Madison, Wisconsin.
6 juin 2018.

Paulie poussa la porte de l’antenne locale du FBI avec l’assurance d’une huile de la Défense nationale débarquant chez les ploucs. Le directeur avait appelé lui-même le chef du bureau de Madison pour mettre les choses au point. C’était une affaire qui dépassait la juridiction locale. Paulie Maldini prenait les commandes de l’opération. Il comptait sur sa totale coopération. Le type avait accepté sans sourciller. Les pécores du bureau de Madison ne protestaient jamais contre du boulot en moins.

 

Le chef du bureau était un chauve sans âge, costaud, élevé au bon lait entier du Wisconsin. Visiblement un brave type, franc du collier. Son bureau débordait de photos de ses prises de chasse. Le portrait officiel du président des États-Unis s’affichait entre un caribou et un poisson multicolore. Une tête de cerf empaillée était accrochée au mur. Paulie se sentit dans la peau de l’agent Dale Cooper débarquant à Twin Peaks.

 

 

 

Le chauve lui fit son rapport en sirotant un Coca light. Eagle Court Estate était une communauté privée pour vieux pleins aux as du nord de Madison. Il fallait montrer patte blanche pour entrer et sortir. Eagle Court Estate avait son propre service de sécurité, une dizaine de types à plein temps, dont quatre anciens flics qui arrondissaient leur retraite sans trop se fatiguer. Depuis l’ouverture de la communauté, il y a dix ans, il n’y avait jamais eu l’ombre d’un problème. Pas le moindre vol, pas la plus petite intrusion. Eagle Court était un paradis pour les dix mille retraités qui y habitaient. Les vieux avaient tout sur place : centre technomédical dernier cri, commerces, salle de jeux avec réalité virtuelle augmentée, la totale. La plupart des propriétaires ne sortaient jamais. Certains parlaient du « dehors » comme d’une jungle inhospitalière, un bayou façon Délivrance, peuplé de bamboulas et de white trashes prêts à tuer pour un téléphone ou une dent en or. Les plus valides prenaient parfois une navette jusqu’à l’aéroport pour aller se faire dorer la pilule en Floride. Les plus lubriques poussaient jusqu’aux bars topless du quartier étudiant. Les flics ne mettaient jamais les pieds à Eagle Court. Il ne s’y passait jamais rien.

 

Cependant, la veille au soir, six personnes habitant la même zone de Eagle Court Estate étaient mortes simultanément d’une crise cardiaque. À 20 h 35, leur cœur s’était emballé. Tous étaient porteurs d’un pacemaker. Il n’y avait aucun doute à avoir sur la cause du décès. Un mouvement terroriste bioconservateur, inconnu au bataillon, avait revendiqué l’opération auprès de la police. Une télé et une radio de la ville avaient reçu le communiqué. Le chef de la police avait obtenu que les médias gardent l’information secrète pendant vingt-quatre heures, le temps d’y voir plus clair.

 

Le piratage des pacemakers et des implants reliés au réseau n’était pas une nouveauté. Il y avait déjà eu par le passé quelques cas au Canada, aux Emirats arabes unis et en Italie. Il suffisait d’un logiciel et d’un transpondeur balayant certaines ondes, et le tour était joué. Depuis ces incidents isolés, les fabricants avaient trouvé la parade en installant des firewalls efficaces. Les implants de dernière génération étaient cryptés, hors de prix, et les bioterroristes n’avaient pas encore trouvé la faille. Les six victimes d’Eagle Court portaient des pacemakers anciens, faciles à pirater. Il avait suffi que le tueur pénètre sur le site, actionne l’émetteur pour emballer les machines, puis se promène sur zone. Les petits vieux avaient à peine eu le temps de comprendre ce qui leur arrivait alors qu’ils mangeaient leur bouillie.

 

Le communiqué était bref et classique. Le laïus habituel : les types se présentaient comme des « soldats de la justice sociale et de l’égalité des chances ». Ils fustigeaient « l’Amérique des riches et des puissants » qui vivent cloîtrés « loin de leurs frères ». Ils n’oubliaient pas de s’élever contre « la convergence NBIC, ce cancer technologique » qui à force de modifier l’espèce humaine nous transformait peu à peu en « robots sans âme ».

 

Les gardiens n’avaient rien vu. Le bureau de Madison venait de saisir les disques durs des caméras de surveillance. Paulie s’attela au visionnage avec deux agents. Il garda pour lui les enregistrements correspondant à la zone de piratage. Le chauve était parti sur place avec son équipe. Ils interrogeaient discrètement les voisins. La nouvelle n’avait pas encore été rendue publique.

