Washington D.C.
24 octobre 2018.
John Okinawa fumait des cigarettes à la fenêtre de la salle de bains, la seule qui s’ouvrait dans cette suite d’hôtel. Même en allongeant trois mille dollars la nuit, les clients n’avaient pas le droit de s’en griller une tranquillement. Le monde était devenu une gigantesque bulle stérile pour connards immunodéficients. John rongeait son frein depuis trois jours dans cet appartement luxueux au dernier étage du Four Seasons. Il tuait le temps en avalant des litres de thé glacé. Il dévorait les barres au chocolat du minibar entre deux feuilletons pour femmes au foyer.
John Okinawa travaillait secrètement pour la CIA depuis une dizaine d’années. Il avait intégré l’équipe souterraine de Paulie Maldini quelques mois plus tôt. Il adorait son job. Il avait passé des années en poste au Japon où il faisait des piges pour la cellule locale de l’agence. Depuis son retour au pays, il s’était imposé comme un des meilleurs mercenaires employés par le service action. John Okinawa était un Américain de la troisième génération, de petite taille, d’allure parfaitement inoffensive, capable d’infiltrer n’importe quel milieu sans attirer l’attention. Paulie Maldini lui faisait une confiance totale. Okinawa était un agent au physique chétif, d’apparence timide, mais un authentique fils de pute capable de faire parler les criminels de la pire espèce.
Ces missions de surveillance n’étaient pas son fort. Il fallait attendre pendant des jours à se tourner les pouces. Souvent pour rien. Paulie Maldini lui téléphonait chaque jour depuis son domicile de Great Falls, ce qui ne lui ressemblait pas. Le boss se remettait d’une attaque cardiaque et tournait en rond entre son putter de golf et la télé. Sa femme était sur son dos du matin au soir. Les médecins lui avaient prescrit un mois de repos total non négociable. Autant dire une éternité et de longues vacances en enfer.
John regardait d’un œil un reportage sur les ravages causés par les nouvelles drogues synthétiques. Le speed 2.0 procurait la sensation d’invulnérabilité de la cocaïne sans les effets négatifs. La consommation mondiale grimpait en flèche, et les incidents se multipliaient. Les étudiants se chargeaient comme des mules pour étudier, faire la fête, baiser, et gommer les effets du manque de sommeil. Les hommes politiques étaient au même régime. Okinawa changea de chaîne en jurant. Le reportage était un ramassis de clichés. Le speed de synthèse était une drogue formidable. Elle lui avait sauvé la mise plus d’une fois sur le terrain.
Fox News servait la soupe à Bill Gates, de plus en plus tragi-comique avec son look safari et sa peau rousse brûlée par le soleil africain. Le toubab de Microsoft reconverti dans l’humanitaire inaugurait un hôpital de campagne au Kenya. Le rouquin se lança dans une diatribe endiablée contre les gays et les lesbiennes qui faisaient la loi à la Maison-Blanche : « Les minorités avant-gardistes sont les meilleurs alliés du grand plan transhumaniste de domination du monde. Depuis quarante ans, l’Amérique a cédé à toutes les pressions de ces lobbies scélérats. Depuis dix ans, ces groupes d’extrémistes obtiennent tout ce qu’ils veulent aux dépens de la grande majorité silencieuse. Le clonage reproductif pour les homos marque un nouveau seuil franchi dans la transgression. Il n’y a plus de limites aux revendications de ces marginaux. Le président Fernandez se contente d’obéir à ces leaders d’opinion dégénérés en pensant à sa réélection. J’ai mal à mon pays. »
Son téléphone crypté sonna au mauvais moment. Bill Gates, les veines du cou prêtes à exploser, se lâchait en évoquant l’entrée de son vieux complice Paul Allen au conseil d’administration de Just Perfect Genetics, une filiale de Google leader du marché du clonage thérapeutique et reproductif.
— Quoi ?
— John, branle-bas de combat. Il est dans le hall. Il monte.
— O.K.
Okinawa alluma les moniteurs. Il avait installé des mouchards dans toutes les pièces de la suite voisine. La porte s’ouvrit. Une montée d’adrénaline lui parcourut l’échine. Le sénateur Milton Earle pénétra dans le salon et jeta son manteau sur un fauteuil. Deux gardes du corps l’accompagnaient. Deux valets de l’hôtel les suivaient avec le chariot à bagages.
