Élianta rendit son sourire à la femme qui lui tendait le plat et se servit un peu de purée de manioc, de graines de maripa cuites, de jeunes pousses de bambou marinées dans un jus de wassaï et assaisonnées au cœur râpé de graines de moucou-moucou. Comme chaque jour, la cuisinière avait consacré sa matinée à la préparation, se donnant tout entière à la tâche, exprimant le meilleur d’elle-même pour élaborer les plus délicieux des plats.
Dans le village, chacun avait sa place, son rôle à tenir dans la communauté en fonction de ses préférences. Pas de hiérarchie : chacun prenait les responsabilités associées aux compétences qu’il avait choisi de développer. Certains se consacraient à une seule tâche, d’autres répartissaient leur temps entre deux missions, et quelques-uns préféraient participer à diverses tâches variant au gré des besoins.
Élianta ajouta quelques fruits et vint s’asseoir près du vieux conteur.
Les Indiens dînaient dans le calme sous l’ombre bienveillante des patawas. Un léger vent apportait une agréable sensation de douceur ; son souffle murmurait dans le feuillage des grands arbres.
Élianta saisit un maracuja et le coupa en deux. La pulpe jaune orangé disposée en étoile était d’une pure beauté, son parfum d’une délicatesse exquise. La jeune femme remercia en silence la Terre mère de lui donner ces merveilles pour se nourrir. Elle prit une bouchée du précieux fruit et ferma les yeux pour mieux en savourer la saveur sucrée et acidulée.
Elle se délecta ainsi de chacun des mets, les sens en éveil et les pensées en sommeil.
Son repas fini, elle se tourna vers le vieil homme.
— Alors, Mojag, que vas-tu nous dire ce soir ?
Le conteur leva les yeux vers elle et sourit. De belles rides de bonheur sillonnaient son visage. Comme tous les vieux, il jouissait d’une position très respectée. La vieillesse était vénérée par les plus jeunes. Ces derniers s’adressaient à leurs aînés dès qu’un problème délicat se présentait à eux. Le grand âge leur conférait une expérience irremplaçable, et aussi une sagesse à laquelle tout le monde aspirait. Incarnant en fonction des besoins les rôles de conseillers, d’enseignants, de juges ou même de confidents, les vieux représentaient un rouage essentiel de la communauté.
— Une histoire… de babouins et d’oiseaux… migrateurs, répondit-il de sa voix hésitante, cherchant ses mots.
Élianta plissa les yeux, essayant de deviner les thèmes qu’il aborderait. Derrière des intrigues d’apparence très simple que même les enfants affectionnaient, ses contes invitaient à plonger en soi-même pour des réflexions profondes.
— Et tu as un titre ? demanda Élianta avec malice.
— Eh bien… c’est-à-dire… je n’ai pas tranché… j’en ai certes trouvé quelques-uns… mais…
— Laisse-moi deviner : ils ne font pas « Bing ».
— Exactement ! Ils ne font pas « Bing ». Ils ne donnent pas… comment dire… l’étincelle du sens, ce petit quelque chose qui… attire l’attention sans… révéler le contenu…
Mojag cherchait souvent en vain à donner un titre à ses histoires. Il hésitait entre plusieurs et, la plupart du temps, renonçait.
Il se leva et alla s’asseoir au milieu du groupe d’hommes, de femmes et d’enfants rassemblés pour l’écouter. Il prit tout son temps, attendant patiemment que les conversations se dissipent et que le silence se fasse. Puis sa voix s’éleva et, comme chaque fois, la magie opéra : lui qui au quotidien balbutiait, butant presque sur chaque mot, raconta l’histoire d’une voix lisse, chaude et parfaitement fluide.
Les villageois écoutèrent ses paroles, se laissant bercer par la musique de ses mots et transporter par l’intrigue, ses rebondissements et ses messages cachés…
*
Krakus ne décolérait pas. Il n’avait pas eu la moindre influence sur les Indiens. Aucune réaction négative de leur part. Même pas un petit agacement. Rien. Nada. C’étaient tous des bourriques entêtées dans leur optimisme à la con. On ne pouvait rien obtenir d’eux.
