Madison, Wisconsin.
5 novembre 2018.

Nina Provenzano déposa Rose à l’école et roula en direction de l’université. Paulie la prit en filature en laissant deux voitures entre eux. Une neige précoce recouvrait la région et il fallait doser son freinage sous peine de partir en tête-à-queue. Il connaissait son emploi du temps. Il n’avait pas d’autre raison de la suivre que le plaisir de la voir.

 

Plus d’un mois s’était écoulé depuis son infarctus. Madison et les filles Provenzano lui avaient manqué. Il avait passé sa convalescence rivé à son écran, les observant chaque jour dans leur vie quotidienne. La petite avait chuté en jouant dans la cour et s’était foulé la cheville. Il avait vu sa mère la soigner avec amour et lui installer un lit dans le salon pour lui éviter de monter les marches. Rose avait profité de la situation pour se faire chouchouter.

 

Paulie observait Nina quand la police de Los Angeles lui avait annoncé l’overdose de son ex-mari. Elle avait encaissé sans broncher. Il avait adoré sa réaction. Nina avait raccroché le téléphone et avait pleuré de joie. Elle s’était installée sur une chaise de la cuisine devant une tasse de thé. Elle répétait « espèce d’enfoiré » à intervalles réguliers. Elle avait ri et pleuré pendant dix minutes avant de se reprendre. Paulie avait savouré chaque minute de la scène. Le soulagement de Nina Provenzano, son sourire quand elle avait appris la nouvelle à sa sœur, sa bonne humeur les jours qui avaient suivi valaient tous les remerciements. Liquider le dentiste toxico était le meilleur service qu’il avait pu rendre à Nina et à sa fille.

 

 

 

Il passa la matinée dans la voiture, devant l’entrée de l’université. Il observa dans un demi-sommeil le flot des étudiants qui entraient et sortaient de l’établissement et des commerces du quartier. Le froid était vif à cette période de l’année dans le Wisconsin. Les filles avaient le bout du nez rouge. Les passants en Moon Boots et doudoune avaient des allures de cosmonautes.

 

Paulie était heureux d’être là. Il se sentait bien. Son accident cardiaque n’était plus qu’un mauvais souvenir. S’il n’avait tenu qu’à lui, il aurait repris le travail trois jours après. Les médecins de l’agence avaient insisté pour un mois complet d’arrêt. Il avait dû se résoudre à obéir, sous peine de perdre son assurance-maladie. Sa femme avait transformé sa convalescence en épreuve interminable, ne lui lâchant guère la grappe du matin au soir. À plusieurs reprises il avait été sur le point de l’envoyer balader et de demander le divorce.

 

Chaque fois les mots étaient restés coincés dans sa bouche et il s’était contenté de faire la gueule.

 

Il avait enfin repris du service et quitté la prison familiale. Juste à temps. Dans ses rêves, il s’imaginait étranglant sa femme et transportant un corps au visage violacé dans le coffre de sa voiture. La mère Maldini lui tapait violemment sur le système.

 

 

 

Il venait de s’assoupir, ramolli par le chauffage de la voiture et bercé par les vibrations du moteur, quand le téléphone le réveilla en sursaut.

 

Le directeur semblait de bonne humeur.

 

— Bonjour, Paulie. Comment se porte votre palpitant ?

 

— Bonjour, monsieur le directeur. Mon cœur va bien. Merci de vous soucier de lui.

 

— A la bonne heure, mon ami. Ne me claquez pas entre les pattes, Paulie ! Vous et moi sommes les derniers représentants de la CIA de J. E. Hoover !

 

— Nous n’avons pas fini de servir notre pays, monsieur.

 

— J’espère bien. Savez-vous que nous venons de mettre la main sur le réseau chinois d’espionnage industriel ?

 

— Le réseau californien, monsieur ?

 

— Affirmatif. Ils ont tous été arrêtés à cinq heures du matin dans leurs palaces respectifs de la Silicon Valley.

 

— Le réveil a dû être brusque, monsieur.

 

Le directeur éclata de rire.

 

— Les Chinois viennent de publier un communiqué niant toute responsabilité. Ces salopards ne manquent pas d’humour, n’est-ce pas, Paulie ?

 

— En effet, monsieur.

 

— J’apprends de la bouche de Nick Borstrom que le sénateur du Texas est dans l’œil du cyclone. Beau travail, Paulie.

 

— Merci, monsieur.

 

— Je connais Milton Earle depuis une éternité. C’est un authentique patriote, doublé d’un cinglé paranoïaque. Sa haine des négros génétiquement modifiés est le moteur de toute son action politique.

 

— Je ne suis pas étonné, monsieur. La plupart des bioconservateurs religieux sont en réalité des racistes terrorisés par la fin de la domination des Blancs.

