Tuer le temps.
Sandro n’en pouvait plus de rester dans sa hutte, livré à sa déprime. Pas plus que de faire trois pas dans le petit espace défriché devant.
Rester seul avec lui-même était la pire des choses. Rien pour accaparer son esprit, rien pour le détourner de l’absurdité de sa vie. La vengeance était sa seule activité. Son seul divertissement, aurait dit Blaise Pascal, qui avait tout compris : l’homme a bel et bien besoin de s’adonner à toutes sortes d’occupations, qu’elles soient physiques, intellectuelles ou émotionnelles, pour éviter à tout prix de s’interroger sur lui-même, sa vie, le sens de son existence, et être confronté à l’insupportable absence de réponse et à la mort… De l’investissement dans les tâches professionnelles à l’abandon de soi dans le plaisir en passant par toutes les formes de distraction, l’homme faisait tout pour oublier, pour s’oublier…
Ces maudits Indiens n’étaient pas en proie à ce genre de choses… Puisqu’ils se voyaient faisant partie d’un Tout qui les dépassait en les englobant, ils acceptaient même la mort, convaincus que leur âme ferait toujours partie de l’univers.
D’où leur sérénité, leur décontraction, leur confiance dans la vie…
Sandro se dit qu’avec l’aide de Krakus il parviendrait à les couper de ce Grand Tout, à les isoler, à détruire leurs croyances en un lien invisible qui unit tous les êtres vivants, hommes, animaux et plantes. Il allait les confronter au vide d’une vie purement individualiste et, devant cet abîme d’absurdité, ils ressentiraient le vertige d’une existence dénuée de sens. La peur de la mort surgirait alors en eux, et il suffirait de les abreuver de divertissements pour qu’ils passent complètement à côté de leur vie.
Tuer le temps…
Si seulement il avait apporté des livres… Certes, il ne voulait plus lire une seule ligne de philosophie, il ne supportait plus ces paroles de sagesse qu’il ne parvenait plus à mettre en application et qu’il vivait désormais comme de vaines leçons de morale jalonnées d’appels à pardonner, renoncer à sa vengeance, tourner la page. Autant de préceptes inaudibles lui présentant un miroir d’où jaillissait l’échec de sa propre existence.
On avait brisé sa vie deux fois : en lui retirant sa femme et en détruisant son équilibre. Ou plutôt son début d’équilibre… Certes, il maniait avec beaucoup d’aisance les idées, les concepts de sagesse, mais était-il devenu un sage pour autant ? Non… Ce décalage criant lui faisait honte. Après des années de travail sur lui-même, il était à peine parvenu à prendre un peu de hauteur sur les événements et à relativiser les problèmes du quotidien. Ah, le quotidien… Comme il est plus aisé de disserter sur les grands principes que de faire face au jour le jour aux soucis qui se mettent en travers de son chemin… Mais il avait quand même, au fil des ans, remporté d’infimes victoires sur lui-même, commençant progressivement à lâcher prise sur son image, l’envie d’être reconnu, le besoin d’avoir raison, s’abstenant de réagir sans cesse aux critiques injustifiées ou aux méchancetés des autres, apprenant lentement à tourner la page des regrets, à renoncer à la nostalgie des bonheurs passés, ces sables mouvants de mélancolie dans lesquels il avait souvent eu la complaisance de s’abandonner. Il était même parvenu à se libérer un peu, juste un peu, de l’étreinte des envies, apprenant à jouir davantage de chaque instant de la vie, de ses relations, de son travail, sans rien désirer d’autre que ce qu’il avait déjà…
Tous ces efforts, tout ce travail sur soi pour ressentir enfin l’avant-goût du bonheur… En quelques minutes, le drame avait fait voler en éclats ces années de progrès, le tirant vers le bas, le plongeant dans l’abîme du chagrin, de la haine et du malheur. Après avoir connu un début d’éveil, il était redevenu un profane en proie à ses souffrances. Et maintenant il sombrait dans les ténèbres de l’âme.
Tuer le temps…
Il aurait au moins pu apporter des romans, des polars, de quoi s’évader, s’aérer l’esprit, rêver… Rien. Il n’avait rien, et se retrouvait seul en la pire compagnie au monde : lui-même.
Il pouvait aller faire un tour dans la jungle, mais comment éviter d’y croiser les Indiens ?
Il hésita longuement, puis, n’y tenant plus, il finit par se décider. Il enfila ses rangers, son treillis, un chapeau de protection, et franchit le seuil de la hutte. L’air chargé de la chaude humidité du sous-bois avait une odeur de lichen, de mousse.
Il entendit soudain des éclats de voix et s’immobilisa. Les sbires de Krakus sortaient de l’enclos du médecin, portant à deux une grande jarre qui semblait lourde. Ils prirent la direction du village.
— Je m’en fous, j’en prendrai quand même, dit l’un d’eux.
— Déconne pas. Gody a dit que c’était réservé aux Indiens, qu’il fallait pas y toucher.
— Écoute, je veux bien jouer les barmans, mais alors faut pas me demander de rester sobre.
— Gody a dit que c’était pas de l’alcool.
— Il a dit ça pour qu’on n’en prenne pas !
