Lens, nord de la France.
15 septembre 2018.

Le paysage était encore plus sinistre qu’Hugo ne l’avait imaginé. Le bassin minier du nord de la France était mort depuis longtemps. Le chômage dans cette région dépassait allègrement les trente-cinq pour cent de la population active. Les villes de Lens, Roubaix et Valenciennes étaient devenues des taudis à ciel ouvert où plus un touriste ne mettait les pieds depuis des lustres. Les loyers n’étaient plus payés. Une loi d’urgence interdisait l’expulsion des locataires. La paix sociale était à ce prix. Le pays des Ch’tis survivait grâce aux trafics en tout genre. Les chèques misérables de l’État-providence suffisaient à peine à s’offrir de la bière premier prix et des sacs de patates. Les caisses du pays étaient vides. Le Nord subissait la récession la plus violente. Les gamins moisissaient à l’école pour des boulots qu’ils n’obtiendraient jamais. Les ados à la dérive fumaient de la dope du matin au soir en rêvant de quitter cette zone un jour. Ils rôdaient comme des fantômes avec du son arabotechno à fond dans les oreilles. Les adultes désœuvrés traînaient dans les rues en quête d’une journée de boulot au noir, d’une voiture à braquer ou d’un putain de miracle. La rareté du travail provoquait des affrontements raciaux au quotidien. Le tissu social était en lambeaux. Les Blancs pétaient la gueule aux Arabes qui osaient encore prétendre à des postes sur des chantiers de construction. Les Arabes pétaient la gueule aux Blacks qui reluquaient les jobs les plus minables. Les Blacks défonçaient la gueule des Blancs qui préféraient les Asiatiques aux Africains. Les skinheads réglaient leur compte aux patrons qui ne pratiquaient pas la préférence nationale. Les milices gauchistes tapaient sur les flics qui tapaient sur les bougnoules. La violence était permanente. Les mâles avaient du temps libre. Trop de temps libre et d’énergie à dépenser. Les cerveaux se liquéfiaient à force d’oisiveté et d’alcool de contrebande. Le pays des Ch’tis devenait le musée à ciel ouvert de la décrépitude de l’Europe.

 

Il avait pris une chambre dans le dernier hôtel vaguement correct de Lens. La vue donnait sur la place de la Gare et ses nuées de punks à chiens et de posthippies défoncés à la colle. La décrépitude de Lens ressemblait à celle de Barcelone, le froid, la laideur, et les grosses rouquines en sus.

 

Hugo prit son petit déjeuner au restaurant de l’hôtel. Une plaque en cuivre dans le hall du vieil immeuble en brique indiquait que l’écrivain Emile Zola y avait séjourné. Hugo avait lu Germinal quand il était étudiant. Un siècle et demi après Zola, les habitants du Nord étaient retombés au fond du trou. Et ils ne pouvaient plus compter sur le charbon pour faire vivre leur famille.

 

La Voix du Nord, le quotidien gratuit local, évoquait à la une la mort de trente jeunes de Roubaix. Les gamins avaient volé un voilier une semaine plus tôt et tenté le voyage vers la terre promise. Comme des milliers de jeunes Européens, ils avaient voulu entrer illégalement aux États-Unis. La mer était le seul moyen. Une tempête au milieu de l’Atlantique avait fait chavirer le petit monocoque. Le marin le plus chevronné du groupe avait un stage d’optimiste à son actif, effectué quand il était gamin. Ils n’avaient dès le départ aucune chance de rejoindre en vie les côtes US. Hugo ferma les yeux et imagina la fin atroce des adolescents. Il pensa à la douleur des parents. Chacune de ces victimes avait été un joli bébé. Un bébé choyé comme le sien. Ses parents l’avaient vu faire ses premiers pas, pleurer lors de sa première rentrée des classes, faire du vélo sans petites roues dans les rues merdiques de Roubaix. Il y avait des albums photos entiers documentant la courte vie de ces gamins sur les étagères des familles détruites.

