Great Falls,
Virginie.
21 février 2018.
Paulie Maldini se réveilla avec un mal de crâne carabiné et les mâchoires serrées. Une journée pénible s’annonçait. Il avait tourné sur lui-même toute la nuit. Cinq minutes de sommeil grappillées par-ci par-là. Sa femme dormait comme une souche. Il tendit le bras vers le tiroir de sa table de nuit. Sa boîte de speed était vide. Sûrement la femme de ménage. Ou sa fille. Il était six heures du matin. Il roula sur le côté et se dirigea comme un zombie vers la douche.
C’était une mission non officielle. Il évoluait sous le radar. Sa spécialité. Pas de paperasses. Les ordres venaient de tout en haut. Une conversation téléphonique. Sans équivoque. Il grimpa dans la Toyota et se glissa dans le trafic matinal des petits employés de bureau et des Latinos sans papiers. Les premiers rejoignaient leur bureau en open space. Les seconds avaient des pelouses à tondre. Paulie alluma la radio pour se tenir éveillé. Bruce Springsteen chantait Detroit Blues, une chanson nostalgique sur la disparition des constructeurs automobiles américains. Le Boss n’avait pas son pareil pour faire pleurer dans les chaumières. « … Quand j’étais gamin, mon père conduisait une Ford Camarro, que sont les Big Four devenus, baby ? Que sont les Big Four devenus. » Paulie dit stop. Il demanda les news. Le scanner se cala sur un programme d’info en continu. Katie Current présentait la matinale. Paulie en pinçait pour Katie. Elle était hot. Des vidéos d’elle circulaient sur les écrans de tous les pervers de la CIA. Current avec une joueuse de tennis dont il avait oublié le nom. La joueuse lui broutait le minou. En qualité HD. Il demanda l’affichage vidéo. Katie Current apparut sur le pare-brise. L’affichage tête haute était interdit dans un véhicule en mouvement. Paulie s’en moquait. Il avait son badge. Katie présentait les news en tailleur Chanel. Une curieuse idée depuis le rachat de la marque par un industriel de Shanghai. C’est ce qu’il aimait aussi chez Katie : sa liberté. Le téléspectateur US n’aimait pas le made in China, mais elle portait du Chanel malgré tout.
Des bronzés avaient encore fait sauter une ferme de serveurs Google quelque part au pays de l’or noir. L’équivalent d’un stade de football bourré de serveurs informatiques. C’était la dernière mode. Les types se servaient de bombes suppositoires pour se faire exploser. Un cheikh enturbanné présentait ses excuses. Il promettait l’arrestation prochaine du reste du commando. L’attentat avait été revendiqué par un sous-groupe d’Al-Qaida. Le porte-parole de Google protesta mollement en réclamant des mesures de sécurité à la hauteur pour ses datas farms. Il s’excusa auprès des clients du golfe Persique, privés de serveur pendant quinze minutes. Les serveurs du monde entier avaient pris le relais sans problème. Katie sourit de toutes ses belles dents en annonçant la nouvelle : la thérapie génique de Bill Clinton était un succès. L’ex-président américain, âgé de soixante-douze ans, était filmé à la sortie de l’hôpital de Sacramento. Accompagné d’Hillary et de Chelsea, Clinton remerciait les médecins et déclarait qu’il avait hâte de se remettre au golf.
Paulie gara la Toyota au point GPS indiqué. En plein milieu d’une forêt, sur un chemin de terre paumé, à quelques kilomètres de Rhinebeck. Il était pile à l’heure. Franck Aprile était déjà là. Franck était un vétéran de la CIA. Un type sur qui on pouvait compter.
— Bonjour, Paulie. Ça faisait longtemps, dit Franck.
— Drôle d’endroit pour une rencontre…
— Comment vont Karen et les enfants ?
— Très bien, merci. Il te reste du café ?
— Non, mon thermos est vide. Désolé, vieux.
— Putain de merde, j’aurais dû m’arrêter chez Starbucks. J’ai passé une nuit merdique !
Franck dégaina une plaquette de Glucofuel.
— Prends-en deux.
