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La forêt était silencieuse. Les esprits restaient muets, attentifs aux derniers souffles du vieux chaman. La lumière avait commencé à décliner dans la profonde cathédrale de verdure. En de rares endroits, tout là-haut au sommet des arbres sans fin, le feuillage diaphane laissait s’infiltrer quelques lueurs zénithales tentant de se frayer un chemin dans le royaume des ombres.

Élianta se tenait agenouillée près de son maître. Allongé sur un tapis de lichen et de mousse, une mousse aussi douce que la peau d’un nouveau-né, il avait posé sa main dans la sienne. Elle restait là, à le contempler, admirant plus que jamais le vieil homme qui se préparait sereinement pour son dernier voyage.

Elle respira l’air humide délicieusement chargé des senteurs de la forêt et de la quiétude de l’instant. Elle n’était pas triste ; la mort n’est qu’un passage, elle le savait. Et elle avait appris à accepter de bon cœur tout ce que le ciel lui offrait : les épreuves autant que les plaisirs. Mais elle aurait tellement aimé rester près du vieux sage encore longtemps et continuer de recevoir son précieux enseignement…

La lumière autour d’elle se faisait de plus en plus douce, de plus en plus faible.

Pas encore prête à succéder à son maître, elle se demandait pourquoi les esprits le lui enlevaient… Quel était le message ?

Elle laissa son regard voguer sur les plantes ensommeillées.

Tout avait commencé dans son enfance. Petite, elle faisait des rêves prémonitoires, ce qui avait attiré sur elle l’attention de tout le village. On ne la regardait plus tout à fait comme les autres. C’était à la fois amusant et embarrassant. Quand elle atteignit l’adolescence, le chaman lui proposa de l’accompagner dans une quête de vision. En suivant à la lettre un rituel compliqué de chants et de danses aux mouvements répétitifs et étourdissants, elle quitta sa conscience pour laisser son esprit voyager dans les profondeurs de l’âme, là où le corps ne compte plus, où l’on se dépasse soi-même pour se connecter à une autre dimension, une dimension supérieure où le temps, devenu insignifiant, est dès lors infini… Elle se vit alors voler au milieu des plantes, et chacune émettait une musique particulière, très mélodieuse. Par cette musique, les plantes communiquaient avec elle. Elle leur posait des questions et obtenait naturellement des réponses, ce qui ne l’étonnait pas. Au réveil, elle interpréta sa vision comme un signe : elle serait elle-même chamane.

Le vieux sage prit en main son initiation, serein d’avoir enfin un successeur pour reprendre le flambeau le moment voulu. Élianta se sentait portée, certaine d’avoir trouvé sa voie, heureuse à l’idée d’avoir un rôle utile en contribuant à l’équilibre de sa communauté. L’équilibre… C’était la clé, selon le maître. Préserver l’équilibre, le rétablir quand nécessaire.

Le murmure du vieillard l’extirpa de ses pensées.

— Rappelle-toi que tu ne devras jamais tirer fierté de tes guérisons, sinon le mal que tu auras extrait du souffrant restera en toi.

Élianta acquiesça pour rassurer son maître. Mais sa préoccupation était tout autre. Pour tirer fierté de tels actes, encore faudrait-il qu’elle fût en mesure de les accomplir. Son initiation restait inachevée… Serait-elle capable de parfaire par elle-même la maîtrise de cet art si difficile ? Non seulement un chaman est un guérisseur, mais il doit aussi tenter de résoudre nombre de difficultés de la communauté, qu’elles aient trait au temps qu’il fait, aux pénuries de gibier, aux conflits… Elle pouvait certes continuer d’apprendre au fur et à mesure de sa pratique, mais comment ne pas se discréditer par ses tâtonnements ? On jugeait les chamans sur leurs résultats, pas sur leur titre. D’autant plus qu’elle n’avait pas été initialement désignée par le clan. Sa vocation provenait d’une intuition personnelle, une révélation intime…

— Souviens-toi aussi de ton serment : ne jamais dire de mal de personne, critiquer, ni colporter de paroles négatives.

Élianta hocha la tête.

Ses pensées revenaient toujours à la même question : quel message les esprits lui envoyaient-ils en la privant de son initiateur ? S’agissait-il d’une épreuve pour tester sa volonté, sa capacité à s’accrocher et apprendre par elle-même ? Ou était-ce au contraire le signe qu’elle devait arrêter, que cette mission ne lui était pas destinée ? Se serait-elle illusionnée ? Ce qu’elle baptisait son intuition n’était peut-être que l’expression d’un désir personnel… Elle acceptait son destin quel qu’il fût, mais, justement, quel était-il ?

Un craquement se fit entendre, au loin, suivi d’un bruissement de feuilles et de quelques cris de singes. Une branche s’était détachée d’un arbre.

Le vieux sage regardait intensément Élianta, les yeux pleins de compassion et de bienveillance. Elle devina qu’il avait compris ses interrogations. Pourquoi douter d’elle-même alors que lui, le maître, lui faisait confiance ? Il ne pouvait se tromper…

Elle se détendit, respira profondément et lui sourit à son tour. Avec le temps, la bonté du vieillard s’était gravée sur son visage, et ses merveilleuses rides révélaient la beauté de son âme. Ses yeux étincelaient d’une lumière intense, celle de l’amour infini dont seuls sont capables ceux qui ne connaissent plus la peur.

Sans prononcer un mot, elle exprima du regard sa profonde gratitude pour tout ce qu’il lui avait donné. Puis elle se mit à prier, en tenant sa main, intensément présente avec lui.

Le crépuscule achevait d’envelopper la terre de sa pénombre mystérieuse, distillant les prémices d’une fraîcheur salvatrice. Les lianes suspendues aux arbres monumentaux ressemblaient maintenant à de grandes orgues végétales. Les plantes continuaient d’encenser l’atmosphère de leurs parfums envoûtants. Les yeux du vieil homme s’animèrent d’une expression rieuse, ses lèvres d’un sourire.

Un faucon s’envola dans un froissement d’ailes, tournoya quelques instants au-dessus d’eux, puis s’éleva, franchit le toit de la forêt et s’évanouit dans le ciel.