 

 

 

Paulie avait les yeux rivés sur l’écran depuis des heures. Il avait avalé des litres de café et une demi-douzaine de donuts. Rien à signaler : que des vieux bronzés promenant leur chien, des vieilles aux cheveux violets faisant du jogging, des retraités en fauteuil roulant électrique. Et puis le jackpot avec la caméra d’Oak Street. Des mouvements furtifs à l’arrière d’une voiture. Il était 20 h 30. Cinq minutes avant le piratage des pacemakers. Paulie zooma au maximum. Une Toyota hybride gris métallisé garée devant le numéro 12. L’image était pixellisée, mais on devinait quelqu’un en train de s’extirper du coffre en souplesse. Peut-être une femme ou un homme de petite taille. Le suspect avançait doucement, droit vers la caméra, en direction de la zone. C’était une petite vieille en jogging gris, lunettes fumées, cheveux gris, large sac en cuir noir sur l’épaule. Le sac était assez grand pour contenir le matériel de piratage. Il fit un arrêt sur image au moment le plus propice et envoya la photo au service d’identification de Langley. Le portrait était net. La démarche lente lui parut bidon. Il comprit que la petite vieille était probablement une femme dans la force de l’âge, entre un mètre soixante et un mètre soixante-cinq. Peut-être une belle blonde avec des frusques d’ancêtre sur le dos.

 

Il avait eu un coup de chance phénoménal. Les caméras de surveillance étaient une plaie pour les criminels. Les nouveaux modèles à reconnaissance faciale n’allaient pas arranger leur business. Les flics seraient bientôt réduits à jongler avec des logiciels et à lire des analyses d’ADN. Il ne savait plus si c’était une bonne chose. Le monde se barrait en couilles dans les grandes largeurs. Seul le golf demeurait une valeur stable.

 

Un des agents proposa à Paulie de commander des pizzas. Il déclina. Son putain de régime.

 

— Vous avez repéré quelque chose, monsieur ? demanda-t-il.

 

— Rien de rien, il mentit. Et vous ?

 

— Nada.

 

— Continuez, les gars. Tenez bon.

 

L’autre agent n’avait rien non plus. Paulie effaça la séquence et se leva. Il s’étira en bâillant. Son dos était en compote, sa nuque douloureuse. Les deux jeunes types du bureau avaient encore une cinquantaine d’heures d’enregistrements à visionner. Ils avaient les yeux rougis. Ils étaient épuisés et n’avaient pas l’œil exercé pour ce type de travail.

 

Ils ne trouveraient rien d’anormal sur les autres bandes. Paulie en était certain.

 

— Appelez-moi en priorité si vous avez quelque chose. Je vais faire un saut à Eagle Court.

 

Les agents opinèrent mollement.

 

 

 

Paulie présenta son badge aux gardiens. Les deux types le laissèrent entrer. La quiétude du paradis des retraités était troublée depuis le matin par le balai incessant des voitures du bureau et des ambulances. Les habitants se demandaient ce qui se passait. On avait ordonné aux proches des victimes de ne rien dire pour ne pas compromettre l’enquête. Les habitants flipperaient suffisamment comme ça quand les journalistes et les curieux convergeraient vers Eagle Court. Le prix du mètre carré allait être revu à la baisse.

 

Il gara sa voiture de location sur Oak Street, devant le numéro 11. La Toyota n’avait pas bougé. Il sonna à la porte. Une mamie gonflée au Botox, pétillante dans sa tenue de tennis, lui ouvrit la porte. Paulie lui adressa un sourire en présentant son badge.

 

— Bonjour, beau brun, elle souffla.

 

Mina Bronstein le fit entrer en minaudant. Elle lui proposa un jus de fruits. Mina était la bombe sexuelle d’Eagle Court. Elle avait perdu son mari il y a cinq ans et s’envoyait de la chair fraîche entre deux sets de tennis. Mina « kiffait » le préposé à l’entretien de sa piscine, un Mex de dix-huit ans qui la ramonait en échange de pourboires généreux. Elle avait aussi un stock de gélules stimulantes pour les types de son âge qui souhaitaient s’en payer une tranche.

 

Paulie parla d’un « incident ». Il faisait le tour des maisons du quartier. Il avait des questions de routine à lui poser. Il s’excusait de ne pas pouvoir en dire plus. Mina trouva cette histoire « excitante ». Paulie lui envoya un clin d’œil. Il comptait sur sa discrétion. Elle lui assura qu’elle savait tenir sa langue. Enfin, ça dépendait des situations. Paulie blêmit en regardant ses seins en silicone. Cette femme avait le potentiel pour tuer au lit plus d’un vieillard au cœur fragile.

 

La veille, elle avait quitté Eagle Court dans l’après-midi avec sa voiture. Elle s’était rendue comme chaque semaine chez Gorgeous !, un salon de beauté du petit centre commercial voisin. Elle y était restée deux heures. On lui avait fait le maillot, se crut-elle obligée de préciser. Elle avait ensuite fait un saut rapide dans une pâtisserie française de Wilco Boulevard où elle s’approvisionnait en éclairs au chocolat. Elle était rentrée chez elle vers dix-huit heures, juste à temps pour sa séance d’aérobic à domicile.