Il repensa à l’affirmation de Christophe Colomb à leur sujet : « Ils feraient de bons serviteurs. Avec cinquante hommes, on pourrait les asservir tous et leur faire faire tout ce que l’on veut. » Cet abruti de navigateur s’était bien leurré. Décidément, il s’était planté sur toute la ligne, puisque ces indigènes n’étaient même pas des Indiens… Et dire que, six siècles plus tard, on préférait continuer de les qualifier ainsi plutôt que de faire passer Colomb pour ce qu’il était : un tocard. De toute façon, en s’appelant Colomb, on ne pouvait faire que des merdes.
Arrivé devant la hutte de Sandro, Krakus s’arrêta et prit quelques instants pour respirer à fond. Il devait se calmer, donner l’impression d’être maître de lui-même, capable de contrôler les événements. Il frappa deux coups brefs sur le pilier de bois et entra.
Sandro était allongé dans son hamac, rêvassant les yeux ouverts. Depuis deux jours, il allait beaucoup mieux.
— Comment te sens-tu aujourd’hui ? demanda Krakus qui s’était finalement octroyé le droit de le tutoyer.
Le beau ténébreux tourna la tête vers lui mais demeura silencieux, sans doute encore dans ses songes.
— J’ai pas mal observé nos sauvages, reprit Krakus pour combler le silence. Ça va pas être facile de les rendre malheureux. Les bougres ont du ressort. Quoi qu’il leur arrive, ils restent souriants.
Sandro le regarda sans rien dire pendant un moment.
— Ça ne m’étonne pas, dit-il calmement.
— Pourquoi ?
— J’ai lu toutes les publications des anthropologues qui les ont étudiés dans le passé. Maintenant, je les connais peut-être mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes…
— Tu permets ? demanda le chef d’expédition en désignant des bananes qu’il avait disposées la veille sur un coffre.
— Elles sont à toi.
Il en prit une et commença à l’éplucher.
— Il va falloir frapper fort si on veut les déstabiliser.
Sandro fit la moue.
— Ce serait peine perdue, dit-il. Toute l’énergie négative du monde ne changerait rien à leur sérénité.
Krakus mordit sa banane et mastiqua machinalement.
— T’as changé d’avis ? T’es partant pour leur régler leur compte… autrement ?
L’autre secoua doucement la tête.
— Alors comment veux-tu t’y prendre ?
Sandro se redressa. Assis dans le hamac, il laissa ses jambes pendre dans le vide.
— Tant que les Indiens resteront dans cet état, ils seront intouchables.
— Cet état ?
— Ils sont pleinement eux-mêmes…
— Je vois pas ce qu’ils pourraient être d’autre.
— Ils sont centrés, conscients, dans l’Être…
— Mouais… Tu peux traduire en langage courant, philosophe ?
Sandro le fusilla du regard.
— Ne m’appelle pas comme ça, dit-il d’un ton très désagréable.
Krakus mordit à nouveau dans sa banane, agacé par son client. Cette façon de prendre la mouche pour un oui ou pour un non sans raison apparente était vraiment insupportable. Même un compliment parviendrait à le vexer.
— Si tu parlais comme tout le monde…, bredouilla-t-il, la bouche pleine.
Sandro demeura un long moment immobile, l’air contrarié.
— Ce que je veux dire, c’est qu’ils vivent chaque instant intensément, sans rien attendre, sans penser à ce qu’ils feront dans cinq minutes, dans une heure, ou la semaine prochaine. Quand ils regardent une fleur, ils regardent une fleur. Quand ils écoutent quelqu’un, ils écoutent quelqu’un. Quand ils mangent un ananas, ils mangent un ananas…
Krakus fronça les sourcils et remordit dans la banane en toisant son interlocuteur. Ce type disait vraiment des conneries tout en ayant l’air inspiré. À faire des études trop longues, y en a qui se retrouvent complètement à l’ouest.
