— Ça sert à quoi de peindre des troncs d’arbres ?
Alfonso regardait des Indiens à l’œuvre sur de grands fûts tronçonnés.
Krakus sourit.
— Ça permet à des bois-canons de ressembler à des amarantes.
— Ah…
— C’est bien fait, hein ?
— Ouais, ouais, c’est bien fait… Et… ça sert à quoi ?
— C’est pour le spectacle de ce soir.
Alfonso fronça les sourcils et prit un air gêné.
— Marco, il dit que tu t’amuses bien, qu’au début, les Indiens, on devait les liquider, et que maintenant on leur fait des shows.
— Oui, mais c’est des shows pour leur filer le bourdon. Pas pour leur faire plaisir.
— Ah…
— Viens par là, faudrait pas qu’ils nous entendent.
Il était temps de reprendre un peu Alfonso en main, histoire de ne pas le laisser seul à la merci de la mauvaise influence de Marco.
Ils s’éloignèrent et firent quelques pas dans le village. Pas un chat sur la place. Les Indiens devaient être occupés à cueillir des coupous en forêt. Il faisait très chaud, une chaleur sèche, pour une fois. Leurs grosses rangers soulevaient la poussière sur leur passage.
— Tiens, dit Krakus. Ce soir, par exemple, ce sera un numéro d’hommes forts. On va voir des hommes soulever des troncs d’amarante que personne ne peut porter, tellement ils sont lourds.
— Ouais…
— Sauf qu’en fait nos hommes vont soulever des bois-canons dix fois plus légers.
— D’accord…. Et en quoi ça leur file le bourdon ?
— Mets-toi à la place d’un spectateur. Si t’es un homme, tu sais que t’es pas capable d’en faire autant, donc t’as les boules. Si t’es une femme, eh bien, tu rêverais que ton homme il soit fort comme ça, donc t’as les boules qu’il le soit pas. Résultat : après le spectacle, chacun ira se coucher avec le cafard.
— Ah ouais, je vois. C’est pas un peu tordu, tout ça ? J’ai l’impression que tu te creuses la cervelle pour trouver des trucs pas possibles…
— Ben… C’est du psychologique, tu vois. C’est ce qu’on disait l’autre jour.
— Ouais…
— Il faudrait que je trouve l’équivalent pour les femmes. Un show où on montrerait des filles plus belles qu’elles le sont en réalité. Je sais pas encore comment faire, j’ai pas trouvé l’idée. Parce que tu vois, là encore, tout le monde aurait les boules, les femmes comme les hommes.
— Ouais, je vois.
Alfonso n’avait pas l’air très convaincu.
— Bon, j’ai eu une idée encore plus vicieuse.
Krakus retira son chapeau et s’éventa le visage. Il était en sueur. Le soleil cognait fort depuis qu’on avait abattu les arbres dans le village.
— J’ai imaginé une école nouvelle formule, dit-il. Je commence à peine à mettre ça en place auprès de la maîtresse. Mais ne dis rien à Sandro. Il est pas au courant et on ne sait jamais. Il pourrait refuser qu’on touche aux mômes. Je le sens de moins en moins, alors je me méfie.
— De toute façon, moi, je lui parle pas.
— Tu me diras, c’est lui qui m’a donné l’idée, sans le vouloir. L’autre jour, il me parlait de Descartes.
— De qui ?
— Descartes. Un philosophe français, paraît-il. Il est mort, je crois. Il a dit un jour : « Je pense, donc je suis. » Sandro dit que c’est des conneries.
— C’est des conneries ?
— Ouais. Il dit qu’au contraire nos pensées nous empêchent parfois d’être.
— D’être quoi ?
— D’être tout court.
— Ouh, là… Sandro, il doit parfois fumer en cachette des trucs d’Élianta…
— Non, c’est simple, en fait. Parfois, t’es tellement dans tes pensées que tu vois plus ce qu’il y a autour de toi, t’écoutes plus ce qu’on dit, tu sens plus rien. Donc, finalement, c’est comme si t’étais débranché de toi-même. Et Sandro dit que tes pensées ne sont pas la réalité. Quand t’es dans tes pensées, t’es comme dans un film, mais t’es pas dans ta vie. Donc, finalement, plus tu penses, et moins tu es.