— Mouais. Mais si c’était juste un apéro normal, Krakus se serait pas adressé à Gody pour le préparer…
Sandro attendit que les voix s’éloignent, puis il prit la direction opposée, s’enfonçant prudemment dans la forêt. Ses yeux balayaient le sol à l’affût des serpents et, régulièrement, il marquait une pause pour regarder autour de lui. Le dominant de toutes parts, les arbres hébergeaient un enchevêtrement de lianes, comme des filets dressés pour le capturer. Après quelques minutes, il se retourna. On ne voyait déjà plus les huttes. Il prit soin d’avancer tant bien que mal en ligne droite pour ne pas se perdre, contournant la végétation en évitant de la toucher pour ne pas risquer l’agression d’une araignée venimeuse. Dire qu’il se trouvait au beau milieu d’une forêt grande comme un océan… Ça lui donnait le vertige. Sans Krakus, il lui serait totalement impossible de retrouver le chemin de la civilisation. Sa vie était entre ses mains.
Il repensa à New York, et le mal du pays lui fit un nœud à l’estomac, comme un vide intérieur. Sa vie d’universitaire lui manquait. Sa femme qu’il ne reverrait jamais. Son appartement. La vue magique du trente-septième étage sur les tours, le soir. Les milliers de fenêtres illuminées. Sirènes incessantes et lumières scintillantes. La vie partout. Intensément…
Il avança lentement et tomba sur un ruisseau. Peut-être celui qui alimentait le village. Il décida de le suivre en en remontant le cours. Au son du clapotis de l’eau, l’air lui sembla plus frais. Une illusion de plus… Il commença à se détendre un peu. À respirer. Il ferma les yeux et inspira profondément, tentant de chasser ses angoisses, de se vider l’esprit. Juste ressentir l’air, sa saveur, sans penser à rien… La tête vide… Garder la tête vide…
L’image de Marc Aurèle lui apparut, étrangement vêtu d’une toge blanche, lui qui n’en portait presque jamais. Marc Aurèle… L’empereur philosophe était l’un des sages qu’il avait le plus admirés… Comme Sandro, il avait une nature portée à la tristesse. Mais il était parvenu à prendre le dessus. Loin d’être un penseur coupé du monde et des tracas du quotidien, il était l’un des seuls philosophes à avoir eu une vie professionnelle distincte dans laquelle il n’avait cessé d’appliquer ses principes. Les immenses responsabilités de l’Empire romain, les conflits, les complots et les guerres ne l’avaient pas détourné de la sagesse. Même sur les champs de bataille, il s’était comporté en philosophe…
Sandro secoua la tête et rouvrit les yeux. Il regarda autour de lui. Tout ce fouillis végétal… Il reprit sa marche le long du ruisseau et finit par arriver en vue d’un bassin naturel, entouré d’arbustes d’un vert profond aux feuilles lustrées, de buissons fleuris et de bambous. Un rocher plat d’un noir étincelant reposait à proximité. Des fleurs sauvages bleues et roses. Sandro s’arrêta, touché malgré lui par le site, son calme et la sérénité qui s’en dégageait.
Soudain il se figea, tandis qu’un frisson parcourait son corps. Il y avait quelqu’un dans l’eau… Une femme… Il retint sa respiration et sentit son sang battre dans ses veines. Fort heureusement, elle lui tournait le dos. Sandro n’osait plus bouger, contraint de fixer cette Indienne, cette ennemie…
Soudain, il se dit qu’elle n’était peut-être pas seule. Sans faire un geste, il scruta l’espace autour de lui à la recherche d’autres humains, mais ne vit rien. Tendu, il regarda de nouveau vers le bassin.
Elle avait les bras étendus en croix pour s’appuyer sur une branche flottant au ras de l’eau. Il ne pouvait voir son visage, mais distinguait ses cheveux rassemblés en une longue tresse à moitié immergée, sa nuque et le haut de son dos, finement creusé entre les omoplates par les bras ouverts.
Un oiseau siffla sur la gauche et elle tourna la tête dans sa direction, offrant à Sandro son profil. Il se souvint d’avoir déjà croisé son regard quelque temps auparavant à proximité de sa hutte.
Il resta immobile, ne sachant que faire, désirant plus que tout rester invisible, mais ne quittant pas des yeux la jeune Indienne. Il se sentait hypnotisé, ses forces et son pouvoir de décision happés par le temps suspendu, comme par magie. Son esprit était endormi et ses sens absorbés par la vision de cette scène, le léger clapotis de l’eau du ruisseau, la lumière filtrant à travers les plantes, l’air doux délicatement parfumé des essences de la jungle.
Soudain elle s’élança en avant, glissant dans un mouvement qui fendit l’eau en douceur, y dessinant des ondes régulières qui rejoignirent les berges comme des vagues ensommeillées. Puis elle prit pied et se releva, remontant lentement vers la rive opposée. Sandro voyait son dos se révéler progressivement à lui, puis sa taille, très fine… Il ne pouvait détacher ses yeux de ce corps dénudé à la peau si lisse, si brune… Le haut de ses fesses apparut et Sandro réalisa soudain qu’il savourait malgré lui cet instant, et cette pensée le dégoûta.
Il se retourna et s’enfuit en courant.