Sandro reprit :
— Ils en savourent chaque bouchée en silence, en étant pleinement conscients de leurs sensations. Ils vivent profondément chaque instant. Quand ils sont en présence d’un autre, ils n’attendent pas d’être admirés ou respectés ou je ne sais quoi encore. Ils sont toujours sincères. Ils ne jugent pas les autres, et donc ne craignent pas d’être eux-mêmes jugés. Ils sont… libres.
Krakus avala de travers, s’étouffa à moitié et se mit à tousser. Il ouvrit la porte et jeta le reste de la banane au loin. Moi aussi, je suis libre, se dit-il en continuant de faire semblant de s’intéresser aux propos fumeux de son client.
— Alors comment veux-tu qu’on s’y prenne avec eux ?
Sandro se rallongea en soupirant doucement. Le hamac se balança mollement de gauche et de droite, de plus en plus lentement, de plus en plus faiblement…
Krakus attendit patiemment.
— Ce qu’il faut, dit enfin Sandro, c’est commencer par les rendre inconscients, leur endormir l’esprit, engourdir leur âme.
— Engourdir leur âme…
— Il faudrait trouver un moyen pour détourner leur attention d’eux-mêmes et du monde réel. Il faudrait, je sais pas moi, les hypnotiser.
— Les hypnotiser…
— Oui, les hypnotiser… Surtout le matin, dès le réveil. Les neuropsychiatres savent que la première tâche à laquelle on s’adonne en se levant est interprétée par le cerveau comme étant la plus importante, et donc par la suite il met ses ressources au service des tâches similaires à celle-là, au détriment des autres.
Krakus fronça les sourcils.
— La première chose que je fais le matin, c’est aller pisser.
— Je parle de tâches significatives. Par exemple, si tu commences ta journée de travail en consultant tes e-mails, ton cerveau croit que le plus important, ce sont les informations que tu reçois de l’extérieur. Si tu fais ça tous les jours, alors t’auras de plus en plus de mal à te concentrer pour réfléchir par toi-même, car ton cerveau se rendra surtout disponible pour recevoir des stimuli externes plutôt que pour produire des réflexions de l’intérieur.
— Les e-mails… Je vis dans la jungle onze mois sur douze, moi.
— Bref, ce qu’il faudrait pour les Indiens, c’est inventer un truc pour les inonder de stimuli externes tout en les hypnotisant, dès le réveil.
Krakus regarda par la fenêtre à travers la moustiquaire clouée tout autour de l’ouverture. L’air était chargé de l’odeur des roseaux coupés qui servaient d’armature.
À une quinzaine de mètres de là, Marco et Alfonso fumaient devant leur hutte, assis sur des rondins. Derrière eux, un petit rongeur tentait de se rapprocher de l’abri, sans doute attiré par la nourriture laissée à l’intérieur.
— Je vais en parler à Gody. C’est lui le plus créatif. On peut lui faire confiance.
Sandro glissa ses mains derrière sa nuque.
— Il faudrait aussi trouver le moyen de les couper de la réalité…, dit-il, songeur. Qu’ils cessent d’utiliser leurs cinq sens, leur intuition et leur instinct pour sentir et percevoir le monde, et qu’à la place on leur dicte une vision biaisée de la réalité.
— Ouais… Tu peux préciser un peu ?
— Eh bien, il faudrait que quelqu’un fasse le boulot à leur place, les abreuve de renseignements qui leur donnent l’illusion de bien comprendre leur monde et du coup les dispensent de l’appréhender par eux-mêmes…
— Je vois…
— Et on pourrait faire d’une pierre deux coups, dit Sandro en se redressant dans son hamac. On pourrait par la même occasion leur saper le moral en mettant fin à leur vision positive de la vie.
— Ah oui ?…
Sandro se leva d’un bond et marcha de long en large.