Krakus sortit sa gourde et but une gorgée d’eau. Alfonso fit la moue.
— Mouais…
— Non, c’est pas fumeux, je t’assure.
— Bon, et quel rapport avec les mômes ?
— Eh bien, je me suis dit qu’on allait apprendre aux mômes, dès le plus jeune âge, à être à côté de leur vie. On va les conditionner à être uniquement dans les pensées, dans le mental, quoi. On va les enfermer dans leur mental, ne s’adresser qu’au mental, ne stimuler que leur mental, et les empêcher d’utiliser autre chose que le mental. On va leur enseigner des milliards de choses au niveau mental, et on va rien leur apprendre aux autres niveaux.
— C’est quoi, les autres niveaux ?
— Eh bien, Sandro dit que c’est apprendre à être bien dans sa peau, à l’écoute de son corps, apprendre à se connaître, à s’aimer, à avoir confiance en soi, à gérer ses émotions, apprendre à communiquer avec les autres, à les comprendre, savoir écouter, convaincre, se faire respecter, gérer les relations, résoudre ses conflits, comprendre ses peurs et aller au-delà, apprendre à apprécier la vie, à être serein… Bref, tout ce qui te permet de t’épanouir, quoi.
— Ah ouais ?
Alfonso sortit une feuille de coca et la mit dans sa bouche.
— Et non seulement on va pas leur enseigner ça, mais en plus on va les empêcher de pouvoir l’apprendre en dehors de l’école. Il faut pas qu’ils puissent se rééquilibrer le soir.
— Ça, ça va pas être facile…
— Si. On va contrôler leur temps libre.
— Contrôler leur temps libre ?
— Oui, on va leur donner tellement de trucs à faire tout seuls après l’école – toujours sur le plan mental, bien sûr – qu’ils n’auront plus le temps d’expérimenter des choses par eux-mêmes, de se frotter à la vie, de rêver, de rencontrer du monde…
— Ah ouais…
Krakus remit son chapeau. C’était quand même mieux que le soleil sur le crâne.
— D’ailleurs, à ce propos, on va bien sûr leur interdire de parler en classe, tout comme on va leur interdire de bouger. Ils seront obligés de rester assis, immobiles, sans communiquer. Ils resteront là, à recevoir des informations mentales à longueur de journée. Interdit d’échanger, d’éclater de rire, de pleurer. On va leur bourrer le crâne de trucs à apprendre par cœur sans se poser de questions.
— À mon avis, ça marchera pas, ils vont se rebeller, les gamins.
— T’en fais pas. On fera croire à tout le monde que c’est bon pour eux. Les mômes seront bien obligés de suivre.
— Oh, là, là…
— On va aussi les garder pour le repas de midi et les obliger à manger à toute allure.
— Manger à toute allure ? Ben, pourquoi ?
— Il ne faut pas leur laisser le temps de savourer chaque bouchée, ressentir un bien-être, puis l’arrivée de la satiété. Il faut les couper de leur corps, que manger devienne une activité qu’ils pratiquent à toute vitesse sans rien ressentir.
— C’est chaud, ton truc.
— Ouais. Très chaud. Et on va encore pousser le bouchon un peu plus loin.
— Arrête…
— On va sabrer complètement leur confiance en soi : en classe, on va s’arranger pour jamais les valoriser, mais au contraire pointer du doigt la moindre erreur, la moindre petite faute… À longueur de journée.
— La maîtresse acceptera jamais.
— C’est presque fait.
— Non ? !
— Si.
— Comment t’as fait ?
— Je lui ai faire croire que, si elle les complimentait, ils s’endormiraient sur leurs lauriers. Alors que, en réalité, c’est le contraire, bien sûr.
— Et elle a gobé ?
— Pas tout de suite. Elle a protesté en disant qu’elle connaissait les enfants mieux que moi. Je lui ai répondu : « Peut-être, mais c’est moi qui fais le programme. » Chacun son rôle.
— Et elle a cédé ?
— Disons qu’il a d’abord fallu que j’en appelle à Descartes.
— Qu’est-ce que tu lui as dit ?
— Je pense donc tu suis.