Cuba.
12 décembre 2018.

Une lourde vague de chaleur hivernale plongeait La Havane dans la torpeur. Les touristes occidentaux glandaient à l’ombre des jardins luxuriants de l'hôtel-casino Ronald Reagan. Les investisseurs du monde entier s’étaient précipités sur l’île après la chute des communistes. Ils en avaient fait un paradis pour Occidentaux en mal de mojitos et de plages tropicales. Les casinos de la Belle Epoque avaient rouvert leurs portes sous l’impulsion de consortiums immobiliers américains et asiatiques. Le plus grand parc Disney au monde était en cours de construction face à la baie des Cochons. Soutenu par la CIA, le gratin de la diaspora cubaine de Floride avait pris le pouvoir et faisait régner la loi du billet vert. Le petit peuple cubain remerciait le Seigneur de pouvoir manger à sa faim. Les supermarchés débordaient de victuailles. Les magasins Gap et H&M poussaient comme des champignons. Le boom économique était muy espectacular.

 

Le jour de la chute du gouvernement marxiste-léniniste, les tombes de Fidel et Raul avaient été détruites par la foule en colère, leurs cercueils déterrés, brûlés et piétinés. La peur d’un retour en arrière avait poussé le peuple dans les bras puissants de l’oncle Sam. Le drapeau américain flottait depuis sur la plupart des maisons du pays. À l’image d’Haïti après le tremblement de terre, Cuba était devenue l’équivalent d’un nouvel État américain.

 

 

 

Milton Earle sirotait une bière glacée sur le balcon de sa suite présidentielle. L’hôtel Ronald Reagan était un palace en bois blanc, bâti suivant l’esthétique des aimées soixante. Le balcon dormait sur un vaste jardin d’arbres tropicaux. C’était un endroit merveilleux. Le seul paradis métèque qui trouvait grâce à ses yeux texans.

 

Milton avait toujours aimé Cuba. La passion des Earle pour l’île aux cigares était héréditaire. Son père y possédait des terres agricoles avant d’être spolié par la révolution coco. Son grand-père y avait fait du business avec Lucky Luciano. Sa grand-mère s’y faisait ramoner l’arrière-train par des danseurs de salsa gominés.

 

 

 

Léon Kass ne se déplaçait plus qu’en fauteuil roulant, mais son esprit demeurait vif et sa haine des transhumanistes intacte. Milton serra vigoureusement la main de son vieil ami. Kass était une légende du combat contre les profanateurs du génome. Il avait été le principal conseiller du président Bush Jr sur les questions bioéthiques. Kass était un vrai patriote, un idéologue acharné de la cause bioconservatrice. Il disposait encore de réseaux conséquents à travers le monde. Ses articles étaient lus et étudiés dans les meilleures universités religieuses de la planète.

 

Les gardes du corps furent priés d’attendre la fin du meeting dans le hall. Milton poussa lui-même le fauteuil roulant jusqu’au salon. Le docteur Francis Fokuyama était enfoncé dans un canapé, un cigare dans la bouche. Il salua l’arrivée de Léon Kass d’un vague mouvement de la main. Ces deux-là partageaient la même peur de la grande convergence NBIC, mais ils ne pouvaient pas se supporter. Ils s’étaient battus pour avoir l’oreille de Bush Jr. Ils se battaient depuis pour le leadership intellectuel de la cause. Milton jouait les intermédiaires pour apaiser les tensions. La situation du monde était suffisamment critique pour marquer la fin des chamailleries. Il était temps de mettre un terme à cette guerre des ego. Le combat contre le transhumanisme devait être livré rapidement et de manière radicale, sous peine d’être perdu à tout jamais.

 

 

 

— Je veux une poignée de main, gentlemen ! martela Milton. Allons, allons ! Cessons ces putains de gamineries, voulez-vous ?

 

— Pour cela, il faudrait que le bridé lève son cul du canapé, grinça Léon Kass. Je ne vais tout de même pas ramper sur les coudes jusqu’à lui.

 

Fokuyama secoua la tête. Il s’adressa à Milton sans un regard pour le vieux.