 

La paternité avait changé Hugo Paradis. Il avait de l’empathie pour ces parents. Il comprenait l’ennui et la frustration qui avaient poussé les ados à se jeter à l’assaut de l’Atlantique nord. Leur pays n’était que misère et désolation. La croissance économique ne reviendrait sans doute jamais. La télévision montrait la vie glamour des classes moyennes à Los Angeles, Miami ou New York City. Ces trente merdeux voulaient leur part d’espoir et de rêve. Ils n’avaient rien d’autre à perdre qu’une vie pathétique et sans avenir. Ils voulaient voir en vrai le port de New York et Ellis Island. Si les gardes-côtes les renvoyaient par le premier avion, ils auraient au moins des trucs à raconter. Hugo songea qu’il aurait sans doute fait la même chose à leur place. Mieux valait tomber au combat que moisir sur place.

 

 

 

Deux commerciaux à la table voisine parlaient de leur nuit respective en sirotant du jus d’orange. Ils portaient des costumes élégants. Un badge de la société Nestlé pendait à leur cou. Visiblement des cadres d’entreprise venus de Paris pour un congrès ou un deal quelconque. Ils avaient levé deux gamines ch’tis la veille au soir contre quelques euros. Le gros chauve à l’allure répugnante parlait des saloperies qu’il avait fait subir à la petite. L’autre, un petit nerveux de type méditerranéen, ricanait dans sa serviette. Hugo comprit que les filles étaient sœurs. Elles avaient passé une nuit d’horreur entre les pattes de ces deux fils de pute.

 

Il attendit que la serveuse sorte de la salle du petit déjeuner. Il dégaina son téléphone, se leva, et se posta face à eux pour les prendre en photo. Le gros chauve écarquilla les yeux, un morceau de croissant dans la bouche.

 

Hugo pointa son téléphone du doigt.

 

— Messieurs, j’ai enregistré toute votre conversation à propos de vos exploits extraconjugaux, dit-il d’un ton posé. Vos patrons et vos femmes vont adorer.

 

— Qu’est-ce que c’est que ces conneries, putain de merde ?

 

Le petit nerveux se leva d’un coup et fit mine d’attraper le téléphone. Hugo le saisit par l’oreille et lui fit faire un demi-tour. Le petit reposa son cul sur la chaise en gémissant.

 

Le gros était livide. Le morceau de croissant était toujours dans sa bouche. Il n’était plus en état de mastiquer. Hugo attrapa les badges Nestlé. Le gros s’appelait Michel Laval. Le petit Serge Rizzoti.

 

— Qu’est-ce que vous voulez, bordel ? souffla le brun. Vous êtes qui ?

 

— Ta gueule, mon petit Serge, tonna Hugo.

 

— Vous voulez de l’argent ? demanda le gros.

 

— De l’argent… Très bonne idée, ça, mon petit Michel, de l’argent.

 

— Cent euros, O.K. ? proposa le petit. Cent euros et vous nous lâchez les baskets avec cette histoire, O.K… ? On est cool… ?

 

Hugo ne put s’empêcher de sourire. Cent euros. Ces deux empaffés ne doutaient vraiment de rien. Le pouvoir de nuisance des cadres moyens avait augmenté avec la crise économique. Les VRP pouvaient sodomiser des mineures toute la nuit pour un billet de vingt. Ils pouvaient leur pisser dessus et leur envoyer des claques dans la gueule pour cinq de plus. Cent euros leur paraissaient une petite fortune.

 

— Cent euros chacun, dit Hugo en consultant sa montre. Rendez-vous dans cinq minutes dans le parking de l’hôtel. Et ne soyez pas en retard, j’ai autre chose à foutre de ma journée.

 

— Et vous effacez la photo et l’enregistrement sous nos yeux ? demanda le gros.

