16

Ne tire jamais fierté d’une guérison, lui avait dit son maître. Ou le mal que tu as extrait du malade restera en toi.

Élianta avait bien intégré la leçon. Dès lors, pourquoi serait-elle à l’inverse honteuse d’un échec ? L’exercice de ce qu’elle sentait être sa mission ne répondait pas à un besoin de reconnaissance qui serait ou non assouvi selon le résultat obtenu. Sa vocation allait au-delà, bien au-delà. Elle sentait que c’était le rôle qui devait être le sien dans la communauté. Son échec de l’autre jour signifiait simplement qu’elle avait encore besoin de se préparer, seule désormais. Il lui manquait juste un peu de volonté pour s’y mettre, ces derniers temps. Elle avait tendance à passer chaque jour de longues heures à se détendre devant le vidophore, puis à remettre à plus tard son projet. Mais bon, il n’y avait pas d’urgence.

En attendant, son peuple pouvait heureusement compter sur Krakus qui avait réussi à les sauver d’une mort mystérieuse. Quelle chance que ces étrangers aient parmi eux un chaman ! Sans lui, c’est toute la communauté qui aurait été en péril…

Élianta s’approcha de la grande cascade et s’assit sur la berge. Quel bonheur de pouvoir contempler le ciel et le soleil… Elle était tellement habituée au plafond de feuillage que cette trouée de lumière lui donnait presque une sensation de vertige. Le ciel semblait tellement haut, tellement vaste…

Elle respira à fond, emplissant lentement ses poumons de cet air qui lui paraissait toujours plus frais au-dessus de la rivière, quand on entendait le son fracassant de l’eau brassée au pied de la cascade, vingt mètres plus bas.

Krakus avait réussi, à la suite de ses exploits, à convaincre tout le monde de mettre en œuvre ses idées étranges sur l’organisation du village, que jusque-là elle était parvenue à empêcher. Elle le regrettait profondément, persuadée que, sur ce point, il se trompait.

Le village s’était mis en branle pour construire une multitude de petites huttes familiales, elles-mêmes cloisonnées en pièces. Chaque enfant dormait seul, isolé de ses frères et sœurs, de ses parents, comme s’il était exclu, puni, banni de la communauté.

Élianta trouvait ça triste, tellement triste… Elle-même habitait dorénavant dans une hutte individuelle, seule, toute seule, si seule… Elle qui aimait tellement partager sa vie avec les autres, rester connectée… La maloca, délaissée, demeurait désespérément vide, abandonnée.

Gody avait construit plusieurs vidophores, et ceux-ci avaient été répartis un peu partout dans le village, si bien que l’on ne se rassemblait même plus le soir devant le grand feu. Seul le Jungle Time réunissait les gens, mais ça ne durait pas longtemps, et ensuite chacun retournait s’isoler. On ne partageait même plus les repas…

Élianta pensait sincèrement que Krakus avait tort, mais désormais tout le monde le suivait aveuglément.

Tout autour du village, on avait érigé des palissades, de grands panneaux de bois qui les séparaient de la forêt, de la nature, et les isolaient un peu plus… Certes, pour les égayer un peu, Krakus avaient fait réaliser des peintures, de grandes fresques colorées qui représentaient des scènes de vie. Chose surprenante, les femmes représentées étaient toutes très minces, et pourtant elles avaient des seins très gros. Pas très réaliste, mais bon, n’était-ce pas le propre de l’art ?

Le soir, on allumait maintenant des feux un peu partout dans le village, si bien que l’on ne pouvait plus apercevoir ici ou là des étoiles briller comme autrefois à travers les branches. Pourtant, on avait beaucoup défriché, il n’y avait presque plus d’arbres dans l’enceinte de la communauté. Ça n’apporte rien et ça attire de sales bestioles, avait dit Krakus.

Élianta se leva et prit le chemin du village. En s’approchant, elle perçut le joli son des tambourins. Krakus avait insisté pour qu’il y ait de la musique en permanence aux quatre coins du village. Alors hommes, femmes et enfants se relayaient pour jouer divers instruments. C’était agréable, même si le bruit de fond continu empêchait d’entendre le vent dans les arbres, les oiseaux qui chantent, l’eau des ruisseaux…

Elle arriva en vue de la grande place déserte et eut soudain une idée. Pour compenser l’isolement des gens, on pouvait organiser des activités qui rassembleraient tout le monde. Mais bien sûr ! C’était une solution ! Pour éviter l’éparpillement de chacun après le Jungle Time, elle allait proposer de se réunir pour danser, se raconter des histoires, bref, partager tout ce qui pouvait l’être. Et elle allait demander à Mojag s’il voulait bien venir beaucoup plus souvent dire ses contes, peut-être même tous les soirs ? S’il acceptait, ce serait fantastique !