Milton Earle claqua des doigts à l’attention d’un des gardes du corps.
— Donne un billet de vingt à chacun de ces messieurs.
Les employés lui donnèrent du « merci, monsieur le sénateur » en faisant des courbettes de larbins. Le garde ferma la porte à double tour et entreprit de défaire les bagages du boss. C’était un bodyguard multifonctions. Il accrochait les costumes dans la penderie et rangeait les vêtements dans les tiroirs avec les gestes assurés et rapides du type rompu à l’exercice. Milton avait enlevé sa cravate et tapotait sur son écran tactile face à la baie vitrée. Le garde numéro deux circulait sans conviction dans l’appartement avec un détecteur de mouchards.
Personne ne pouvait savoir que Milton Earle descendrait dans cet hôtel. Il ne dormait jamais deux fois de suite dans le même établissement, et jamais dans la même chambre. La méfiance du vieux était en position zéro. Les nouveaux mouchards nanofilaires étaient virtuellement indétectables. Le garde pouvait se foutre son détecteur au cul et activer autant de brouilleurs de signaux qu’il le souhaitait.
Espionner un sénateur des États-Unis pouvait coûter très cher. Okinawa transpirait. Il n’avait pas d’existence légale. Si la mission foirait, l’agence accuserait une puissance étrangère et il finirait au fond d’un trou de chaux vive. C’était la règle.
Milton s’isola dans sa chambre. Il prit une douche puis commanda du champagne et des steaks. Les deux pitbulls regardaient la télé dans le salon, les pieds sur la table basse.
Okinawa « kiffait » chaque seconde du spectacle. Milton Earle était en slip kangourou et débardeur en train de fumer un cigare dans sa suite. Il se grattait l’entre-deux en faisant des ronds de fumée. Okinawa était nerveux, mais d’une manière agréable. Nerveux comme pendant un premier rendez-vous galant, au moment où la fille baisse la garde. Nerveux comme pendant une planque à l’arrière d’une voiture, un fil à couper le beurre dans les mains, quand les pas du propriétaire résonnent dans le parking en s’approchant du véhicule.
Son téléphone sonna. C’était Jack, son point d’ancrage dans le hall de l’hôtel.
— La pute et ses deux copines sont dans l’ascenseur. Elles sont toutes les trois chaudes comme les braises, baby.
— Parfait. Occupe-toi du nettoyage, Jack. Javellisation totale.
Les gardes passèrent les call-girls à la fouille et au détecteur de bugs. Une bridée, une Black et une Blanche à taches de rousseur. Côté sexe, Earle aimait la diversité des couleurs, des formes et des odeurs.
L’indic était la pute asiatique, une Coréenne que l’IRS tenait pour fraude fiscale et le FBI pour une montagne d’autres casseroles. La fille avait demandé l’immunité en échange d’un gros poisson : Milton Earle. Le sénateur en pinçait pour son petit cul jaune. Le nom avait fait tilt à la CIA. Des années que le vieux leader bioconservateur était une écharde dans l’œil du gouvernement. Earle était parano et discret. L’occasion était belle d’en savoir un peu plus sur lui. Nick Borstrom lui-même avait validé le deal : totale immunité si elle collaborait.
Milton faisait confiance à la nana qui le fournissait en chair fraîche depuis des années. Il la payait royalement et en liquide. Elle n’avait aucune raison de balancer sur son client le plus généreux. Méfiance zéro.
Les filles se déshabillèrent sous le regard lubrique des gardes avant de rejoindre Milton Earle dans sa chambre.
— Milton, darling ! miaula la maquerelle.
— Haaaa… Sunny, enfin te voilà! Comment va ma petite chatte ?
— Excitée de te revoir, darling !
— Présente-moi tes deux copines.
Les filles avaient des pseudos de putes. La Black s’appelait Joy. La blonde Daisy. Toutes les trois portaient des dessous blancs en dentelles, comme Milton les aimait. Milton leur roula une pelle à chacune et retourna sur son fauteuil. Il ralluma son cigare et leur indiqua son lit.
— Amusez-vous toutes les trois pendant que je vous regarde.
— Tout ce que tu voudras, darling.
John Okinawa alluma une cigarette. Si le sénateur fumait le cigare en toute impunité, il pouvait bien se griller une blonde.
Malgré la beauté des filles, le spectacle n’était pas terrible. Les putes gémissaient comme dans un mauvais film porno. On n’y croyait pas une seconde. Il ne manquait plus que les gardes fassent irruption déguisés en plombiers.
