POSTHUMANITÉ
Le sable de Rio de Janeiro brûlait les pieds. Il attrapa sa planche de surf et plongea dans les vagues de Copacabana. Il passa la barre et scruta l’horizon en attendant le prochain mur d’eau. Un raz-de-marée d’une dizaine de mètres de haut approcha en grondant. Sergey avala sa salive et se prépara à dérouiller. Sur le sable, les vacanciers avaient abandonné leur serviette et couraient se mettre à l’abri en hurlant. Le tsunami n’était plus qu’à une centaine de mètres. Il sentit sa planche attirée irrésistiblement par le mur d’eau. L’océan était littéralement aspiré par la bouche béante du raz-de-marée. Sergey se mit en position et s’encouragea en criant de toutes ses forces. Le grondement de la vague était tel qu’il n’entendit pas le son de sa propre voix. Il pagaya de toutes ses forces en direction de la plage et effectua un démarrage parfait. Les millions de tonnes d’eau en furie sifflaient à ses oreilles comme un troupeau de taureaux lancés à sa poursuite. Il surfa le mur d’eau comme un dieu hawaiien. L’intérieur du tube était si grand qu’on aurait pu y caser un autobus. Il dompta la vague géante jusqu’aux immeubles du front de mer. Il évita de justesse le mur d’un hôtel et s’engouffra dans la rue Sous a Lima. Des Cariocas le regardaient progresser comme une flèche entre les épaves de voitures depuis la fenêtre de leur appartement. La vague perdit de sa force et sa planche de surf racla le bitume de la rue Carvalho avant de s’immobiliser. Sergey détacha le leash de sa cheville et s’éloigna sous les applaudissements enthousiastes des témoins de son exploit.
L’eau salée lui avait desséché le gosier. Il eut soif.
Un marchand de noix de coco fraîche surgit de nulle part et lui tendit un fruit dont il sirota le lait à la paille.
Satisfait, il s’allongea sur une étendue de gazon et se mit à bander.
Une fille en bikini, sosie parfait de Brooke Shields, circa 1992, lui sauta au cou. Il en avait toujours pincé pour Brooke. Cent ans plus tôt, ses photos couvraient les murs de sa chambre d’étudiant à Stanford. Elle avait l’accent portugais. Le son du portugais avait sur lui des effets aphrodisiaques. Son érection formait une tente imposante sous son maillot de bain. La fille caressa son corps bronzé et musclé. Elle lui retira son maillot en récitant des vers du poète portugais Fernando Pessoa. C’était parfait. Brooke l’enfourcha en gémissant. Il saisit ses seins à pleines mains et les malaxa comme de la pâte à modeler. Les passants circulaient autour d’eux sans leur accorder un regard.
Le Brésil était un endroit très chouette. Un de ses préférés. Il y passait de plus en plus de temps. Quand il en aurait terminé avec Brooke, il retournerait à l’eau pour surfer une nouvelle vague. Une vague encore plus terrifiante. Une vague qui le pousserait au moins jusqu’au jardin botanique et déglinguerait tout sur son passage. Il était sur le point de venir quand Wayne lui tapa sur l’épaule. Wayne portait un manteau en laine parfaitement inadapté à la situation. Il repoussa Brooke Shields et se redressa sur les coudes.
— Désolé pour l’interruption, dit Wayne. Ton rendez-vous est arrivé.
Sergey signifia au Singleton de stopper l’immersion. La réalité virtuelle crépita et l’IA le rapatria dans le confort climatisé de sa maison de Mountain View. Il se retrouva le souffle court, nu dans son lit. Sa queue reposait toute molle entre ses jambes.
Il se leva d’un bond et s’habilla devant le miroir. Sa peau était fripée, mais il n’avait jamais voulu en changer. Il y tenait. Cette enveloppe corporelle avait vu du pays. Elle avait traversé les épreuves. Elle avait connu le moteur à explosion, l’Internet 56k et le premier téléphone portable. Cette peau méritait le respect. Sergey entretenait son corps comme une vieille voiture de collection, avec des moyens primitifs qui suscitaient l’incompréhension. Son look d’ancêtre faisait jaser les hybrides de son entourage. Sa peau faisait partie de sa personnalité. Il laissait la régénération cellulaire aux posthumains de naissance. La copie informatique de sa conscience suffisait à son bonheur et assurait son immortalité. Le reste n’était que gadgets pour posthumains en mal de nouveautés.