 

— Bien entendu. Michel, voyons ! Nous sommes entre gentlemen, il rigola.

 

 

 

Les deux amateurs de chatte mineure se pointèrent dans le parking avec les billets à la main. Hugo se tenait dans un coin qui n’était pas balayé par la caméra de surveillance. Il pouvait lire la colère sur le visage des deux VRP. Ces salopards n’éprouvaient pas le moindre remords pour les filles. Ils s’en voulaient d’avoir parlé trop fort. Ils s’en voulaient de ne pas avoir les couilles de résister au chantage du malabar à l’accent anglais. Il y aurait d’autres filles, d’autres saloperies perpétrées en toute impunité.

 

Hugo commença par le petit nerveux avec un coup de tête rageur qui lui explosa le nez, suivi d’un coup de pied dans les parties génitales. Le gros fit mine de partir en courant à la vitesse d’une limace. Hugo lui fit un croche-patte et il s’écroula de tout son long sur le béton. Seule subsistait sur son crâne une ridicule couronne de cheveux gris. Hugo se servit de cette prise pour lui fracasser la face à six reprises contre le sol, puis le retourna pour juger du résultat. Il y était allé un peu fort. Michel ressemblait à un steak tartare crachant des dents et du sang. Il l’abandonna pour s’occuper de son copain. Serge se tenait à quatre pattes et tentait de reprendre ses esprits. Son nez pissait comme une fontaine. Hugo profita de sa position pour lui balancer un coup de pied dans les côtes. Des billets de vingt euros gisaient sur le sol. Hugo ramassa le fric et lui fourra les petites coupures dans la bouche en tassant à coups de poing. Toutes ses incisives pendouillaient lamentablement au bout d’un nerf.

 

Hugo susurra à son oreille :

 

— Je suis père de famille. J’aime les enfants. Ne traite plus jamais une fille comme ça, ou la prochaine fois je te coupe les couilles. Pigé, connard ?

 

Le petit Serge hocha la tête en pleurnichant.

 

Hugo déboutonna son pantalon. Il n’avait pas l’intention de remettre les pieds à Lens de sitôt, et les flics locaux ne solliciteraient pas la banque ADN d’Interpol pour deux commerciaux tabassés dans un parking. Il leur pissa dessus en sifflotant, puis décampa au volant de sa Nissan de location. Il aimait démarrer la journée par une bonne action. Il se sentit de bonne humeur vingt bonnes minutes avant d’oublier ces deux minables.

 

 

 

Milton Earle l’avait envoyé en émissaire. Il devait rencontrer Michael Field, un industriel écossais à la tête d’une multinationale du transport routier. Field était une figure des réseaux bioconservateurs européens. L’homme d’affaires avait quitté son pays six ans plus tôt avec fracas pour protester contre la politique transhumaniste de son gouvernement. Il finançait depuis une communauté bioluddite de trois mille personnes qui vivaient en marge de la société. Tous étaient employés par sa société et ses filiales. La communauté s’étendait sur un millier d’hectares en pleine campagne, à dix kilomètres au sud de Lens. L’État français avait choisi de fermer les yeux. L’Ecossais payait ses impôts en France. Michael Field arrosait les politiques locaux et pesait économiquement trop lourd pour s’attirer des ennuis. Il donnait l’image d’un original bougon, d’un chrétien fondamentaliste qui faisait plus de bien que de mal.

 

La communauté luddite disposait de son propre service de sécurité, d’un hôpital et de plusieurs écoles. Michael Field dirigeait son empire depuis son camp retranché. Il était marié à la fille d’un prêtre et père de huit enfants. Les membres de la communauté vivaient selon les règles strictes du patriarche. D’innombrables sectes du même type avaient fleuri à travers le monde. Aucune n’avait les moyens financiers du gourou de Glasgow.

