Il y avait foule, ce jour-là, sur la grande place du village. Les Indiens, qui travaillaient de plus en plus, n’avaient qu’un jour de repos hebdomadaire, le dimanche. Tout le monde l’appelait « le jour de Gody ». C’était en effet chaque dimanche que ce dernier présentait ses nouvelles créations, et les villageois se pressaient pour venir découvrir ce qui allait leur permettre de se défaire des coupous durement gagnés pendant la semaine.
Ce jour-là, la foule était encore plus nombreuse que d’habitude car le Jungle Time de la veille avait annoncé que Krakus serait présent pour faire une déclaration. Des changements devaient avoir lieu dans la vie au village.
Sandro se glissa parmi les Indiens. Ils étaient tous bardés de lianes tressées qu’ils portaient en colliers, en ceintures, en bracelets, et, bien sûr, de sacs Woorara. La plupart des hommes avaient en outre leur arc en bandoulière ou à l’épaule. Le soleil faisait luire les corps moites, ravivant la couleur des peintures traditionnelles sur les visages, exhalant des odeurs âpres et acides. La chaleur humaine s’ajoutait à celle de l’atmosphère.
De toutes parts, des conversations animées produisaient une bruyante cacophonie sur la place. Des nuages épars traversaient le ciel à vive allure, leurs ombres s’avançant sur la foule comme la main géante d’un dieu menaçant.
Soudain, Krakus apparut sur scène entouré de ses sbires, bientôt suivis de Gody. Les conversations s’évanouirent et chacun se concentra. Le silence inonda la grande place tout entière. Krakus balaya lentement l’assistance d’un regard mystérieux issu de pensées indéchiffrables.
Puis sa voix s’éleva, plus froide qu’à l’accoutumée, et les spectateurs s’immobilisèrent instinctivement.
— J’ai pris une décision, annonça-t-il. À partir de ce jour, nous arrêtons la vente des créations de Gody. Vous apprendrez à vous en passer.
La foule demeura parfaitement silencieuse. Sandro pouvait lire l’incompréhension sur les visages. Krakus les toisait, guettant visiblement leurs réactions.
— J’ai aussi décidé d’interdire la vente des sacs Woorara.
Les Indiens restaient figés, comme frappés de stupéfaction devant ces annonces inattendues qu’ils ne comprenaient pas.
Les nuages accéléraient leur allure dans le ciel, leurs ombres gigantesques balayant l’assistance immobile comme un projecteur de pénombre.
Soudain, la voix de Hakan émergea de nulle part.
— J’ai le droit de continuer ! Tu ne peux pas m’en empêcher !
Un murmure parcourut la place de part en part, se muant bien vite en onde de protestation.
Krakus devait l’attendre, car la froideur de son visage céda la place à un sourire à peine perceptible, qui trahissait une certaine satisfaction.
— Autre chose, reprit-il d’une voix plus forte. À compter de ce jour, les spectacles seront interdits dès lors qu’ils comportent des scènes violentes.
Une rumeur d’indignation monta de l’assistance. Des objections et des reproches fusèrent de toutes parts. Le désarroi se lisait sur les visages.
Krakus semblait hypnotisé par l’hostilité engendrée par ses propos. Il regardait la masse des mécontents avec une pointe de jubilation dans les yeux.
À côté de lui, ses sbires observaient d’un air soucieux la tournure des événements.
Krakus reprit la parole et continua d’égrener une à une les mesures confiscatoires de tout ce qu’il avait mis en place depuis son arrivée. À l’énoncé de chacune, les réactions se multipliaient, s’intensifiaient, l’obligeant à attendre avant de poursuivre. En moins d’une heure, toute la place était au bord de l’insurrection. La colère grondait, des cris de rage fusaient de toutes parts.
Krakus semblait fasciné par cette révolte, cette foule galvanisée par ses propos, unie contre lui, cette foule dont il devait percevoir le cri comme la preuve irréfutable de son pouvoir à lui, ce pouvoir qu’il avait tant de mal à cultiver, qu’il avait peut-être même désiré toute sa vie.
Il restait là, imperturbable, debout face au peuple qu’il bravait. On sentait qu’il mesurait sa toute-puissance à l’aune de l’opposition qu’elle engendrait.
Sandro vit une épaisse fumée noire s’élever dans le ciel tourmenté, en provenance du camp des étrangers. On avait mis le feu aux huttes.
On entendit soudain un grand fracas. Des jeunes en colère avaient abattu les piliers de la maloca et celle-ci venait de s’effondrer.
Krakus, porté par le désastre qu’il générait, continuait de proclamer ses nouvelles règles, d’une voix puissante et ténébreuse.
— À compter de ce jour, les vidophores sont interdits…
La protestation vira à l’émeute. Des mouvements de foule poussèrent les gens les uns sur les autres, sous une avalanche de cris et de menaces.
Le ciel anthracite se mit à tonner. Un orage sec, sans une goutte de pluie.
Krakus semblait au bord de l’extase.
Tout à coup, un sifflement traversa l’espace tandis qu’une flèche fendait l’air au-dessus de la foule à la vitesse de l’éclair. Tout alla très vite. Sandro la vit se planter dans l’abdomen de Krakus qui écarquilla les yeux dans une expression de surprise plus que de douleur. La foule se tut instantanément. La place entière retint son souffle dans un silence soudain et total. Puis très vite trois autres sifflements déchirèrent ce silence, touchant en plein cœur les hommes de Krakus qui s’effondrèrent.
Krakus s’affaissa sur lui-même avant de tomber à genoux. C’est alors que son regard, balayant l’assistance, rencontra celui de Sandro et ne le lâcha plus. Ses yeux remplis de haine disaient qu’il avait compris, qu’il savait que Sandro l’avait manipulé. Il entrouvrit les lèvres pour parler, mais aucun son ne sortit. Seul un affreux rictus déforma sa bouche. Alors il leva lentement vers Sandro un doigt accusateur. Son bras se mit à trembler, d’abord légèrement, puis de plus en plus, et il s’effondra face contre terre.
Sandro regarda mourir le seul homme capable de le ramener chez lui. Puis, lentement, très lentement, il tourna les yeux vers la forêt, la forêt sombre et profonde. Dans le ciel torturé, les nuages agglutinés avaient viré au noir.
On ne revient jamais de la selva amazónica.