L’IA régnait sur une société pacifique et unifiée. Google avait cédé la place au Singleton, puissance absolue qui régissait une communauté posthumaine limitée par décret à dix milliards d’individus. Le Singleton était tout à la fois l’institution politique, le moteur de l’évolution et le garant de la justice et de la sécurité.
Leur immortalité potentielle poussait paradoxalement les posthumains de naissance à ne prendre aucun risque. La plupart ne sortaient pas de chez eux – les statistiques étaient claires sur les dangers du monde extérieur -, et leur vie quotidienne se résumait à tuer le temps. Les drogues à la mode et la réalité virtuelle à immersion totale procuraient des sensations qui suffisaient au bonheur des masses. Les réseaux sociaux et les clubs de rencontres virtuelles s’étaient depuis longtemps substitués aux accouplements en chair et en os. On baisait virtuel. On s’empiffrait virtuel. On voyageait virtuel. La réalité n’était plus qu’une destination parmi d’autres, et pas la plus excitante.
L’individualisme forcené et l’explosion démographique avaient tué le modèle familial. La régulation des naissances de 2050 ‑ un clone ou un enfant par personne ‑ n’avait guère provoqué de remous.
Vivre en couple n’intéressait plus personne depuis longtemps, et l’élevage d’enfants était largement considéré comme une nuisance.
Seuls les anciens persévéraient dans la tradition étrange des réunions physiques, qui vous mettaient à la merci des virus, des accidents, de la foudre ou d’un déséquilibré. Sergey faisait partie de la catégorie des vieux croûtons suicidaires. Avec la guérison de son Parkinson, son agoraphobie avait peu à peu disparu. La solitude lui pesait rapidement. Aux trips virtuels à la cours de Versailles ou à l’âge de pierre, qui faisaient un tabac chez les jeunes, il préférait une soirée cigare et cognac avec des aventuriers en chair et en os.
Bill Henrickson, un ancien vendeur de voitures de Santa Monica, faisait partie de ces posthumains de première génération qui préféraient le monde réel aux illusions ultraréalistes du Singleton. Sergey lui avait obtenu un job de vigile au sein de la Confédération. Un poste à haut risque qui consistait à patrouiller le monde physique à la recherche d’humains biologiques kamikazes échappés de Nouvelle-Zélande, ou de posthumains instables recherchés par les autorités. Sergey pouvait l’écouter raconter sa vie pendant des heures. Bill n’était qu’un vigile, un moins que rien doublé d’un dingue selon les standards de l’époque, mais il avait conservé son bagout de vendeur de voitures du début du siècle. Sergey préférait sa conversation à celle des humains augmentés dotés de QI de trois cent cinquante, qui péroraient pendant des heures par écrans interposés sur les mérites comparés de Diderot et de Voltaire et qui se vantaient d’avoir fait rire tout Versailles avec leurs bons mots.
Bill le divertissait. Bill l’impressionnait. Bill avait un physique de déménageur et une paire de couilles à l’ancienne. Ses muscles et son squelette étaient artificiels, mais son courage et sa conception d’une bonne soirée étaient vintage.
Sergey serra sa grosse main calleuse en frissonnant. Cette main avait touché des humains biologiques malades de la syphilis et de la tuberculose. Cette main avait saisi au collet des victimes de bugs informatiques vivant au milieu des rats dans les entrailles du métro désaffecté de New York City.
Wayne versa les cognacs et distribua les cigares avant de prendre ses quartiers. La jalousie le poussait à détester Henrickson. Ses missions virtuelles en Irak et au Vietnam occupaient l’essentiel de son temps et suffisaient à son bonheur.