Milton était affalé au fond du fauteuil, caché dans un nuage de havane.
— Sunny, prends le matériel dans la valise noire, grogna-t-il.
La maquerelle interrompit la partie de broute-minou pour équiper les filles de godes-ceinture. Les filles s’enfilèrent à tour de rôle, puis toutes les trois en même temps. La blonde dans la Black. La Black dans la Jaune. La Jaune dans la blonde. Une vraie pub United Colors of Benetton. À défaut de mériter un Oscar d’interprétation, ces filles étaient souples et volontaires.
Milton avala une gélule qu’il fit descendre d’une gorgée de champagne. Dans le salon, un des body-guards faisait des pompes claquées sur la moquette. L’autre avait démonté son Beretta sur la table basse et huilait méticuleusement la culasse.
Le portable du sénateur sonna. Hugo Paradis.
— Les filles, continuez en silence, je dois prendre cet appel.
Sunny hocha la tête en souriant.
— … Cher monsieur Paradis… Je suis au milieu d’une réunion, soyons bref… Allez-y mon vieux… Google nous tire par la main vers l’abattoir… Cet enculé de Sergey Brain tombera de son piédestal comme la statue de Saddam Hussein à Bagdad… Faites ce que vous avez à faire, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs… Sachez que l’Ecossais vous a adoré, sa contribution devrait être importante… Alors comme ça vous avez six gamins, et le septième est en route, hein?… Hé, hé, hé… Vous êtes un fils de pute comme je les aime, Hugo… Prévenez-moi quand vous serez de retour à Palo Alto… Au revoir, mon cher ami.
Il raccrocha en regardant son entrejambe. La pilule avait fait son effet. Le sénateur enfila un préservatif et entama son tour du monde des femelles sur les six mètres carrés de son matelas en latex. Milton Earle avait toujours aimé voyager.
Le moustachu précieux de la réception, un abruti gominé avec un faux accent anglais, termina sa journée vers vingt heures et gagna le point de rendez-vous, un parking de centre commercial. Il n’avait jamais gagné dix mille dollars aussi facilement. Le type, un dénommé Jack, se disait journaliste dans un torchon à scandale. Il y aurait d’autres versements de ce genre s’il savait fermer sa gueule et lui refiler des tuyaux sur les célébrités qui descendaient à l’hôtel Four Seasons. Il vivait un rêve éveillé. Tout ce qu’il avait eu à faire, c’était d’attribuer au sénateur une chambre précise.
Jack l’attendait dans un SUV à l’endroit indiqué. Il tenait une enveloppe marron à la main et lui fit signe de monter. Le moustachu grimpa. Ces dix mille dollars en liquide étaient une bénédiction. Il allait enfin pouvoir s’offrir des hanches artificielles pour rejouer au tennis, comme dans sa jeunesse.
Jack dégaina la seringue et la planta dans son cou avant qu’il n’ait le temps de réagir.
— Vraiment désolé, mec. Javellisation totale sur ce coup.
Le moustachu se recroquevilla en se sentant partir.
— … Pour… pourquoi ?
— L’administration. Ce n’est pas moi qui ai inventé toutes ces règles à la con. Je ne sais pas quoi te dire, mec. Je ne suis qu’un employé.
— … Pour… quoi… ?
— Pour la dernière fois, je suis vraiment désolé, mec. Mais on ne va pas passer la nuit là-dessus non plus, hein ?
Jack gara le SUV dans une usine désaffectée. Il enfila un masque à gaz et ouvrit la trappe de la citerne d’acide chlorhydrique. Il balança le moustachu qui se mit à frire comme de la pâte à beignets dans de l’huile bouillante.
Il regagna son domicile avec l’estomac dans les talons. Il avait passé la journée debout à attendre dans un hall d’hôtel. Son dos le tuait. Ses pieds étaient enflés. Bosser pour la CIA n’était pas toujours facile. Le job était enfin terminé. Sa femme l’attendait à la maison avec des langoustes de Cuba et une bouteille de chablis au frais. Il prendrait ensuite une longue douche et regarderait un match à la télé.
Paulie Maldini lui adressa le message qu’il redoutait. Un message qui tirait un trait sur sa soirée en pantoufles. « Rendez-vous chez moi aussi vite que possible. Okinawa a mis le doigt sur un truc. »