En approchant de sa hutte, elle vit, assis sur le talus, un petit garçon en larmes qui sanglotait, le visage entre ses mains. Elle s’agenouilla à côté de lui.

— Qu’est-ce qui t’arrive, mon petit ?

L’enfant ne répondit pas et continua de pleurer.

— Si tu me racontes tes malheurs, je pourrai peut-être t’aider.

— C’est le monsieur, dit-il entre deux sanglots. Il ne veut plus que je dorme avec maman.

Sur ce, ses pleurs reprirent de plus belle.

— Tu vas peut-être t’habituer…

— Non, dit-il en secouant la tête vigoureusement.

Élianta lui prit la main.

— Respire, respire.

— J’ai… pas dormi… de la nuit, dit-il, les mots hachés par les spasmes. J’avais… trop peur, et… ma maman me manquait.

Élianta eut un pincement au cœur.

— J’ai vu… le monsieur… aujourd’hui, reprit l’enfant, il a dit… que je dois… retourner dormir seul… ce soir.

— Tu lui as expliqué que tu avais peur ?

— Oui.

La petite main qu’elle serrait dans la sienne était bouillante. Le pauvre petit était dans tous ses états.

— Bon, dit-elle. Écoute, n’insiste pas. N’en parle plus avec lui. Va te coucher dans ta chambre, attends un peu, et ensuite relève-toi tout doucement et va te glisser dans le lit de tes parents. Je suis sûre que ta maman ne dira rien.

Le petit garçon se redressa et tourna vers Élianta ses yeux mouillés. Tout son petit visage était trempé.

— Tu crois ?

Élianta acquiesça en souriant.

*

Sandro fixa longuement l’assiette de manioc bouilli posée devant lui, puis il la repoussa avant d’enfouir sa tête entre ses bras croisés sur la table. S’alimenter deviendrait bientôt aussi pénible que trouver le sommeil. Il n’avait plus envie de rien…

Il soupira comme si l’air expulsé pouvait emporter son cafard, un cafard stagnant en lui comme la vase sur la berge du fleuve.

Marc Aurèle lui apparut en vision. Il posait sur lui un regard grave. « Il est honteux que ton âme renonce à la vie avant ton corps », dit le philosophe.

Sandro cligna des yeux.

Pourquoi les pensées de l’empereur le poursuivaient-elles ?

— Je les supporte plus !

La voix de Krakus. Sandro leva la tête. L’autre balança son sac sur la table et s’affala sur un rondin de bois faisant office de tabouret. Un peu essoufflé et couvert de sueur, il respirait bruyamment.

— Que se passe-t-il ?

La mauvaise humeur de Krakus était presque réconfortante pour Sandro. Il n’était plus le seul à souffrir. Il se sentit soudain presque mieux…

— Les sauvages ont suivi Élianta qui les rassemble maintenant tous les soirs. Ils ne vont dans leurs huttes individuelles que pour dormir. On parvient pas à les isoler vraiment les uns des autres.

Sandro le regarda.

— J’en ai marre, reprit Krakus.

Il sortit son sachet de tabac et se roula une cigarette.

Sandro se leva et réunit ses pensées en faisant quelques pas à proximité de la table.

— Bon. OK. On n’y arrivera pas comme ça. Ils ont trop de bonheur à être ensemble. On va s’y prendre plus subtilement.

Krakus le regarda, attentif. Sandro reprit :

— On va les séparer tout en leur donnant l’illusion de rester connectés.

Un court silence.

— C’est pas encore clair mais ça me semble vicieux à souhait.

— On va leur faire croire que les relations humaines se limitent à des échanges d’informations, de messages. On va occulter tous les autres niveaux de la relation, comme s’ils n’existaient pas.

— Les autres niveaux ?

— Tout ce qui passe inconsciemment entre deux personnes qui se regardent dans les yeux. Le dialogue des âmes…

Krakus prit un air songeur.

— Moi, quand je parle à une femme, je ne la regarde pas que dans les yeux…

— La beauté d’une personne se cache derrière le voile de son regard.