Bill rassasia sa faim d’informations sur son sujet favori : la Nouvelle-Zélande, royaume des derniers Homo sapiens, réserve naturelle des freaks. Il le régala d’anecdotes calientes et d’images tournées en toute illégalité par ses soins. Ce morceau de terre éloigné avait été donné aux humains biologiques en 2030 lors du traité de Washington. Comme Israël avait été donné au peuple juif en 1948, le pays des moutons avait servi de refuge aux opposants. Tous les bioluddites qui le souhaitèrent purent déménager sur place aux frais de la Confédération. Trente millions d’écologistes et de fanatiques religieux s’entassèrent en Nouvelle-Zélande, loin, très loin de la grande convergence NBIC et des apprentis sorciers transhumanistes. Soixante ans plus tard, quatre-vingts millions d’humains biologiques y croupissaient dans leur propre jus dans l’indifférence générale. La Nouvelle-Zélande était devenue une jungle sururbanisée, polluée et dégueulasse, théâtre d’affrontements ultraviolents entre néoislamistes, cryptochrétiens et posthippies dégénérés. On ne s’y déplaçait qu’à vélo et l’on s’y battait à l’arme blanche pour survivre. L’espérance de vie n’y dépassait pas soixante ans. Le manque d’hygiène, la criminalité, le stress, la détérioration du génome et les accouplements consanguins promettaient de faire tomber ce chiffre sous les cinquante ans d’ici peu.
Ils vidèrent la bouteille de cognac. Bill fit trembler Sergey avec le récit détaillé de sa dernière intrusion nocturne au pays des humains 1.0. Il raconta la misère et la faim, les gamins se prostituant pour une chambre à air de bicyclette dans les soutes des cargos abandonnés du port d’Auckland. Il lui montra des images des milices néocommunistes tabassant les junkies défoncés à la colle à rustine. Ces images volées étaient exotiques et incroyables. Elles lui rappelaient sa jeunesse, la zone des bidonvilles brésiliens, et la criminalité hors de contrôle de la Russie dont se gargarisait CNN au début du siècle.
La Nouvelle-Zélande était une fascinante réserve naturelle, hors du temps et de la raison. L’île vivait en autarcie, et ne réclamait de l’aide à la Confédération qu’en cas de force majeure. La plupart du temps, le Singleton motivait son refus d’apporter son soutien en soulignant les engagements pris par les bioluddites lors de la signature du traité de Washington. Le peuple approuvait l’intransigeance de l’IA. La communauté posthumaine haïssait ces sauvages malades et dangereux, et ne voyait pas l’intérêt de leur larguer des vivres ou des machines par voie aérienne. Les humains biologiques étaient des terroristes en puissance et méritaient d’être traités comme tels. La nature, qu’ils chérissaient tant, allait s’occuper d’eux. De l’opinion générale, la Condéfération n’avait pas à se soucier de cette race en bout de course.
Le Singleton avait proposé un jour de vitrifier la Nouvelle-Zélande pour abréger les souffrances de ses malheureux habitants. L’IA avait motivé sa proposition en soulignant le risque terroriste – faible mais bien réel – et le fait que ces sauvages n’étaient même plus interféconds avec les posthumains, et qu’ils ne faisaient donc plus partie de l’humanité. Le Conseil des sages fut contraint d’intervenir. Sergey dut mettre tout son poids de président du conseil dans la balance pour sauver la réserve des freaks.
Une forme de nostalgie le hantait. Aucune drogue, aucune distraction ne pouvait effacer les souvenirs des débuts de Google. Il pensait à Larry Mage, à l’émergence de l’IA, à ses parents et à tout un monde disparu. Toutes ces images jaunies occupaient trop souvent son esprit, le plongeaient dans un état végétatif et douloureux. La disparition du monde de sa jeunesse le rendait inconsolable. Il tenait le coup comme il pouvait. Bill Henrickson était une béquille sur laquelle s’appuyer. Le surf, sa nouvelle passion, en était une autre.
Un jour, Sergey en était persuadé, il déciderait d’en finir. Cette pensée le terrifiait, mais elle revenait régulièrement à son esprit. Un beau jour, il abandonnerait ce nouveau monde qu’il avait contribué à créer, et dans lequel il n’avait plus rien à faire.
Il prendrait la route de la Nouvelle-Zélande, et vivrait le grand frisson une dernière fois. Il sentirait la vie, l’odeur des hommes. Il plongerait dans l’agitation malsaine du marché aux puces d’Auckland, muy caliente, il se frotterait à des corps balafrés en traversant la foule de ses ennemis. Peut-être lui laisserait-on le temps de copuler avec une femelle syphilitique avant de le dépouiller et de le laisser se vider de son sang sur un tas d’ordures.
Le grand frisson, pour tirer sa révérence en beauté.
Une dernière fois.