— Il faut créer un nouveau rituel dans leur vie. Il faut que quelqu’un, tous les jours à la même heure, leur dise tout ce qui ne va pas dans le village, tous les problèmes, tous les dangers, tout ce qui ne tourne pas rond…
Krakus regarda son client de travers et fit une grimace.
— Ça ne marchera pas.
— Bien sûr que si !
— Non, ça ne marchera pas, pour une raison très simple.
— Laquelle ?
— Personne ne viendra écouter quelqu’un comme ça ! Personne n’a envie de subir des propos négatifs en boucle. Ils sont pas maso.
Sandro fixa Krakus en souriant.
— Au contraire, c’est parce qu’il tiendra des propos négatifs que l’on viendra l’écouter. C’est parce qu’il sera porteur de mauvaises nouvelles que l’on se concentrera sur ses paroles.
Krakus secoua la tête, incrédule. Sandro se rapprocha.
— Les mauvaises nouvelles, les problèmes, les dangers accaparent toute notre attention car ils stimulent notre instinct de survie. C’est plus fort que nous, c’est quasi physiologique… Ils n’y résisteront pas. Crois-moi.
Krakus ne savait pas trop quoi penser. Par la fenêtre, il vit le rongeur ressortir de sa hutte, une barre de céréales entre les dents. Et ces andouilles de Marco et Alfonso, assis à moins de deux mètres, qui ne se rendaient compte de rien.
— De toute façon, ça va pas être facile de trouver tous les jours des choses négatives à raconter. Il n’y a pas tant de problèmes que ça…
— Quand on veut voir des problèmes, on en trouve, crois-moi. Et puis, on peut aussi faire autre chose…
— Quoi ?
Sandro se rassit sur son hamac.
— Prenons un peu de recul… La difficulté, avec ces sauvages, c’est qu’ils voient du positif partout. Il y a du soleil ? Ils sont contents. De la pluie ? Ils sont contents. Des herbes poussent dans leur champ de manioc ? Ils sont contents… Il faut les amener à voir négativement des choses neutres.
— Et comment tu fais ça ?
— On va les habituer à étiqueter négativement ces choses, et ils finiront par les voir ainsi. Les mots guident le ressenti.
— Étiqueter ?
— Ils doivent apprendre à appeler la pluie « mauvais temps », les jeunes pousses des « mauvaises herbes », certaines senteurs des « mauvaises odeurs », etc.
— Je vois.
— Ça va conditionner leur perception. Bientôt, leur monde ne sera plus aussi beau.
Krakus soupira, à moitié convaincu.
— Tu crois que tu pourrais… t’en charger ? demanda Sandro.
— Je m’occupe de tout, philosophe, s’empressa-t-il de répondre.
Le regard de Sandro s’assombrit instantanément, étrange mélange de… colère et de désespoir. Krakus se dit qu’il aurait mieux fait de se taire. C’était étonnant de voir quelqu’un changer d’humeur aussi rapidement.
— Je t’interdis de m’appeler philosophe, dit Sandro d’une voix presque caverneuse.
— Je croyais que t’étais prof de philo ?
— Prof de philo et philosophe, ça n’a rien à voir.
Il s’allongea dans le hamac, visiblement très contrarié.
— Et… c’est quoi la différence ? osa Krakus.
Sandro ferma les yeux et se tut. Krakus resta un instant dans l’embarras, se demandant s’il devait partir ou attendre une réponse. L’autre finit par rompre le silence.
— T’as été au collège, quand t’étais gamin ?
— Ouais, un p’tit bout de temps…
— Tu te souviens, en sciences naturelles, du cours sur la reproduction sexuée ?
— C’est p’t’être le seul que j’aie encore à l’esprit…
— Le prof qui t’enseignait ça…
— Madame Da Silva, qu’elle s’appelait…
Krakus se remémorait encore sa vieille prof très coincée exposant ce cours à l’aide des termes les plus froidement médicaux possibles.
— Elle connaissait bien son sujet ?
— Ben… oui, je pense.
— Tu crois que ça faisait d’elle une bête de sexe ?