— Chez une femme, c’est derrière le voile de sa robe…

— Sous le voile du regard, on entrevoit l’âme. Les yeux sont la porte de l’âme.

— Sous le voile de la robe, on entrevoit…

— Calme-toi, Roberto.

— Et c’est la porte de…

— Calme-toi.

Krakus porta la cigarette à sa bouche et gratta une allumette.

— Je disais donc, reprit Sandro, qu’on va occulter toute la magie de la rencontre des âmes qui fait l’intérêt de toute relation humaine, pour ne leur laisser que la couche superficielle : l’échange d’informations.

Krakus tira une bouffée.

— Ouais, c’est toujours pas clair pour moi. Quand je parle à quelqu’un, c’est pour lui dire quelque chose, non ? C’est bien pour lui donner une info, pas pour faire des papouilles à son âme !

— Pas du tout. Chaque jour, des millions de gens se croisent et s’abordent en parlant du temps qu’il fait. Tu crois vraiment qu’ils ont l’intention réelle d’échanger des données météorologiques ? En fait, tout le monde s’en fout, de la météo. C’est un prétexte pour créer une relation, pour échanger quelque chose de non palpable auquel on ne sait pas donner un nom.

— Mouais…

— Il faudrait trouver un moyen pour que nos Indiens continuent d’échanger des informations sans leur offrir le reste. Les cantonner à un niveau factuel et appauvrir ainsi leurs relations. Les déshumaniser…

— C’est un peu fumeux tout ça.

Krakus tira sur sa cigarette, attendit quelques instants, songeur, puis libéra la fumée en volutes légères qui s’élevèrent en direction des arbres.

— J’ai une idée, dit Sandro. Il nous faudrait une équipe de gamins qui se chargeraient de transmettre des messages écrits aux uns et aux autres. On les équiperait d’une clochette, et chacun sonnerait en arrivant devant la hutte du destinataire, avant de déposer son petit mot à l’entrée et repartir. Comme ça, les Indiens n’auraient plus à sortir de chez eux pour se dire des choses. Ils se sentiraient connectés alors qu’en fait ils seraient plus isolés, et ils éprouveraient donc encore plus le besoin de communiquer entre eux…

— Donc ils auraient encore plus besoin de nos gamins…

— Qui ne feraient en fait qu’aggraver le problème en maintenant l’isolement…

— Génial !

Krakus prit une bouffée.

— Et c’est pas trop compliqué à organiser.

— Je pense que les enfants devraient être partants. Ça va les amuser.

Krakus le regarda d’un air vicieux.

— Attends un peu. On va pas demander aux gamins de faire ça bénévolement. J’ai une meilleure idée. Ils vont être payés pour ça.

— Par qui ?

— Par les Indiens, bien sûr ! On va les faire racker, ça leur fera une deuxième raison d’être malheureux !

— T’oublies une chose : ils n’ont pas d’argent. Pas de monnaie, je veux dire.

Krakus réfléchit pendant quelques secondes.

— C’est pas un problème. On va leur en créer une.

— Comment ?

— Je vais réfléchir. Laisse-moi faire.

Sandro s’assit à table en face de Krakus, prit sa gourde et but une gorgée d’eau. Soudain on entendit des éclats de voix. Sandro se retourna.

Un groupe d’hommes se dirigeait vers la forêt, les arcs à l’épaule, escortés par une ribambelle d’enfants. Sandro se sentit mal.

— Tiens, tiens, dit Krakus.

Sandro but une gorgée.

— Anoki ! cria Krakus.

— Tais-toi ! supplia Sandro à voix basse.

— Viens voir !

— Ça va pas, non ?

Un gamin se dirigea vers eux en courant.

Sandro détourna les yeux.

— Ils vont où, les hommes ? demanda Krakus.

— Ils partent à la chasse. Toute la nuit ! répondit l’enfant fièrement.

Il s’était placé tout à côté de Sandro, tellement proche que celui-ci, interdit, pouvait sentir l’odeur de sa peau.

— Et Zaltana, elle est où ?

— Maman, elle reste au village.

— Allez, sauve-toi !

Le gamin rejoignit la troupe en courant. Krakus les observa de loin.

— Je t’interdis de faire venir les Indiens près de moi ! souffla Sandro.

— C’est juste un bambin.

— Ne recommence jamais.

Krakus écrasa sa cigarette sur la table puis la chassa par terre d’un revers de main.