 

 

 

Les gardes fouillèrent Hugo et passèrent sa voilure au peigne fin. Il laissa ses armes à l’entrée et fut autorisé à poursuivre sa route. Un gros Hummer rouge lui ouvrit la voie. La communauté Field était un Disneyland pour bioluddites. Des petits pavillons blancs identiques aux façades ouvragées s’étendaient à perte de vue. Les pelouses étaient manucurées. Les hommes portaient des chemises blanches ornées du logo de la société de transport. Les femmes des robes blanches et de longues jupes plissées. Les enfants ressemblaient à des communiants des années soixante. Ils pratiquaient des activités de plein air et circulaient à vélo. Si ce n’avait été les poteaux électriques et les voitures, on se serait cru dans une tribu amish.

 

Il suivit le Hummer jusqu’à la zone d’activité, plusieurs kilomètres au sud des habitations. Des centaines de semi-remorques Field Transportation étaient garés devant des hangars gigantesques. La zone était une fourmilière où s’activaient des pères de famille sensibles à la cause bioconservatrice. Michael Field était leur patron, leur guide, le garant de la sécurité de leur femme et de leurs enfants. Tous avaient été triés sur le volet pour intégrer la communauté. La communauté Field était un bastion de résistance biologique à la technologie. Suivant la volonté de son créateur, Internet et la technomédecine ne franchiraient jamais ses portes. La communauté Field se voulait une réserve d’humains biologiques vierges de toute manipulation génétique, imperméable à la doctrine suicidaire des transhumanistes. Une arche de Noé du génome humain. Avec l’aide de Dieu, Michael Field et ses ouailles espéraient survivre à la singularité et à l’avènement des posthumains. Dans quelques décennies, quand les homodroïdes et les nanorobots auraient transformé la planète en tas de cendres, ils reprendraient le flambeau. Michael Field croyait à la lumière au fond du tunnel. Le repeuplement de la Terre passerait par ses troupes.

 

Le Hummer stoppa devant un immeuble de dix étages. Le chauffeur marmonna quelque chose dans son talkie-walkie et lui fit signe de le suivre. Un garde du corps le fouilla à nouveau avant de l’accompagner dans le bureau du milliardaire écossais. Michael Field se tenait devant une fenêtre, téléphone à la main. Le garde lui proposa du thé. Il s’installa dans un fauteuil club et patienta en buvant son darjeeling. Il observa l’homme d’affaires qui s’agitait dans son coin sans lui adresser un regard. Il lui parut plus petit et frêle qu’à la télévision. Field parlait football avec un fort accent écossais.

 

Hugo avait lu son dossier dans l’avion. Il se rappela que l’industriel nourrissait une passion immodérée pour le ballon rond. Il avait été quelques années plus tôt propriétaire des Glasgow Rangers, une des équipes les plus titrées du championnat écossais. L’aventure de Field dans le foot n’avait pas duré. Field avait voulu imposer des règles éthiques strictes à son équipe. Pas de drogue, de manipulation génétique, ou de technodopage d’aucune sorte. Après dix défaites consécutives, les supporters furieux avaient obtenu la tête de l’actionnaire majoritaire. Field avait par la suite tenté de monter un championnat parallèle à l’échelle européenne. Une compétition propre, dans laquelle la technique aurait pu reprendre le pas sur la force brute. Personne ne fut intéressé et le projet retomba comme un soufflé.

 

Le petit homme raccrocha le combiné et se dirigea vers lui en souriant. Hugo se leva. Field lui arrivait à peine au niveau de la poitrine. Le milliardaire donnait le sentiment de pouvoir s’envoler au premier coup de vent.

 

Field tendit une main fine et lui serra mollement la main.

 

— Hugo Paradis. Enchanté, monsieur Field, dit Hugo.

 

— Milton Earle vous envoie, c’est bien cela ?

 

— C’est exact, monsieur.

 

— Pauvre Milton…

 

— Plaît-il, monsieur ?