 

— Milton, je croyais que le handicapé voulait enterrer la hache de guerre. Est-ce qu’il vient de me parler comme un type qui veut sincèrement mettre nos différends de côtés ?…

 

— Le handicapé t’emmerde.

 

— Toi le vieux, je ne t’ai pas sonné.

 

Milton Earle tenta de garder son sang-froid. Les scientifiques formaient une race à part. Ils étaient pires que les politiciens les plus tordus de Washington. Tous les types avec un QI supérieur à cent soixante se comportaient comme des gamins de douze ans dès qu’ils en avaient l’occasion. C’était usant.

 

— Messieurs, j’ai un avion pour Washington qui m’attend, dit-il aussi calmement que possible. Alors serrez-vous la main immédiatement et qu’on en finisse. Francis, si tu veux bien te donner la peine de t’avancer jusqu’au fauteuil de Léon, hmm ?

 

Fokuyama souffla bruyamment en levant ses fesses du canapé. Il se planta devant le vieillard sans le regarder et tendit sa main. Léon Kass souriait. Il se sentait dans la peau du vainqueur. Le Jap avait fait l’effort de venir jusqu’à lui. En langage diplomatique, l’ennemi avait jeté les armes à ses pieds. Cela suffisait à son bonheur.

 

La poignée de main dura une demi-seconde, et pas une attaque désagréable ne fut lancée dans la foulée. Le cessez-le-feu était à l’évidence fragile. Milton Earle alluma un cigare et changea de sujet avant que les hostilités ne reprennent.

 

— Messieurs, j’ai de bonnes nouvelles concernant notre petite quête pour le sauvetage de l’humanité. Bill Gates accepte de mettre au pot.

 

— La rumeur veut que ses MST ne lui laissent plus que quelques heures de lucidité par jour, grinça Kass.

 

— Rumeur infondée, rétorqua Fokuyama. J’ai rendu visite à Bill en Afrique il y a quelques semaines. Il est dingue, mais se porte comme un charme.

 

— Nous avons déjà réuni cent cinquante milliards de dollars pour cette opération.

 

— Nous sommes loin du compte, fit Kass. Le titre a encore grimpé de vingt pour cent ces dernières semaines. Les promesses de l’IA font bander les vautours de Wall Street…

 

— Nous trouverons l’argent. Et nous prendrons le contrôle de la société, tonna Milton.

 

 

 

Fokuyama était perplexe. La mobilisation de toutes les bonnes volontés de la planète était une stratégie risquée. Il s’agissait d’une opération quitte ou double.

 

— Je ne fais pas confiance au président Femandez dans cette affaire, avoua-t-il. Rien ne dit qu’il laissera Google à la merci d’un rachat surprise.

 

Milton ricana :

 

— Le Président est une girouette. Mais je le vois mal intervenir dans une opération boursière parfaitement légale ! Ce serait une déclaration de guerre à l’économie mondiale. Une révolution à la soviétique. Il ne risquera pas de perturber l’équilibre du monde pour sauver la tête de Sergey Brain.

 

— Je suis d’accord avec Milton. Aussi influençable soit-il, Fernandez est un capitaliste. Le changement de mains de Google provoquera une immense vague de soulagement à travers le monde. Nos amis comme nos ennemis sont terrifiés par le cynisme et la toute-puissance de Sergey Brain. Il suffit de sonder la presse et les blogs. Même les transhumanistes chinois commencent à redouter l’avenir que nous réserve l’intelligence artificielle…

 

— Alléluia ! hurla Milton en tapant l’épaule du vieux.

 

— Si par bonheur cette opération se concrétise, nous devrons accompagner cette prise de contrôle par une déclaration solennelle, dit Kass d’un ton grave. Un texte qui restera dans l’histoire. Les techniques prométhéennes ont bouleversé l’équilibre mental des populations. Les hommes ont perdu tous leurs repères. Nous devrons nous présenter comme les garants de la morale et de la raison. Surtout pas comme les ennemis du progrès.

 

Milton acquiesça. Fokuyama fit la moue.