Sandro ferma les yeux et soupira.

— Je veux qu’on accélère. J’en ai assez de tout ça.

Krakus fronça les sourcils.

— Un geste de ta part et on les zigouille. Tu me dis.

— Non, non… C’est pas ça… On reste sur nos plans, mais je veux que ça aille plus vite.

— Pas de problème. Dis-moi les prochaines étapes.

Sandro respira profondément.

— On les a coupés de la nature, on est en train de les couper des autres, il faut aussi les couper d’eux-mêmes : en les influençant sur leurs envies, dans tous les domaines, afin que leurs décisions soient le fruit d’une influence extérieure et non d’un désir intérieur personnel.

— J’ai déjà commencé. Sur le plan physique.

— Il faut le généraliser.

Krakus leva les yeux en direction du groupe d’hommes et d’enfants.

— Eh bien, pour commencer, utilisons les gamins qui porteront les messages. Demandons-leur d’en profiter pour proposer des choses attirantes, je sais pas moi… des trucs à bouffer par exemple…

— C’est une idée à creuser, oui.

Krakus acquiesça, l’air content de lui.

— Il y a encore autre chose à faire, dit Sandro.

— Oui ?

— Il faudrait aussi couper les Indiens de leur propre nature. Je voudrais faire en sorte qu’ils ne puissent plus se sentir.

— Tu voudrais qu’ils s’engueulent tous ?

— Non, qu’ils ne puissent plus se sentir au sens propre… Je voudrais bloquer leur communication olfactive.

— C’est quoi encore, ce truc ?

— Une partie de notre communication passe par nos odeurs. C’est totalement inconscient, mais c’est important.

Krakus explosa de rire.

Sandro détesta ce rire. Cet abruti de Krakus se moquait de lui.

— C’est quoi ce délire ?

— C’est pas un délire. Des recherches ont été menées dans ce domaine. Elles ont montré des choses étonnantes.

— Comme quoi ?

Sandro soupira.

— Tu t’intéresses au délire des autres, maintenant ?

— Vas-y, dis-moi…

Sandro se fit désirer quelques instants.

— Eh bien, par exemple, on s’est rendu compte que l’odeur était ce qui déterminait le plus notre sentiment amoureux, notre attirance pour quelqu’un.

— Mouais, parfois c’est aussi ce qui nous repousse le plus…

— Des scientifiques ont fait une expérience. Ils ont bandé les yeux d’un homme puis ont aligné devant lui une dizaine de femmes.

— Ça me plairait bien, moi, ce genre d’expérience.

— Ensuite, ils lui ont demandé de s’en approcher et de sentir chacune d’elles.

— Les sentir ?

— Oui.

— Les scientifiques demandent à un mec de renifler des femelles ? Et ils sont payés combien pour faire ces expériences avec nos impôts ?

— Les yeux bandés, l’homme devait classer les femmes selon l’ordre décroissant de sa préférence pour leur odeur corporelle.

— N’importe quoi !

— Les chercheurs ont ensuite identifié le code génétique de chacune, et ils ont montré que la préférence de l’homme va pour la femme ayant les gènes les plus éloignés des siens. Or on sait que c’est une condition pour optimiser la reproduction : plus les gènes des parents sont différents, plus les enfants sont en bonne santé.

— Ah ouais ?

— Le volontaire a donc classé les dix femmes, en allant de celle dont il préférait l’odeur à celle qu’il aimait le moins. Son classement correspond parfaitement au classement de leurs gènes, des plus éloignés aux plus proches.

— C’est renversant. Je pouvais pas vivre sans savoir ça.

— Je veux que tu demandes à Gody d’inventer des parfums et tu les distribueras à tout le monde. Je veux brouiller leur communication olfactive. Et, accessoirement, ils percevront moins les senteurs naturelles des fleurs, des plantes et de la forêt. Ils en seront donc un peu plus coupés encore…

— Tout ce que tu veux.

— Sur ce, je vais me reposer. Je ne me sens pas bien.

Krakus fit un geste de la main. Il s’éloigna tranquillement en faisant mine de se parler tout seul à voix haute.

— Ah, si ma mère me voyait ! Que fais-tu dans la vie, mon chéri ? Je m’occupe de la communication olfactive des Indiens d’Amazonie, maman. Et dire qu’il y en a qui se font chier derrière un bureau. Elle est pas belle, ma vie ?