Washingtown,
Maison-Blanche.
26 décembre 2018.
Un épais manteau de neige recouvrait les jardins de la Maison-Blanche. C’était un jour hors du temps. Les journalistes accrédités et l’essentiel du staff présidentiel avaient déserté Washington pour passer les fêtes en famille. Jeff Femandez portait fièrement un épais pull-over blanc orné d’un bald eagle en broderie. Un cadeau de sa grand-mère maternelle, qui venait de fêter ses cent ans. La confection du pull avait achevé ses yeux fatigués. La journée avait été lente et ennuyeuse. Sommet bilatéral avec un président de deuxième zone incapable d’aligner deux mots d’anglais cohérents, réunion hebdomadaire avec les agences de sécurité nationale, et distribution de cadeaux de Noël à des orphelins.
Les visiteurs du soir mettaient toujours un peu de piment dans son menu quotidien. Nick Borstrom et Rob Painter étaient des salopards au service de la pieuvre, des maîtres chanteurs de la pire espèce. Le Président s’était pourtant habitué à eux. Ils étaient directs et francs, quand bien même ils le tenaient par les cojones. Tous trois avaient des intérêts communs. Ils étaient d’authentiques patriotes au service de l’Amérique. Tous trois avaient à cœur de faire durer par tous les moyens la fabuleuse croissance économique qui poussait le pays dans le dos. Google était au cœur de cette vague de richesse extraordinaire. L’IA était l’assurance à long terme de l’hégémonie libérale transhumaniste.
Painter et Borstrom lui annoncèrent les dernières nouvelles du front. Le Président fut impressionné. Les hommes de Borstrom avaient bien travaillé. Le réseau du sénateur Milton Earle était sous surveillance rapprochée et discrète. Un de ses hommes de main avait été retourné et travaillait désormais pour le camp du bien. Il pourrait intoxiquer le sénateur à loisir avec des informations erronées.
L’essentiel des investisseurs avaient été identifiés. La plupart étaient des industriels bioconservateurs et des fondamentalistes religieux prêts à claquer leurs derniers pétrodollars pour contrer le Grand Satan judéo-geek. La manœuvre était tellement osée, la somme nécessaire à une opération de cette envergure si colossale, qu’on ne pouvait que s’incliner devant la volonté de Milton Earle. Femandez était soufflé par l’audace du sénateur. Le vieux ne se contentait pas de faire le bouffon sur Fox News et de financer des publications rétrogrades. La progression effrayante des technologies NBIC l’avait poussé à voir grand. Il allait combattre le capitalisme transhumaniste sur son propre terrain : la bourse.
Milton voyait grand. Les bioluddites préparaient un D-Day sur Wall Street. Un débarquement aussi soudain qu’inexorable. Cette blitzkrieg conservatrice se voulait une prise de contrôle capitalistique dans les règles de l’art, parfaitement légale et inattaquable. C’était brillant. Milton Earle mettait sur pied ce que les Chinois avaient toujours rêvé de faire sans oser passer à l’action. Pékin savait que le gouvernement américain opposerait son veto à une prise de contrôle de Google. Un veto serait plus difficile à justifier avec un sénateur américain. Il allait falloir jouer finement. Le capitalisme avait ses règles. Jeff Fernandez ne pouvait se comporter en bolchevik.
Sergey Brain avait un plan. Il avait envoyé ses émissaires pour rassurer le Mexicain. Il n’était pas question de le mettre en porte à faux. Le côté obscur du data mining permettrait de monter des dossiers compromettants contre la plupart des investisseurs liés au putsch. Les agents spéciaux de Borstrom feraient le reste. Milton Earle souhaitait acquérir et détruire une société stratégique pour l’avenir des États-Unis et du monde. Il suffisait de le prouver avec les documents nécessaires, quitte à les falsifier.
— Rien ne dit que ce vieux fou de Milton parviendra à récolter des centaines de milliards de dollars, tempéra Fernandez.
— Nos informations nous poussent à croire qu’il y parviendra, monsieur le Président.
— Que suggère Sergey ? Laissez-moi deviner… Voyons, faire arrêter Milton Earle ? Balancer des infos compromettantes à la presse ? Je brûle… ?
— Sergey suggère de laisser faire pour le moment, monsieur, sourit Borstrom. Je me charge de rassembler des dossiers toxiques qui permettront de tous les inculper pour association à visée criminelle contre des intérêts vitaux des États-Unis.
— Il s’agit d’œuvrer avec la plus grande discrétion, dit Rob Painter. Les agences de sécurité fédérales ne doivent pas être au parfum. Earle, Kass et Fokuyama ont des amis partout. Les risques de fuites sont trop importants.
— Ces informations ne doivent pas sortir de cette pièce, monsieur le Président.
Jeff Fernandez alluma une cigarette artificielle pour se donner une contenance. Il détestait se sentir comme un vulgaire droïde télécommandé par Sergey Brain. Il était le président des États-Unis, putain de merde, et un informaticien parkinsonien faisait de lui ce qu’il voulait. Même Nixon, contrôlé par la mafia, et Hoover avaient réussi à conserver plus de marge que lui. Fernandez avait sa fierté. La situation était humiliante mais sans témoins, ce qui la rendait à peu près supportable.
— Sergey tient à vous dire que sa contribution à votre campagne de réélection sera spectaculaire, dit Borstrom.
— Encore faudrait-il que le fameux plan d’action de notre ami Sergey ne me coûte pas toute ma légitimité, grogna-t-il.
— Nous ne pouvons nous le permettre, monsieur le Président. Le sort de Google est lié à votre réélection.
— Vous m’inquiétez, Nick. Puis-je connaître les grandes lignes de ce plan d’action ?
— Pas tout de suite, monsieur, il est en cours d’élaboration. Sergey préfère en savoir plus sur ces ennemis de la démocratie avant de vous en exposer les détails.
— Soit, souffla-t-il en feignant l’indifférence.
Fernandez n’avait jamais été aussi humilié de sa vie. Il serra vigoureusement la main des visiteurs du soir pour faire bonne figure et s’effondra dans le fauteuil présidentiel. Il pivota et regarda la neige tomber sur les jardins de la Maison-Blanche. Il partait le lendemain pour quelques jours de vacances aux Bahamas. Un peu de farniente et de soleil lui feraient du bien.
Le Bureau ovale avait au fil des décennies connu d’innombrables réunions et discussions secrètes dont les conséquences avaient façonné le monde. Il se mordit la joue en réalisant quelle marionnette il était devenu.
Le véritable Bureau ovale avait migré à l’ouest, dans le building n° 43 du Googleplex, Mountain View, Californie.