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Élianta mit son sac Woorara sur l’épaule, puis se ravisa et le reposa. Depuis qu’elle savait que Krakus était à l’origine de sa création, elle le voyait différemment. Elle s’en voulait presque d’avoir craqué pour cet objet, et s’étonnait de sa difficulté à s’en détacher. Pourquoi se sentait-elle nue sans lui, presque fragilisée ?

Elle sortit de sa hutte. L’air chaud était chargé de l’odeur de la pluie tombée au petit matin et des essences de plantes qu’elle avait réveillées.

Elle croisa un gamin porteur de messages. Le pauvre marchait en boitant. La semaine précédente, il avait été sauvagement agressé par un jeune du village. Une attaque gratuite. L’agresseur avait reproduit geste pour geste une scène exhibée la veille dans un spectacle violent.

Élianta lui acheta une friandise. Depuis qu’elle avait renoncé à devenir chamane, elle passait son temps à grignoter.

Elle traversa le village d’un pas hésitant, bien que sa décision fût prise. Elle allait rencontrer Sandro. Lui seul, parmi les étrangers, semblait avoir une âme suffisamment éveillée pour accepter cette discussion. Elle pressentait qu’il avait le pouvoir de stopper Krakus dans la mise en œuvre des idées absurdes qui emmenaient son peuple à sa perte, le faisant glisser dans le malheur comme un caïman glisse sur la berge pour s’enfoncer dans les eaux boueuses du fleuve.

D’ailleurs, elle-même n’était-elle pas touchée ? Elle sentait bien sa propre dérive personnelle. Elle en arrivait presque à oublier l’équilibre de vie qui avait été le sien, oublier à quoi ressemblait cette plénitude qui avait été la sienne au quotidien. À ce rythme-là, elle aurait tôt fait de considérer normal l’état d’insatisfaction sous-jacente dans lequel elle se trouvait désormais et ce début d’addiction à tout ce qui pouvait lui procurer de vains plaisirs en compensation.

Elle devait parler à Sandro. Une sorte de trac la retenait, un sentiment confus qui émergeait dès qu’elle pensait à lui. Mais elle devait le voir. À tout prix.

Une fois le village traversé, elle ne prit pas le chemin menant au camp des étrangers, mais entra dans la forêt pour le contourner. Elle voulait l’observer pour s’assurer que Sandro serait seul.

En approchant des huttes, elle entendit des éclats de voix. Pas de chance… Puis la porte de Sandro s’ouvrit et Krakus apparut, visiblement de mauvaise humeur. Il prit d’un pas alerte la direction du village. Le silence reprit ses droits. Elle attendit un long moment puis sortit du bois.

Elle frappa timidement deux coups et ne reçut aucune réponse. Alors elle poussa doucement la porte. À l’intérieur, la lumière tamisée du soleil, filtrée par les bambous, projetait de pâles rayures verticales sur le mur d’en face. Au sol, abandonné sur une écuelle ébréchée, un bâtonnet à la pointe rougie se consumait en dispersant lentement dans l’atmosphère de fines volutes de fumée à l’odeur suave.

Sandro, étendu dans son hamac, avait les paupières fermées. Les cheveux noirs en désordre, il semblait endormi. Son torse se soulevait lentement au rythme de sa respiration. Élianta resta immobile un long moment à l’observer en silence, puis réalisa qu’il avait ouvert les yeux et posait sur elle son regard d’un bleu profond comme un ciel de crépuscule avant l’apparition de la lune. Il n’avait pas réagi en la voyant, ni manifesté la moindre surprise, mais le pli entre ses sourcils était réapparu.

Elle s’avança de quelques pas.

— Mon peuple est malade, Sandro.

Le pli s’accentua et son regard sembla se perdre dans le vague, comme s’il fuyait dans un état second. Puis elle l’entendit murmurer :

— Je le suis aussi.

— Je voulais dire… Il est malheureux.

Les yeux toujours flous, sa voix grave reprit :

— Ai-je l’air épanoui ?

— Il souffre…

Le regard bleu revint se poser sur elle. Un regard pénétrant.

— Moi aussi.

Elle ne comprenait pas sa réaction. Pourquoi refusait-il d’entendre ce qu’elle disait ? Pourquoi tout ramener à lui ?