 

— J’aimerais partager ton angélisme, mon vieux Kass. Mais je crains qu’un communiqué ou une conférence de presse ne soit pas suffisant pour classer les métastases du transhumanisme. Le lavage de cerveau transhumaniste a causé des dégâts que vous sous-estimez. Nous sommes devenus ultraminoritaires.

 

— Je ne partage pas cette analyse catastrophiste, grogna Kass.

 

— J’étais à Rome il y a quelques jours. Le pape lui-même est en dépression chronique devant l’étendue de sa perte d’influence en Europe. Le principe de la dignité humaine qui interdirait de dépasser son créateur n’est plus à la mode, même en Italie. Quant à la sacralisation de la nature version écolo, ce n’est pas mieux. Les partis verts sont en chute libre partout dans le monde…

 

— Encore une fois, tu mélanges tout, sourit Kass. Les écologistes sont comme les pastèques. Vert à l’extérieur, rouge à l’intérieur. C’est précisément cette inclinaison altermondialo-communiste qui provoque leur déclin. Quant aux grandes religions monothéistes, elles ont fait leur temps. Les vertiges de la convergence NBIC, la possibilité de la fin de l’homme ont provoqué la fragmentation des églises et la multiplication des sectes. Les peuples sont hagards, plus perdus que jamais. Nous sommes à la croisée des chemins et ils hésitent sur la route à suivre. Une route mène à l’abattoir, l’autre à la vie simple et honorable que menaient nos grands-parents.

 

— J’aime cette formule ! tonna Milton. La prise de contrôle de Google montrera la voie à suivre. C’est l’acte de résistance ultime. Le seul qui puisse changer le cours de l’histoire.

 

— Je persiste à croire que nous devrions d’abord nous assurer de la neutralité de Fernandez, souligna Fokuyama. Un soutien important à sa campagne de réélection pourrait l’aider à choisir son camp.

 

Milton déplia sa grande carcasse de cow-boy et enfila sa veste. Son jet privé l’attendait.

 

— Je ne fais aucune confiance à ce serpent, dit-il. Nous devons bénéficier de l’effet de surprise pour réussir. Messieurs, je pars pour Washington. Le Sénat n’attend pas. Hasta luego.

 

 

 

Fokuyama et Kass quittèrent l’hôtel Ronald Reagan par des sorties différentes, avec chacun une mallette de billets sous le bras. Cinq millions de dollars en billets de cent pour financer leurs oeuvres : achat d’espaces publicitaires, frais de personnel, publication de tracts, campagne de mailing, location de salles, pots-de-vin, financement de groupuscules bioluddites, etc. La guerre contre la pensée dominante coûtait cher et produisait des résultats limités. Elle permettait néanmoins d’occuper une petite parcelle du terrain médiatique. Il s’agissait de donner des preuves de vie de la résistance. Le but était de préserver le moral des troupes et de ramener à la raison quelques âmes égarées. Le sauvetage de l’humain biologique n’était pas une cause perdue. L’Amérique éternelle de John Wayne était aveuglée par les lumières bling-bling de la technologie. Ce ne pouvait être qu’un éblouissement temporaire. Les valeurs intangibles de l’Amérique et du monde libre ne pouvaient pas s’évanouir par enchantement. La vie, la mort, la reproduction naturelle, toutes ces choses immuables ne sauraient disparaître comme par miracle. L’hallucination collective allait cesser. Dieu allait mettre fin au sortilège. Le peuple reprendrait ses esprits in extremis. Milton en était convaincu. Ses alliés aussi.

 

 

 

Le Hummer hybride glissait en silence sur le revêtement flambant neuf de la calle de la Libertad. L’artère qui menait au nouvel aéroport international était bordée de boutiques et d’hôtels cinq étoiles pour touristes fortunés. Les trottoirs débordaient de Blancs en short, la nuque rougie par le soleil, les bras chargés de sacs Ralph Lauren, Prada, Banana Republic, ou Nike. Ils dormaient à l’hôtel Roosevelt, au Hilton, au Four Seasons ou à l’Exxon Palacio.

