Sandro restait désormais roulé en boule sur le plancher de sa hutte, le sac de couchage en guise de matelas. Son mal s’était accentué, la douleur au ventre devenait difficilement supportable et il ne pouvait plus rester étendu dans le hamac.
Il culpabilisait d’avoir lancé la machine, une machine de vengeance aux multiples rouages, aux engrenages diaboliques, une machine dont un autre s’était emparé, la poussant au bout de ses possibilités, une machine qu’il ne pouvait plus arrêter.
Il prenait enfin conscience de l’horreur de cette vengeance appliquée à un peuple vu comme un seul homme, sans distinction, sans chercher à épargner les éventuels innocents. Tout ça dans l’espoir d’un soulagement, d’un apaisement qui n’étaient pas venus.
Il était accablé de honte et de remords.
Quelques jours plus tôt, une idée avait germé en lui pour piéger Krakus et libérer les Indiens. Une idée qu’il s’était empressé de rejeter. Son issue était certes très hypothétique, un pari un peu fou, mais il l’avait rejetée pour une autre raison : ce pari fou aurait pour lui des conséquences qu’il n’était pas prêt à assumer.
Mais on ne se débarrasse pas des idées comme ça, et régulièrement celle-ci revenait assaillir son esprit, comme pour mieux lui rappeler sa responsabilité : une solution existait peut-être, ce pari fou était envisageable, mais lui, Sandro, refusait de le tenter, refusait d’en payer le prix… Les mots d’Élianta revenaient alors en écho : « On se grandit en s’oubliant au profit de la cause que l’on défend. » Elle avait raison. Il n’était qu’un petit égoïste, rien de plus.
Recroquevillé en chien de fusil à même le sol, il ruminait sa honte.
Soudain, il entendit un bruit et tourna lentement la tête. Élianta se tenait debout dans la pénombre, le visage grave. Sa silhouette émergeait à peine de l’obscurité, mais sa présence irradiait, comme si son aura dépassait largement les contours de son corps. Ils se regardèrent sans rien dire. Elle ne le salua pas et s’avança en silence jusqu’à lui.
— Bois ça, dit-elle froidement en lui tendant un bol en terre.
Il se redressa avec difficulté. Le bol était à moitié rempli d’un liquide verdâtre. Il leva les yeux vers elle. Le regard glacial de la jeune femme lui intimait l’ordre de s’exécuter.
Il lui fallut quelques secondes pour comprendre. Plutôt que le dénoncer aux hommes du village, elle lui offrait la possibilité d’en finir tout seul…
Interdit, stupéfié, il regarda le poison. Il ne s’attendait pas du tout à ça.
Le destin le mettait face à sa culpabilité. Nos actes ont un prix. Tôt au tard, la vie nous apporte toujours l’addition.
Il devait payer.
— Prends-le.
Le bol s’imposait à lui. Lentement, il le prit entre ses mains.
Il avait l’impression d’être Socrate se préparant à boire la ciguë qui allait le tuer. Socrate, accusé de corrompre la jeunesse et d’introduire de nouveaux dieux dans la cité. C’était exactement ce que lui, Sandro, avait fait… Accusés des mêmes crimes, condamnés à la même peine. Sauf que Socrate, lui, était innocent…
Sandro approcha lentement le bol de ses lèvres.
Le philosophe grec l’avait bue d’un trait sans sourciller, malgré la profonde injustice du châtiment qu’on lui infligeait. Aurait-il le même courage, lui dont la culpabilité avérée avait pour seule circonstance atténuante la souffrance que lui avaient causée ses propres victimes ?
— Bois.
Était-ce par lassitude ? Lassitude de la lutte menée en vain depuis des mois, lassitude de la culpabilité qui étouffe et du remords qui ronge… Il posa ses lèvres sur le bol, ferma les yeux et but… une gorgée. Le goût fortement amer l’assaillit aussitôt. Il s’arrêta et toussa.
— Bois.
Il la dévisagea. Son regard n’exprimait aucune compassion. Cette absence totale d’empathie soudain le révolta, l’amenant brusquement à sortir de sa torpeur. Oui, il avait mal agi. Oui, ce qu’il avait fait était terrible. Mais ce qu’il avait lui-même subi de ce peuple l’était également.
— Il faut que tu saches, dit-il en tentant de contenir son émotion. Tiffany était ma femme.
— Bois. Tu parleras après.
Sandro était outré, scandalisé.
— Je suis en train de te dire que la femme que vous avez tuée l’année dernière était la mienne, et c’est tout ce que tu as à répondre ?
Élianta recula en écarquillant les yeux.
— Pourquoi dis-tu une chose pareille ?
— Elle a séjourné parmi vous et…
— Je me souviens très bien d’elle.
— Vous l’avez sacrifiée.
Élianta continuait de reculer, l’air horrifié.
— Tiffany ? Mais elle est… partie… librement.
— Tu mens !
— Sandro…
— Vous l’avez tuée…
— Mais, si tu ne me crois pas, demande à Krakus…
— Krakus ? Comment pourrait-il…
— Demande-lui.
Sandro avala sa salive, soudain bouleversé.
— Il l’a vue en ta présence ?
— Bien sûr : quand il est venu la chercher au village…
— Krakus…
Sandro posa le bol par terre.
— Non ! Bois !
— Certainement pas.
Il tenta de se lever, mais fut saisi de douleur et retomba.
— Bois et tu guériras.
— Hein ?
— C’est amer, mais il faut tout boire si tu veux guérir.
— Mon Dieu, Élianta…
— Quoi ?
— Rien.
— Si. Quoi ?
— Je t’aime.