 

Elle lui proposa un éclair au chocolat. À en croire Mina, on n’en trouvait pas de meilleurs en dehors de Paris. Il accepta et dit qu’une tasse de thé ne serait pas de refus. Mina sourit et fila dans la cuisine sans se faire prier. Elle n’avait jamais baisé avec un représentant des forces de l’ordre. Paulie lui demanda de l’excuser deux minutes. Il avait oublié son téléphone dans sa voiture.

 

Il avait repéré les clés de la Toyota sur une table dans l’entrée. Il les empocha et sortit de chez la nympho. La voiture était immaculée et affichait à peine mille kilomètres au compteur. Il enfila des gants et ouvrit le coffre. La fille à la perruque avait forcément laissé des traces d’ADN. Il dégaina un de ces petits aspirateurs portatifs qu’utilisaient les types de la police scientifique.

 

Il aspira la moquette du coffre quelques secondes et retourna chez Mina Bronstein. Le thé était servi sur la table basse du salon. Elle lui avait gardé une place près d’elle sur le canapé.

 

 

 

Il gara sa voiture de location et s’étira. Son dos le faisait souffrir. Le centre commercial comprenait une quinzaine de magasins, avec un vaste parking à l’arrière. Paulie repéra trois caméras de surveillance. Une balayait le parking arrière, deux autres étaient braquées sur les entrées. Un bureau de Federal Express jouxtait une blanchisserie et le salon de beauté Gorgeous !, où Mina Bronstein se faisait épiler l’entrejambe. Il entra chez FedEx et envoya en mode rapido le sachet contenant les poussières du coffre de la Toyota au labo de Langley, à l’attention de son ami Phil. Il ajouta un mot : « Analyse sous le manteau, uniquement pour mes yeux. Paulie. » Il aurait les résultats le lendemain.

 

Paulie frappa à la porte de la cabine de l’agent de sécurité qui dormait devant ses écrans. Il se réveilla en sursaut. Une radio diffusait en sourdine de la variété latino. Son bureau était situé sur le côté du centre commercial. Il avait une vue panoramique sur l’entrée des boutiques. Paulie lui colla son badge de Langley sous le nez. Le type parlait à peine anglais.

 

— Je suis agent de la CIA. J’ai besoin de voir l’enregistrement d’hier de la caméra de surveillance du parking.

 

Le gardien fit des yeux ronds.

 

— Yé né sé pas comment ça marche, señor.

 

— Alors laisse-moi la place devant l’ordinateur, amigo.

 

— Ma… yé né pas lé droit…

 

— Tu préféres que j’appelle la police ? Tu veux me faire perdre ma putain de journée à établir un mandat pour une caméra de surveillance ?

 

— Señor…

 

— Tu tiens vraiment à me mettre de mauvaise humeur ?

 

Paulie glissa un billet de vingt dans sa chemise. L’agent leva son gros cul.

 

— Va donc t’offrir une friandise au deli d’en face et ramène-moi un Coca light, amigo. Je meurs de soif.

 

L’agent glissa matraque et talkie-walkie dans sa ceinture et s’éloigna en traînant les pieds. Il pensa que le gringo était loco. La veille, il ne s’était rien passé. Ou presque : un gamin s’était fait serrer pour avoir piqué une tablette de chocolat. Si le gouvernement envoyait la CIA pour ça, le gamin était peut-être le fils d’un gros bonnet du show-biz, ou un truc dans le genre. Il bâilla et se dit qu’il allait enfin avoir un truc à raconter à sa femme et à ses cinq mioches.

 

Le logiciel était une usine à gaz période 2011, un vieux système Windows merdique comme on en faisait encore à l’époque. Il se perdit dix minutes dans une arborescence insensée. Puis l’ordinateur planta et mit une éternité à redémarrer. L’enregistrement apparut enfin à l’écran, une image noir et blanc graineuse, comme au siècle dernier. Il cala la bande sur 15 h 30 et enclencha la lecture en accéléré.

 

La Toyota s’immobilisa. Un gros SUV Ford aux vitres teintées se gara juste derrière. Mina Bronstein descendit de son véhicule et se dirigea d’un pas vif vers le salon Gorgeous !. Cinq minutes s’écoulèrent.

 

L’agent était revenu avec le Coca light. Il avalait un cookie au chocolat. Paulie attrapa le soda et lui demanda de patienter dehors. Il haussa les épaules.

 

À 15 h 47, la portière du SUV s’ouvrit. Bingo. La fille déguisée en petite vieille regarda autour d’elle et fonça droit vers le coffre de la Toyota. En quelques secondes, elle déverrouilla la serrure, plongea dans le coffre et referma la malle. Ni vu ni connu. Paulie zooma sur le SUV. La plaque était floue, mais il devina le numéro. Superbingo. Paulie tenta d’initialiser le disque dur contenant les images. Sans succès. Le système était incompréhensible.

 

Paulie avala une dernière rasade de Coca et versa le reste du soda sur l’unité centrale de l’ordinateur. Un court-circuit monumental fit crépiter la machine puis jaillir des flammes. Le disque dur était initialisé pour de bon.