que vous sachiez…, reprit Krakus visiblement mal à l’aise. C’est nous qui sommes allés… rechercher… son corps sur place…
Les hommes ne le quittaient pas des yeux, guettant sa réaction.
— Je sais, dit Sandro. C’est pour ça que je vous ai choisis.
Nouveau silence. Intense. Krakus le fixait bizarrement, ses traits exprimant un mélange d’incompréhension et de stupéfaction. Il resta un long moment interdit, puis il chercha de nouveau ses équipiers du regard, comme s’il essayait de déchiffrer leurs pensées. Ensuite, il se leva et fit mine de s’occuper du feu. En réalité, il déplaça les braises et les morceaux de bois enflammés sans logique apparente, ses mouvements accompagnant peut-être l’accouchement de réflexions laborieuses.
Sandro attendait l’annonce de l’annulation de l’expédition comme un suspect attend la confirmation de la sentence connue d’avance. Krakus prenait son temps, déplaçant ses bouts de bois brûlants.
— Alors comme ça, vous voulez vous venger, dit-il sans quitter le feu des yeux. Je comprends. Je comprends fort bien…
Sandro retenait son souffle.
— Vous savez, reprit Krakus, on n’a pas toujours fait des missions d’accompagnement ou de recherche de personnes dans la jungle. Pour nous, c’est même… la retraite avant l’heure.
Marco et Alfonso écoutaient leur chef attentivement.
— Dans le passé, on a tous été militaires… Militaires, mais pas soldats d’une armée régulière, non. On est trop indépendants pour ça, dit-il avec un sourire forcé. Non, on était plutôt des mercenaires…
Après chaque bribe de phrase, Krakus levait un œil vers Sandro, comme pour jauger sa réaction.
— Quand on était jeunes, on s’est battus dans des factions armées au Nicaragua, au Salvador… On a pris part à des conflits en Amérique latine. Se battre, c’est notre métier… Le sang, ça nous fait pas peur. Aujourd’hui, on a arrêté, mais on n’a pas forcément tourné la page définitivement…
Il cessa de parler quelques instants, observant son interlocuteur. Sandro attendit.
— Si mes amis sont d’accord, reprit Krakus d’une voix hésitante en leur jetant un regard oblique, on pourrait reprendre du service pour… vous donner un coup de main… au lieu de se contenter de vous accompagner sur place. Enfin… si vous avez… de quoi… nous rémunérer pour ça, bien sûr.
Sandro ne répondit pas. Stupéfait, il balaya du regard le petit groupe qui le fixait. Maintenant qu’ils avaient cessé de ricaner, il pouvait voir les visages graves, durs, les corps robustes dans leurs treillis. Il pouvait tout à fait les imaginer en embuscade sur un champ de bataille, de lourdes armes de guerre entre les mains, tirer sur un adversaire sans sourciller.
Krakus dut prendre son silence pour un assentiment. Sa voix devint plus assurée, plus détendue aussi.
— Vous avez une idée précise de ce que vous voulez leur faire subir ?
Sandro resta interdit. Il n’en revenait pas de la tournure des événements. Il n’avait pas imaginé que ces hommes censés l’escorter sur place puissent l’aider à mettre sa vengeance à exécution. Ça facilitait les choses, bien sûr… Mais était-ce vraiment ce qu’il voulait ? Il s’agissait d’une affaire personnelle, c’était sa vie qui avait été détruite… Il sentait au plus profond de ses entrailles que c’était à lui d’agir, à lui de prendre les choses en main, à lui de s’impliquer. Il fallait qu’il paye de sa personne le prix de ce qu’il voulait infliger à ces sauvages, il voulait les…
Sandro sentit à nouveau monter en lui cette haine terrible qui le tenaillait depuis un an. Cette rage contenue qui le rendait fou.
— Ils ne sont pas très nombreux, reprit Krakus. Nous sommes bien armés. On peut s’y prendre de différentes manières… Qu’est-ce que vous en pensez, les gars ?
Les acolytes s’échangèrent des regards entendus, mais ne répondirent pas.
— Hein ? reprit Krakus. Comment vous verriez ça ?
Marco finit par prendre la parole et exposa en tâtonnant sa vision du massacre. Après quoi Alfonso s’exprima aussi, puis la parole revint à Krakus, dont les suggestions donnèrent de nouvelles idées aux autres. L’échange, laborieux au départ, commençait à décoller. Très vite, on aboutit à une surenchère d’horreurs, chacun s’appuyant sur les propositions des autres pour élaborer des plans de plus en plus abominables. Les ex-mercenaires ne s’arrêtaient plus. Ils s’excitaient mutuellement en rivalisant d’idées violentes. Krakus s’amusait beaucoup. Gody, quant à lui, restait dans son coin. Il nettoyait une de ses rangers d’un air détaché sans se préoccuper de ses compères, comme si ceux-ci débattaient du score prévisible d’un match de foot.
La scène avait quelque chose d’épique, de surréaliste.
En les écoutant déballer ainsi leur catalogue macabre, Sandro réalisa que lui-même n’avait rien prévu en détail. Il n’avait pas de plan. Son projet de vengeance était comme une photo floue. Il se limitait à une vision abstraite de la douleur qu’il voulait infliger en représailles, une douleur exigée par sa propre douleur. Une abstraction soutenue par une émotion.
Les sévices qu’on lui proposait, bien que tous plus atroces les uns que les autres, lui semblèrent décalés par rapport à la souffrance qu’il avait espéré provoquer. Une vraie souffrance, du même ordre que la sienne. Pas juste une douleur physique. Pas juste une mort libératrice.
Krakus, visiblement satisfait de la créativité de ses sbires, finit par se tourner vers son client.
— Alors, que pensez-vous de tout ça ?
D’un seul coup, tout le monde se tut et regarda Sandro. Le silence lui sembla aussi assourdissant que l’agitation précédente. La forêt elle-même dégageait une atmosphère lugubre. Émergeant de la pénombre, tous les yeux étaient de nouveau braqués sur lui. Sandro resta muet un long moment. La fumée diffusait l’odeur piquante du charbon de bois. Les flammes semblaient se tordre de douleur, déformant les figures autour de lui. Son propre visage, en sueur, était brûlant. Les paroles violentes des militaires flottaient encore dans l’air, tournoyant dans son esprit, rebondissant dans les recoins de son âme.
On l’attendait… Il fallait qu’il parle, qu’il rompe ce silence.
— Vos idées, dit-il d’une voix qui lui sembla à lui-même étrangement caverneuse, une voix venue d’ailleurs. Vos idées leur seraient une fin… trop facile… trop rapide.
Marco et Alfonso écarquillèrent les yeux. Ils avaient trouvé leur maître.
— Ce que je veux, poursuivit Sandro, c’est les rendre malheureux chaque heure, chaque minute, chaque seconde de leur vie, jusqu’à la fin de leurs jours.