 

Milton Earle remarqua un nouveau centre de génomique en construction à proximité du Four Seasons. Un panneau publicitaire indiquait l’ouverture prochaine du Genoheaven, un établissement cofinancé par Pfizer et la chaîne hôtelière Best Western. Un écran LCD de quarante mètres carrés clignotait devant le chantier : « Genoheaven : clonage thérapeutique et reproductif, thérapies géniques, nanotechnologies réparatrices, implants, protéines chaperons, cellules souches. Hôtel cinq étoiles, spa, golf, restaurant gastronomique, club enfant. Ouverture en juillet 2019. Genoheaven, luxe et santé dans un cadre paradisiaque, à prix discount! » Il s’étrangla. L’île comptait déjà des dizaines de cliniques dédiées à la médecine personnalisée et régénérative. Les Cubains pratiquaient des tarifs attractifs qui attiraient les patients par charters entiers. Le cancer biotechnologique progressait à toute vitesse et dans les pays les plus improbables. Même les eaux internationales voyaient fleurir des paquebots reconvertis en cliniques high-tech. Les pays nordiques s’en étaient fait une spécialité. Leurs paquebots médicalisés croisaient dans le golfe Persique et au large de l’Europe et faisaient le plein de patients dans des ports neutres. Ces génoparadis flottants attiraient une clientèle trop modeste pour s’offrir le voyage en Chine ou aux États-Unis. Deux ans plus tôt, un paquebot battant pavillon norvégien avait été coulé par des terroristes islamistes au large de Casablanca. Une centaine de patients avaient péri piétinés dans la course aux canots de sauvetage. Pourtant, malgré les risques, les paquebots ne désemplissaient pas. Suédois, Islandais et Norvégiens voyaient d’un mauvais œil la révision des lois bioéthiques en Europe. Les génocroisières discount rapportaient gros.

 

Milton Earle ordonna à son chauffeur de faire demi-tour. Il fit stopper le véhicule devant le panneau publicitaire et descendit sur le trottoir. Un soleil de plomb tapait sur les ouvriers du chantier. On entendait le bruit des marteaux-piqueurs et des tracto-pelles. Ses gardes du corps regardaient leur patron d’un air soucieux. Celui-ci avait les yeux rivés sur l’écran géant.

 

— Donnez-moi le fusil à pompe, dit-il.

 

— Que voulez-vous faire, monsieur le sénateur ?

 

— J’ai dit, passez-moi le fusil à pompe !

 

— Il y a des témoins, monsieur le sénateur. Vous ne pouvez pas faire ça…

 

Milton Earle serra les dents. Son visage était défiguré par la colère. Il balança une droite puissante et soudaine dans la figure de son employé. L’armoire à glace recula, sonné.

 

— Le fusil ! Le fusil, putain de larbin de merde !

 

Un groupe de touristes avait traversé la rue, attiré par l’altercation. Ils avaient des appareils photo autour du cou. L’armoire à glace se tenait la mâchoire en essayant de le raisonner.

 

— Il y a du monde qui rapplique, monsieur. Ce n’est pas prudent…

 

— Rien à foutre des témoins ! Le fusil !

 

— Il faut dégager d’urgence, monsieur le sénateur, dit le chauffeur d’un ton ferme.

 

— Vous voulez garder votre boulot ? Le fusil !

 

Ils s’y mirent à trois pour le maîtriser et le forcer à rentrer dans le Hummer. Milton se débattait et hurlait, promettant de les virer, de les torturer et de violer leur mère s’ils ne le lâchaient pas illico. Le chauffeur enfonça la pédale d’accélérateur et le 4x4 s’éloigna dans un crissement de pneumatiques.

 

 

 

Dix mètres plus loin, planqué sous une casquette de l’équipe de base-ball des Cuban Pirates, l’agent spécial John Okinawa n’avait rien manqué du spectacle. Pour un vieillard, le sénateur avait encore de beaux restes.

 

Il aspira les dernières gouttes de sa noix de coco et fit demi-tour. Il n’était pas utile de suivre Earle jusqu’à l’aéroport. Il avait tout ce qu’il lui fallait et plus encore. Le patron serait content. La présence de Léon Kass et de Francis Fokuyama lui fournissait un bon prétexte pour rester à La Havane et prendre un peu de bon temps sous les tropiques.