 

— Je compatis à sa douleur. Milton Earle est un homme qui aime son pays et ses concitoyens. Comme il doit être pénible pour lui de les voir se mutiler sous ses yeux. Les apprentis sorciers transhumanistes ont transformé les Américains en rats de laboratoire…

 

— Le sénateur partage votre analyse, monsieur.

 

— Les transhumanistes déforment, corrompent, dénaturent tout ce qu’ils touchent. Ces rats falsifient et trahissent, ce sont des collabos au service de Satan.

 

— Indéniablement, monsieur.

 

— Aimez-vous votre pays, monsieur Paradis ?

 

— J’aime mon pays, monsieur.

 

— Croyez-vous en Dieu ?

 

— Oui monsieur, mentit Hugo.

 

— Vous êtes bâti comme une armoire à glace. Consommez-vous des stéroïdes anabolisants ?

 

— Négatif, monsieur.

 

— Dieu vous a donné ce physique de déménageur pour vous en servir. Utilisez-le à bon escient.

 

— J’essaye, monsieur.

 

— Avez-vous des enfants ?

 

— Six garçons, monsieur. Et le septième ne devrait plus tarder, si le Seigneur le permet.

 

— Merveilleux ! Merveilleux !

 

— C’est une bénédiction, monsieur.

 

— Fêtons cela, voulez-vous ? Trinquons !

 

Field dégaina une flasque de whisky et agrémenta les tasses de darjeeling avec deux doigts de pur malt. Il n’était pas encore midi. Le teint douteux du milliardaire s’expliquait : Michael Field carburait à l’alcool de grain.

 

Le vieux vida sa tasse d’un trait. Hugo l’imita pour faire bonne mesure. L’alcool passa dans son système à une vitesse stupéfiante. Une vague de chaleur le souleva de son siège. Il eut le sentiment de léviter quelques centimètres au-dessus du coussin.

 

Field se saisit d’un bilboquet et l’écouta parler en jouant. Schlak. Schlak. Schlak. Schlak. La lourde boule de bois laqué ne manquait jamais sa cible. Hugo évoqua le fonds d’investissement, Google, et la nécessité de détruire l’IA avant qu’il ne soit trop tard. Il récita son texte sans quitter du regard la boule de bois qui se fichait sur son pieu. Il digressait sur les bénéfices financiers et stratégiques liés à une prise de contrôle de Google quand le vieux reposa son bilboquet et l’interrompit. Il grinça :

 

— Milton veut mon argent, mais il n’a pas le courage de venir le demander lui-même.

 

— Le sénateur a le plus grand respect pour votre engagement et votre courage, monsieur.

 

— Epargnez-moi ces bêtises, mon brave. Milton Earle est un sénateur américain. Il pense plus à son image qu’à la défense de l’humanité biologique. Il a toujours refusé d’apparaître publiquement à mes côtés.

 

— Ce fonds d’investissement peut changer le cours de l’histoire, monsieur. Il s’agit de ne pas perdre l’objectif de vue.

 

Field sourit faiblement. Il s’envoya une rasade de pur malt et alluma une cigarette artificielle. Les volutes de vapeur d’eau parfumée à la nicotine formèrent des ronds parfaits.

 

— Il n’est pas question de donner un milliard pour une OPA qui a toutes les chances d’échouer, dit-il.

 

— Nous comptons également sur vos amis, monsieur. Vous disposez de réseaux puissants, et votre sens de la persuasion peut transformer ce rêve en réalité. La survie de l’homme pur, de l’homme vrai, dépend de quelques investisseurs de bonne volonté.

 

— Laissez-moi vous dire une chose, jeune homme. J’ai anticipé ce qui se passe aujourd’hui il y a bien longtemps. La science a commencé à menacer l’humanité avec les Allemands. La volonté d’une réingénierie de l’homme par le régime nazi a marqué le début de la fin. Le mythe de l’homme augmenté était lancé. Après le programme eugéniste nazi, nous avons eu droit à la bombe atomique. Belle série ! Depuis la Seconde Guerre mondiale, la principale force agissante de notre évolution est le cerveau malade des apprentis sorciers. Que nous le voulions ou non, notre futur est aujourd’hui entre les sales pattes des transhumanistes du lobby médico-industriel…

 

— Vous avez raison, monsieur.