Paulie ne se fit pas prier. Il enfourna les comprimés et s’éloigna pour pisser contre un arbre.
— Qu’est-ce que tu as sur ce type ?
— Michel Karisky. Un ancien gros bonnet de la Silicon Valley. Il a vendu ses parts de Microsoft il y a quelques années, au bon moment…
— Dis-moi quelque chose que je ne sais pas.
— Soixante ans. Docteur en informatique. Adventiste pratiquant. Veuf. Millionnaire. Père d’une fille aveugle. Il finance sous le manteau des organisations prohandicap.
— Des organisations terroristes ?
— Je n’en sais pas plus.
Franck enfila un sac à dos sur son blouson de randonneur. Avec ses jumelles, sa casquette Nantucket et ses chaussures à crampons, il avait l’air du parfait promeneur écologiste. Paulie n’était pas en reste : gilet en laine polaire et pantalon kaki de chasseur du dimanche.
— Let’s rock’n’roll, grimaça Paulie.
Ils marchèrent un bon quart d’heure à travers les arbres. Le GPS indiquait la direction de la baraque. Leur progression était plus pénible que prévu. Le connard qui avait fait les repérages allait avoir de leurs nouvelles. Il avait plu la veille et le sol était boueux. Franck s’enfonça jusqu’à la cheville dans une ornière. Il faillit y laisser une chaussure. Les branches leur griffaient la figure. Toutes ces précautions étaient farfelues. Ils auraient tout aussi bien pu prendre le chemin et arriver à découvert. Il faisait un froid de canard et il n’y avait pas âme qui vive à des kilomètres. L’humidité était saisissante.
Ils débouchèrent enfin sur une clairière. La baraque était droit devant. Une maison en bois très élégante de deux étages, typique de la région. Dans la vallée de l’Hudson, une propriété de ce type valait une petite fortune. La voiture de Michel Karisky, un break Mercedes noir, était garée comme prévu devant l’entrée. L’Audi utilisée par l’employée de maison était là aussi. Il était 7 h 30 du matin. Dans cinq minutes, l’employée emmènerait la gamine au collège pour aveugles de Red Hook.
Ils restèrent tapis derrière les fougères. Paulie grelottait. Il regretta de ne pas avoir enfilé une couche supplémentaire. Franck dégaina une flasque de vodka et souffla :
— Réchauffe-toi.
— Merci, mais je ne bois jamais avant le soir.
Franck s’envoya une rasade.
— Aaahhh !
Paulie se mit en position et se lança dans une série rapide de cinquante pompes.
— Je ne comprends pas le problème avec ces tarés antitechnologie. Pourquoi un type voudrait que son gamin reste aveugle ?
Paulie se redressa sur les genoux. Il haussa les épaules. Ses muscles hurlaient de douleur. C’était bon.
— Ça n’a pas de sens, nous sommes bien d’accord ?
— Que veux-tu que je te dise…
— La gamine pourrait recevoir des implants rétiniens et recouvrer la vue, bordel de merde ! Pour qui se prennent ces cinglés ?
— Ils croient en Dieu, Franck. Ces gens pensent que les handicaps sont des dons de Dieu. Ils pensent qu’on ne devrait toucher à rien.
Franck était nerveux. Pas à cause de l’opération. Cette matinée dans les bois était un job banal. La routine. Franck était toujours nerveux. Il avait des principes. Les mecs qui piétinaient ses convictions le rendaient dingue. Il se transformait en moulin à paroles. Franck était un agent efficace mais fatigant.
La gamine Karisky et une femme blonde de forte corpulence apparurent sur le perron. L’adolescente portait une jupe bleue d’écolière anglaise. Elle avança jusqu’à l’Audi en tâtonnant le terrain avec sa canne blanche.
Franck observait la scène aux jumelles.
— Je pensais que les aveugles à canne blanche n’existaient plus que dans les putains de pays d’Afrique centrale…
— Boucle-la deux secondes, tu veux ?
— A la limite, j’ai plus d’empathie pour les fanatiques arabes que pour ce genre de trou du cul. Ces tarés ont l’excuse d’avoir été élevés comme au Moyen Age…
La grosse blonde enclencha la première et la berline s’engagea sur le chemin. Elle allait passer juste devant eux. Dans dix secondes, le terrain serait libre.