— Les idées de Krakus sont à l’origine de tout ça. J’ignore s’il a conscience de ce qu’il fait, mais l’effet est désastreux. Il rend tout le monde malheureux… Il faut le stopper, Sandro.

Il la fixa un moment, avec une expression ambiguë, tourmentée. Il semblait en proie à mille pensées et émotions contradictoires.

— Krakus n’est peut-être pas responsable, finit-il par dire d’une voix caverneuse.

— Qui veux-tu que ce soit ? Sandro, il faut l’arrêter. Ça ne peut plus durer.

— Le coupable n’est pas celui que tu crois…

— Je ne cherche pas de coupable, je cherche le retour d’un équilibre de vie qui a été détruit. Aide-moi, Sandro.

Il avait l’air de plus en plus torturé, comme si elle lui demandait de trahir un ami. Comment pouvait-il prendre la défense de ce grossier personnage qui lui ressemblait si peu ?

Elle s’approcha tout près de lui.

— S’il te plaît, Sandro, fais quelque chose.

Il secoua doucement la tête, l’air dépité. Elle pouvait entendre sa respiration. Dans l’écuelle ébréchée au sol, le bâtonnet continuait de diffuser lentement sa fumée qui semblait se tordre sur elle-même dans l’espace.

— J’ai demandé à Krakus de tout arrêter, finit-il par dire. Il… a refusé.

Élianta se figea tandis que son espoir s’évanouissait. Elle avait cru sentir que Sandro aurait le moyen de l’influencer. Son instinct l’avait-il trompée ?

— Ce qui arrive maintenant me dépasse, dit-il.

Elle resta sans voix, profondément déçue et peinée. Les yeux dans le vague, elle finit par ajouter, songeuse :

— Ce ne sont pas les événements qui dépassent l’homme, c’est l’homme qui s’efface devant les événements.

Le silence absorba ses mots, prenant possession de l’instant.

— Je n’ai pas le pouvoir de lutter contre Krakus, finit-il par dire. Ici, je dépends totalement de lui. Mon sort est entre ses mains…

— On se grandit en s’oubliant au profit de la cause que l’on défend.

Elle vit dans ses yeux que ses mots l’avaient blessé et elle les regretta aussitôt. Malgré son fatalisme et la pointe d’égoïsme qu’il exprimait, elle restait touchée par la profondeur et la beauté d’âme qu’elle sentait en lui.

Le visage de Sandro se crispa soudain, comme s’il réprimait une grimace de douleur.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Rien, dit-il dans un souffle alors que son corps s’était imperceptiblement contracté.

Sans réfléchir à ce qu’elle faisait, dans un ancien réflexe de guérisseur, elle posa sa main sur son ventre. Surpris, il tourna la tête vers elle et leurs regards se touchèrent.

Elle lut dans ses yeux la même douleur qu’elle avait déjà vue dans le passé, une douleur qui l’avait émue, une douleur qui lui donnait malgré elle envie d’agir, de réconforter, de soigner.

Elle se mit à masser délicatement son ventre, ferma les yeux et… se laissa doucement glisser en transe, comme si son propre corps entrait en vibration avec celui qu’elle palpait. Tandis qu’elle laissait ses mains agir d’instinct, elle sentit renaître en elle un sentiment enfoui depuis longtemps, un sentiment délaissé, réprimé. Sa vocation abandonnée refaisait surface, se manifestait, se rappelait à elle comme un destin refusant d’être nié.

Sous ses doigts, la contraction, progressivement, se dénoua. Mais soudain Sandro lui saisit doucement la main.

— Non, dit-il. S’il te plaît, non.

Ses yeux bleus exprimaient maintenant un déchirement intérieur qui lui fendit le cœur.

Ils restèrent longtemps ainsi, immobiles, à se regarder en silence.

Puis Élianta se retourna et marcha lentement vers la porte. Elle s’apprêtait à sortir quand la voix profonde de Sandro la retint.

— C’est moi… qui suis à l’origine de ce qui arrive à ton peuple.

Élianta s’immobilisa.

— Je sais, dit-elle sans se retourner.

S’ensuivit un long silence et elle resta là, immobile, comme si ce moment était le dernier qu’elle devait passer en présence de cet homme qui la troublait tant.

— Qui te l’a dit ?

— Ton corps.