 

— Hitler et la guerre froide, c’était de la gno-gnotte. Les transhumanistes, eux, ont de réelles chances de causer la fin du monde…

 

 

 

Michael Field prit son bilboquet et réussit une série de dix. Hugo demanda s’il pouvait fumer. Le vieux refusa et s’envoya une nouvelle rasade de whisky. Hugo serra les dents. Ce voyage au pays des Freaks commençait à lui peser. Il avait hâte de sauter dans le premier avion et de rejoindre Sue à New York. Palo Alto attendrait quelques jours.

 

— Que suggérez-vous, monsieur Field ? L’inaction ? Le statu quo ?

 

— Je suis réaliste, monsieur Paradis. La Chine et les États-Unis sont plus puissants que l’Allemagne en déroute de juin 1944. Rien ne peut empêcher le transhumanisme de triompher. Il représente la pensée dominante. La fusion des bits et des atomes est inévitable. L’interface totale humain-machine n’est plus qu’une question d’années. Et croyez bien que prononcer ces mots m’arrache la bouche…

 

— Je comprends, monsieur.

 

— Même les écologistes sont en train de virer de bord. La nanoécologie pour réparer les destructions environnementales ! N’est-ce pas hilarant ? Le monde n’est-il pas devenu irrécupérable, monsieur Paradis ?

 

— Je ne saurais dire, monsieur.

 

— La singularité est un fantasme mortifère qui doit se réaliser. Quand les posthumains auront été éliminés par l’intelligence artificielle, Dieu rendra le pouvoir aux humains biologiques. Le tout-puissant a un plan, mon jeune ami.

 

— Je ferai part au sénateur Earle de votre décision, monsieur.

 

— Dites-lui plutôt d’avoir la courtoisie de me parler directement au téléphone.

 

— Bien, monsieur.

 

— J’ai dit que je ne balancerai pas un milliard sur les marchés financiers pour une opération incertaine. Je n’ai pas dit que certains de mes amis ne le feront pas.

 

— Message noté, monsieur.

 

— Dites à ce cher Milton que Sergey Brain est une vermine diabolique qu’il convient de neutraliser. Je le rejoins sur ce point.

 

— Vous êtes la sagesse même, monsieur.

 

Un garde ouvrit la porte et souffla quelques mots à l’oreille de son patron.

 

— Mon Dieu, où avais-je la tête ! Vite, monsieur Paradis ! Vite, suivez-moi ! Je suis attendu à la salle des fêtes. Vous allez assister en ma compagnie au grand spectacle annuel des enfants de ma communauté.

 

— C’est que, malheureusement…

 

— Tssst ! Tssst ! Pas question de refuser, monsieur Paradis !

 

Ils grimpèrent dans un Hummer et foncèrent jusqu’à la salle de spectacle. Plusieurs milliers de personnes applaudirent debout quand le gourou y pénétra. On leur avait gardé deux places au premier rang. La lumière s’éteignit, le rideau tomba. Le décor représentait des montagnes enneigées. Des adolescentes habillées en nonnes chantèrent le premier titre de La Mélodie du bonheur. Hugo se souvint que sa mère l’avait amené voir cette comédie musicale à Broadway quand il était gamin.

 

Les gamins faisaient de leur mieux pour satisfaire le vieux. Ce n’était pas suffisant pour éviter la médiocrité. Hugo rongea son frein pendant les deux heures de représentation. Il venait de rater le dernier avion du jour. Michael Field sirotait sa flasque de pur malt. Son visage émacié continuait d’arborer un grand sourire.