— Je veux dire, ce Karisky est diplômé de Stanford, putain de merde ! Une des meilleures universités du monde libre. Il n’a pas grandi en enculant des chèvres au fin fond du Maroc avec des posters de Ben Laden aux murs de sa grotte !
— J’ai pigé le message, Franck.
L’Audi passa sous leurs yeux à petite vitesse. La fille était assise à l’arrière. Elle était belle. Frêle et blanche de peau. Une version miniature de Vanessa Paradis.
— Cette pauvre fille mérite des implants, dit-il en se redressant. Cette pauvre fille mérite mieux que son cul serré de paternel.
— Je mérite que tu fermes ton clapet cinq minutes.
Paulie envoya le signal convenu au siège de la CIA. Il reçut le feu vert dans la foulée. La propriété était maintenant coupée du monde. Lock down complet sur la fibre optique. Système d’alarme et scanner volumétrique hors service. L’opérateur du bureau envoya la géolocalisation du téléphone cellulaire de Karisky. Il était à l’étage, dans son bureau. Immobile. Ils marchèrent jusqu’à la porte d’entrée. Franck avait sorti son boîtier magique. Il enfonça la clé numérique dans la serrure et lança la recherche. Deux secondes plus tard, la porte s’ouvrit. Ils enlevèrent leurs chaussures pleines de boue et pénétrèrent dans la maison en chaussettes. Sur la pointe des pieds.
Karisky crachait sur la science mais pas sur le luxe. La baraque était meublée dans le style des années cinquante. Il y avait des toiles postexpressionnistes et des tapis persans du sol au plafond. On aurait pu y tourner un film d’époque sans la moindre retouche. Ils avaient leur pistolet électrique au poing. Un chat persan se frotta à leurs bas de pantalon dans la cuisine. Il miaula. Franck l’envoya balader d’un coup de pied. Ils passèrent le rez-de-chaussée en revue avant de monter à l’étage.
Michel Karisky était assis à son bureau. Il portait une robe de chambre en soie mauve et des babouches. Il fumait la pipe. Un mélange puant venu d’Amsterdam. Ses yeux s’ouvrirent au maximum et sa pipe lui échappa au moment où Franck appuyait sur la détente. Pris de convulsions, il s’effondra sur le tapis. Son cerveau était là, mais ses muscles ne répondaient plus. Seuls ses yeux lui obéissaient encore. Paulie lui ouvrit la bouche et y versa une pipette de produit. Il referma la bouche de Karisky et le força à déglutir.
— Ne vous inquiétez pas, ça ne fait pas mal, le rassura Franck. C’est un nouveau principe actif très pratique pour nous. Totalement indétectable !
Les yeux de Karisky roulaient en tous sens. Il tentait de parler, mais n’émettait que des borborygmes et des bulles.
— Vous aurez tous les symptômes d’une crise cardiaque d’une seconde à l’autre. C’est votre fille qui va être triste…
Karisky se raidit à son maximum et parvint à battre des pieds contre le sol.
— Hmmppfff… hhmmppff…
— Vous savez ce que je crois ? Je crois qu’elle ne va pas être triste trop longtemps. Je crois qu’elle va s’offrir les dernières rétines artificielles cinq millions de pixels de chez Nikon avec votre héritage.
— Hmmpff……… mmmmmmpf…
— Aide-moi à le hisser sur sa chaise.
Karisky se raidit une dernière fois. Son palpitant stoppa net. La substance avait fait son œuvre avant que Franck ne l’attrape par les pieds. Il pesait facilement quatre-vingt-dix kilos. Ils l’installèrent péniblement à son bureau, le front sur la table. Paulie Maldini envoya le O.K. à l’opérateur. Il transpirait. Ses mains dégoulinaient dans les gants en latex. Il repéra un paquet de chewing-gums sur le bureau. Goût menthe forte. Ses préférés. Il enfourna deux dragées et se mit à mâchonner. Si la circulation n’était pas trop mauvaise, il serait de retour chez lui assez tôt pour jouer au golf.