 

— Je partage cette analyse, Paulie.

 

— La génétique n’est pour eux qu’une machine infernale capable de rendre les bamboulas aussi malins que les Blancs, et les bridés aussi bien montés que les Nègres.

 

— Comme dirait Milton Earle : « Qu’aurait pensé John Wayne d’un Africain prix Nobel de chimie ? »

 

— Le sol se serait affaissé sous ses santiags, monsieur.

 

— Tenez-moi informé de vos progrès sur le front Milton Earle, voulez-vous ?

 

— Comptez sur moi, monsieur.

 

— Au revoir, Paulie.

 

— Au revoir, monsieur le directeur.

 

 

 

Nina Provenzano acheva son cours sur le philosophe allemand Martin Heidegger et ses relations ambiguës avec le nazisme. Elle gagna le delicatessen de Prince Street avec un de ses étudiants et déjeuna d’un sandwich au pastrami. Paulie photographia le jeune type, un grand blond au look de surfeur qui la dépassait d’une vingtaine de centimètres. Une vague de jalousie le submergea. Une boule dans l’estomac qu’il n’avait plus ressentie depuis des décennies. Il entra dans le restaurant et trouva une place au bar. Nina et le gamin discutaient devant une tasse de café. Ils ne dormaient pas de signes d’intimité particulière. Son analyse le soulagea. Ces deux-là n’avaient jamais baisé, il en aurait mis sa main à couper. Nina Provenzano n’était pas du genre à coucher avec ses étudiants. Le blondinet en revanche avait tous les symptômes de l’amoureux transi. Nina lui avait ouvert les portes de la philosophie. Elle était éloquente, belle et mystérieuse. Il en pinçait pour les femmes mûres cultivées, nettement plus désirables et mystérieuses que les bimbos de son âge. Nina ne pouvait l’ignorer. Son sourire permanent et ses questions sur les philosophes français cachaient mal ses véritables intentions.

 

Paulie rongeait son frein, perché sur son tabouret de bar. Il n’avait pas touché à la tarte à la cerise qu’il avait commandée. Son nouveau régime alimentaire le lui interdisait. Plusieurs fois le regard de Nina avait balayé l’assistance. Ses yeux ne s’étaient jamais arrêtés sur lui.

 

Elle finit par se lever et enfila son manteau. Ils se serrèrent la main et elle quitta seule le restaurant. Paulie jeta un billet de dix sur sa part de tarte intacte et poussa la porte battante. Le froid glacial le cueillit au visage.

 

 

 

Nina se gara devant sa maison après avoir fait des courses au supermarché. Il était deux heures de l’après-midi et la couche nuageuse du matin avait cédé la place à un soleil d’hiver aveuglant. Elle ouvrit le coffre et se saisit des deux gros sacs en papier kraft pleins à craquer. Paulie reconnut l’emballage des biscuits au sirop d’érable dont Rose raffolait.

 

— Bonjour, madame Provenzano, dit-il en s’approchant.

 

Nina lui fit face et le dévisagea une seconde. Il avait l’air d’un flic.

 

— Qui êtes-vous ?

 

Paulie sortit son badge. Nina blêmit. Il se força à sourire pour la rassurer.

 

— Je suis policier. J’aimerais vous parler, si vous avez quelques instants à m’accorder.

 

— Ce n’est pas le bon moment. Qu’est-ce que vous me voulez ?

 

— Je voudrais juste vous parler un moment, madame Provenzano. À l’intérieur, si possible. Il fait un froid de canard aujourd’hui, pas vrai ?

 

— Je suis désolée. Je n’ai pas le temps, monsieur. Et puis on ne se présente pas chez les gens comme ça…

 

— Laissez-moi vous aider à porter ces sacs à l’intérieur. Ils ont l’air sacrément lourds.

 

Nina eut un mouvement de recul. Il la terrifiait avec son sourire et sa dégaine de mercenaire. Un agent de la CIA posté devant sa maison ne pouvait qu’être synonyme d’emmerdements colossaux. Un vent de panique la tétanisa.

 

— Il y a certaines choses dont nous devrions discuter tranquillement chez vous avant le retour de Rose, souffla Paulie.

 

Nina sentit le sol se dérober sous ses pieds. Elle pâlit.

 

— Comme quoi… ?

 

— Allons à l’intérieur. Vous ne voulez pas que les voisins se posent des questions, pas vrai ?

 

— De quoi voulez-vous me parler ?

 

— De votre goût pour le piratage des pacemakers, par exemple.

 

Nina laissa échapper ses sacs de provisions sur le trottoir. Une boîte d’œufs explosa, souillant leurs chaussures. Paulie la rattrapa par les épaules avant qu’elle ne tombe dans les pommes et se fracasse le crâne sur le ciment gelé.